— Bonjour, Professeur.

Assis derrière son bureau, le professeur Pal'Cavan leva le nez du livre d'histoire qu'il était en train de feuilleter. Ses yeux bleus perçants se posèrent sur le jeune homme de son Peuple, qui venait de pénétrer dans son antre.

— Bonjour, apprenti Pal'Cathal.

Le jeune Niall se tenait bien droit, près de la porte du bureau. Le vieil homme referma son livre et s'adossa plus confortablement dans son fauteuil.

— Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-il en croisant les mains sous son menton.

L'apprenti ne bougea pas. Ses yeux marron semblaient songeurs.

— Si c'est pour me dire que tu n'as pas eu le temps de rédiger ta composition sur la Grande Guerre des Origines, pendant les deux semaines de vacances du solstice d'hiver, ajouta-t-il sur un ton bienveillant, je...

— A'Choimujtamnachd Min Mana An'Satasghaidh Als'Sluagh.

« La communauté de Mana nous libérera tous. »

Le professeur Pal'Cavan ne cilla pas. Mais il ne termina pas sa phrase concernant le devoir donné aux apprentis.

À la place, il fixa ses yeux clairs sur le Métis qui conservait une attitude martiale, mais qui semblait tout de même un peu nerveux.

— A'Choimujtamnachd Min Mana 'tha Sgeul'Ustura, énonça-t-il d'une voix plate.

« La communauté de Mana est une légende. »

Face à lui, le jeune Niall déglutit, mais ne se démonta pas. Le professeur pouvait presque voir les rouages de son cerveau tourner, essayant sans doute de se rappeler ce qu'il était censé répondre. Son visage volontaire était un peu plus rouge et un peu de sueur perlait sur son front.

— Chan'Eil Sgeul'Ustura, Hqyq'Fìrinneach. A Dh'Quaribahearr.

« Pas une légende. Une réalité. »

Les lèvres du professeur Pal'Cavan esquissèrent un petit sourire. Mais il ne put empêcher un pli soucieux de venir lui barrer le front.

Par les Quatre... Niall lui semblait si jeune...

Pourtant, il venait de lui donner le mot de passe de la rébellion.

L'utilisation de la langue de leurs alliés était une idée de la nouvelle dirigeante. Même si elle avait confiance en eux et qu'elle ne doutait pas un instant que la majorité des membres du Peuple Libre – les Métis comme les Orcamiens les appelaient plus communément – rejoindrait ses rangs quand la guerre civile – inévitable – se déclarerait, elle préférait que les « travaux préparatoires » de la rébellion soient confiés aux membres de la communauté. Seuls ces derniers connaissaient les trois phrases – apprises par cœur – synonymes d'appartenance au réseau d'espions savamment disséminés dans la société hérialienne.

Malgré son jeune âge, si Niall les lui avait répétées, cela voulait dire qu'il était bel et bien un rebelle de la communauté de Mana.

Le vieil homme espérait simplement que cette jeune recrue était réellement animée par la volonté de créer un monde meilleur pour tous les Orcamiens, qu'ils soient Métis, Faës, Sorciers, Métaïrs, Fils de la Terre et Sang-Mêlés. Qu'ils soient mages lambda, mages des Quatre ou Tes'Sara...

Oui... Il espérait sincèrement que Niall soit réellement un idéaliste et non pas seulement un jeune homme révolté et en colère, contaminé – en plus – par l'idée de vengeance qui animait celle à qui il avait juré allégeance. Celle qui dirigeait d'une main de fer la communauté de Mana. Nell Cadwallon-Ruadhan.

Bien sûr, le professeur savait qu'un peu de colère était nécessaire pour forcer les gens à sortir de leur immobilisme et pour les amener à réagir enfin aux injustices qui minaient leur société. Mais ce n'était pas cette émotion – parfois salvatrice – qui faisait battre le cœur de Nell. C'était la haine. La haine aveugle et dévastatrice.

Quand la Fille de la Terre – qui fût autrefois l'une de ses élèves les plus drôle et enjouée – était arrivée dans la communauté, elle était dévastée par la mort de sa jeune sœur et paniquée à l'idée de perdre l'un de ses fils, de la même façon que Ryn.

Membre respecté de cette communauté secrète et connaissant Nell depuis des années, il avait alors lui-même demandé à sa propre fille, de prendre la jeune femme sous son aile. Âgées d'à peu près le même âge, elles s'étaient très vite liées d'amitié. D'un tempérament un peu rustre de prime abord, Lénaïg – sa fille – avait un cœur d'or, d'une extrême bonté. Exactement le genre de personne qu'il fallait à Nell pour contrebalancer son propre cœur, qui lui, était en train de se glacer, emprisonné dans cette gangue de peur et de haine. Malheureusement, cela n'avait pas suffi. Nell avait gravi les échelons, aveuglée par la vengeance.

Néanmoins, aujourd'hui encore, Lénaïg restait l'une des seules capable de lui faire entendre raison. D'une, parce que la Fille de la Terre aimait son amie sincèrement et de deux, parce que c'était à elle – surtout – que le fils de Nell devait la vie...

Quoi qu'il en soit, bien que le vieil homme réprouve les intentions vengeresses de la jeune femme, il n'en demeurait pas moins qu'elle faisait une dirigeante efficace. Elle savait galvaniser ses « troupes » et il lui reconnaissait le fait de mettre en avant les bonnes motivations animant la communauté. À savoir : la tolérance et la fraternité.

Comme Niall le regardait fixement, attendant un geste de sa part et se demandant sûrement s'il n'avait pas commis d'erreur dans sa retranscription du mot de passe, le professeur Pal'Cavan se redressa dans son fauteuil et posa ses avant-bras sur son bureau.

— Bien, apprenti Pal'Cathal, déclara-t-il en regardant le jeune homme droit dans les yeux. Si tu es ici, j'imagine que c'est parce que tu as quelque chose à me dire ?

Plus qu'une question, c'était une affirmation. Face à lui, Niall hocha la tête en tremblant légèrement.

— Je... commença-t-il d'une voix chevrotante.

Le professeur repéra le moment exact où le jeune apprenti se donna lui-même « un coup de pied aux fesses ». Cela le fit sourire.

Niall se redressa et reprit d'une voix beaucoup plus assurée :

— La princesse Lihanna a désormais accès à ses pouvoirs télékinésiques.

Pal'Cavan plissa légèrement ses yeux bleus.

— Tu en es sûr ? C'est un peu rapide...

— Certain Professeur, affirma-t-il avec un signe de tête. Elle a utilisé ses pouvoirs en cours de télépathie. Apparemment sans s'en rendre compte.

Le vieux professeur savait que la jeune fille était puissante. D'ailleurs, si la prophétie des Th'Eos était exacte, elle l'était même bien plus que ce que tout le monde croyait dans la communauté, puisque c'était une Tes'Sara de... « qualité supérieure ». Or, bien que l'un des buts premiers de la communauté de Mana soit de protéger ces mages exceptionnels, ils étaient obligés de le faire en bridant leurs pouvoirs, pour éviter qu'ils ne deviennent hors de contrôle et détruisent tout sur leur passage.

C'était ce que Lénaïg avait fait aux pouvoirs de Liam lorsqu'il était enfant. Bien sûr, le jeune homme n'en possédait aucun souvenir.

En tant que maître télépathe, sa fille était chargée des cas des Tes'Sara au sein de la communauté. Son rôle était de s'introduire dans l'esprit des enfants détectés comme mages des Quatre qu'on leur amenait. À partir de là, pour éviter qu'ils ne développent tous leurs pouvoirs, Lénaïg leur appliquait une sorte de verrou psychique destiné à annihiler l'accès à toute leur magie. C'était malheureusement un mal nécessaire puisque, hormis les Th'Eos, tous les mages Tes'Sara des autres Peuples devenaient fous une fois adultes et donc, extrêmement dangereux.

En tout état de cause, le même traitement devrait donc être appliqué à la princesse Lihanna, le jour où sa route croiserait celle de la communauté de Mana. Pour sa propre protection et celle du monde entier. Or, ce ne serait pas le cas.

Il avait réussi à convaincre les autres membres de ne pas le faire, en leur assurant que – même si elle était sans doute une mage des Quatre – elle ne deviendrait pas une Tes'Sara. Alors oui... il leur avait menti sciemment en leur cachant l'étendue de la puissance que recelaient les pouvoirs de la jeune fille. Il l'avait fait car c'était une condition non négociable de la sorte de traité conclu avec leurs puissants alliés.

Talek, le chef de ces Os'Tra, lui avait révélé à lui seul toute l'étendue de la malédiction et de la prophétie : les trois Trois, l' « Héritier Final », la libération d'Eiliana... et donc, l'importance que revêtait le fait que Lihanna conserve tous ses pouvoirs si elle voulait gagner. Il était le seul à savoir qui était véritablement la jeune fille et quelles étaient les véritables origines des triplés...

Et s'il avait caché toute une partie de l'histoire à ses « compatriotes », ce n'était pas parce qu'il souhaitait jouer un double jeu ou qu'il se sentait plus digne de savoir. Mais plutôt parce que la communauté œuvrait de plus en plus dans le but de déclencher une guerre civile pour punir les membres du camp adverse. Pour faire payer ceux qui étaient considérés comme privilégiés. Ceux qui n'étaient pas Métis, Sang-Mêlés, laissés-pour-compte... C'était la haine envers la société hérialienne qui guidait Nell. Le vieux professeur lui, ne souhaitait que le bien commun.

Il avait d'ailleurs retrouvé cet écho dans les paroles de Talek. Une noble cause réciproque qui expliquait que l'Os'Tra lui ait révélé tant de choses. Les deux hommes étaient las de découvrir que toutes les meilleures intentions finissaient toujours par glisser du côté de la vengeance et du pouvoir. Mais ils croyaient tout de même en leurs idéaux et il était hors de question qu'ils baissent les bras. Peu importaient les moyens qu'ils devaient utiliser pour parvenir à cette heureuse fin qu'ils espéraient... le mensonge, la dissimulation ou les sacrifices.

Mais le vieux professeur d'Histoire n'était pas dupe pour autant. Il savait que Talek devait tout de même lui cacher des choses. Mais ici aussi, la réciproque était vraie... et nécessaire.

Il avait donc fait le pari que les pouvoirs de Lihanna ne l'entraîneraient pas vers cette folie destructrice propre à tous les Tes'Sara des cinq Peuples. Car elle n'était pas une Th'Eos à part entière, mais aussi une Sang-Mêlée. Et il espérait simplement ne jamais avoir à regretter son choix.

Malheureusement, ce que venait de lui annoncer Niall, ne le rassurait pas vraiment. Talek l'avait bien évidemment prévenu que les pouvoirs télépathiques de la princesse allaient évoluer, allant jusqu'à développer des capacités télékinésiques. Cela voulait dire – lui avait-il expliqué – qu'elle serait un jour capable de déplacer des objets par la pensée ou d'agir sur la matière. Il avait ajouté que ces pouvoirs seraient totalement indépendants de sa maîtrise des quatre éléments.

C'est pourquoi le professeur avait partagé ces informations avec les autres membres de la communauté de Mana. Ces derniers pensaient donc que, si les triplés étaient indispensables à la survie de leur monde, c'était avant tout parce qu'ils allaient développer des pouvoirs autres que ceux liés à la magie élémentaire. Des pouvoirs détenus par eux seuls et nécessaires pour briser la malédiction.

Voilà pourquoi la communauté souhaitait autant les protéger des Sang-Purs et des extrémistes. Pas seulement parce qu'ils étaient de pauvres Sang-Mêlés brimés par la société, mais surtout parce que Nell voulait absolument que ces futurs héros se battent à ses côtés. De plus, la haine que les Sang-Purs ressentaient pour les triplés servait ses desseins. Car si, du fait des brimades qu'ils subissaient, les Trois pouvaient nourrir la même rancœur qu'elle envers cette population de privilégiés, eh bien, ce serait un peu sa cerise sur le gâteau...

(...)