Chapitre 4

— C'est joli, non ?

Emyr regarda encore quelques secondes à travers la vitre, puis il se retourna et s'adossa à la fenêtre en croisant les bras sur son torse.

— Très, répondit-il en adressant un sourire enfantin à sa grand-mère.

Dehors, la neige tombait dru. Elle étendait déjà son épais manteau blanc sur tout le paysage autour de la maison et il trouvait cela merveilleux. D'autant plus que des millions d'autres flocons continuaient d'alimenter ce magnifique tapis immaculé.

— J'imagine que tu n'as pas dû voir ce spectacle bien souvent ? Si mes souvenirs sont bons, il ne neige quasiment jamais à Hériali ?

— Non, pas très souvent, confirma-t-il en secouant la tête. Sauf dans les montagnes bien sûr. Mais ça fait longtemps que je n'ai pas quitté les alentours de la ville pour grimper sur les sommets...

Emyr ferma les yeux en pensant aux paysages enneigés qu'il aimait beaucoup arpenter étant plus jeune. Les plus hautes montagnes du royaume d'Hériali se trouvaient dans la principauté de Pa'Auro – à cheval avec celle de Paat'Mafra – et ça faisait un bail qu'il n'y était pas retourné. Depuis plusieurs années, il passait quasiment tout son temps à Hériali – dans ces foutus tunnels – et l'hiver dans la capitale n'était pas particulièrement rude. Sauf sur les plus hauts sommets de l'île, comme il l'avait déjà souligné. Mais il n'y était pas monté depuis plus de trois ans. La dernière neige qu'il avait vue avant aujourd'hui, était cette espèce de bouillasse – mélange de flocons et de pluie – tombée sur la ville pendant toute une nuit l'hiver dernier.

Rien à voir donc avec le spectacle féerique qui avait lieu sur Terre en ce moment même. Et il cocha – à contrecœur – une nouvelle case « points positifs » sur sa liste des trucs « plutôt pas trop pourris » qui pouvaient exister dans ce monde bizarre.

Quand il rouvrit les yeux, sa grand-mère le fixait avec un petit air attendri. Gêné – et ravi en même temps – Emyr glissa les mains dans les poches de son... comment sa grand-mère avait-elle appelé ce vêtement qu'elle avait déniché pour lui déjà ? Ah oui ! Un jean... Bon... fallait avouer que ce truc aussi était plutôt pas mal. Il lui faisait des fesses d'enfer et il était vraiment confortable. Un peu comme ce... sweat à capuche ? Cette chose était vraiment douce, chaude et vachement pratique à enfiler. Celui qu'il portait aujourd'hui était de la même couleur bleu marine que ses yeux et... Bref. Disons que les Terriens n'avaient pas inventé que des trucs nazes.

— Est-ce qu'une bonne tasse de chocolat chaud te ferait plaisir mon grand ? demanda-t-elle en se dirigeant vers sa petite cuisine ouverte sur la pièce de vie.

La dernière fois qu'ils s'étaient vus, Emyr n'avait que six ans et il soupçonnait sa grand-mère d'avoir décidé de rattraper le temps perdu en le traitant de la même façon que le mioche qu'il était à l'époque. Mais il n'allait pas s'en plaindre. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas été chouchouté de la sorte et il adorait ça. Presque autant que le chocolat... Cet autre truc « pas trop pourri » qu'il avait découvert en venant ici.

Il hocha la tête pour accepter la proposition et observa la vieille femme faire bouillir le lait nécessaire à la préparation de cette délicieuse boisson. Elle versa le liquide dans une casserole et déposa le tout sur la petite cuisinière à bois qui servait aussi à chauffer la pièce. Emyr ne put s'empêcher de sourire quand il la vit donner un petit coup de pouce au processus d'ébullition – sa grand-mère n'étant pas réputée pour sa patience – en passant rapidement ses mains sur la casserole pour faire appel à sa magie du Feu. Satisfaite par le doux frémissement ainsi obtenu, elle cassa aussitôt plusieurs morceaux de chocolat au-dessus du récipient et se mit à touiller délicatement sa préparation.

Amusé, mais aussi un peu frustré de ne toujours pas réussir à accéder à ses pouvoirs – inconvénient placé tout en haut de sa liste des trucs « très très pourris » de ce foutu monde – Emyr quitta son poste d'observation près de la fenêtre et se rapprocha du petit buffet qui attirait sans cesse son attention depuis son arrivée dans cette maison, le jour du solstice d'hiver.

Encadrées dans de jolis petits cadres en bois, des images, saisissantes de réalité, étaient disposées sur tout le plateau du meuble. Il avait appris dès le premier jour – après avoir sursauté en les découvrant et avoir failli hurler comme un bébé devant ce truc dont il hésitait encore quant au choix du classement dans ses catégories « hallucinantes » ou « carrément flippantes » des inventions terriennes – qu'on appelait ces images, des photos. Et, sérieux, on avait vraiment l'impression que les personnes se trouvant dessus étaient en train de vous sourire ou de vous faire des grimaces. Comme si elles étaient juste en face de vous, mais figées dans un autre monde un peu lointain. C'était... très troublant.

Quoi qu'il en soit, même s'il avait beaucoup de mal à se l'avouer, il ne se lassait pas de les regarder. Certaines montraient une belle femme rousse aux yeux verts étincelants. Elle était parfois seule ou en compagnie d'un homme aux cheveux noirs qui la regardait comme si elle était la chose la plus précieuse en ce monde. Même si elle ne semblait pas vraiment s'en apercevoir. Sur d'autres, elle apparaissait plus jeune – seule là aussi ou avec sa grand-mère et le même type à la chevelure d'ébène. Venaient ensuite les clichés où elle posait, radieuse, entourée de trois bambins plus ou moins souriants, puis les photos – les plus nombreuses – représentant ces mêmes gamins à des âges différents.

Les triplés... Il les avait reconnus immédiatement. Les triplés bébés, enfants, adolescents et les dernières où ils étaient presque adultes. Sa grand-mère lui avait expliqué qu'ils en faisaient une chaque année, lorsqu'ils rentraient pour les solstices et les équinoxes. Les dernières dataient du solstice d'été, où ils avaient fait un aller-retour express pour lui annoncer qu'ils ne passeraient pas les vacances sur Terre cette année, à cause de leur entrée dans la Garde et de l'élection royale.

Grâce à ces photos, Emyr avait ainsi pu découvrir à quoi ressemblait Erin. Comme il s'y était attendu, la jeune fille était très belle. Elle avait de longs cheveux blonds et des yeux gris-bleu d'une extrême douceur. Elle souriait sur chacun des clichés, avec un air joyeux et chaleureux qui semblait illuminer le monde autour d'elle. Plus d'une fois, Emyr s'était surpris à souhaiter de tout son cœur que Doran, Fahran, Kaïs et les autres l'aient retrouvée saine et sauve. Il ne la connaissait pas, mais il était persuadé que la jeune fille sur la photo était quelqu'un de bien, qui méritait que l'on se batte pour elle et qu'on la sauve.

Comme à chaque fois, il ne s'attarda pas trop sur les portraits de Iain. Il avait néanmoins noté que sur les clichés où le jeune homme aux yeux gris-vert apparaissait, celui-ci faisait soit l'abruti, soit la gueule. Sauf quand il était entouré de ses sœurs. Là, très souvent, il riait aux éclats.

Les dernières photos sur lesquelles ses yeux se portèrent étaient – comme d'habitude – celles où la furie avec qui il s'était battu dans les tunnels apparaissait seule. Contrairement à son frère et sa sœur, il n'y en avait aucune où elle posait vraiment. Chacune d'entre elles avait été prise « sur le vif » – comme avait dit sa grand-mère – et elle était donc la seule dont il n'avait pas l'impression qu'elle le fixait ou qu'elle lui souriait par-delà cette magie que les Terriens appelaient photographie.

Emyr gardait le souvenir d'une Lihanna agressive, belliqueuse et arrogante. Or, sur ces clichés, il découvrait une jeune femme tour à tour joyeuse et au sourire radieux, ou mélancolique, ses yeux couleur d'améthyste comme voilés par des souvenirs doux-amers.

Bon sang ! Pourquoi m'intrigue-t-elle autant ? se demanda-t-il en s'attardant pour la énième fois sur sa photo préférée. Celle où elle était vêtue d'un jean comme lui et d'un simple t-shirt blanc – truc très pratique ça aussi – qui dévoilait l'une de ses épaules, ses longs cheveux châtain clair volant librement dans son dos, le visage calme et serein tourné vers l'océan.

— Elle date de ce solstice d'été, précisa sa grand-mère en le faisant sursauter. On est allés en coup de vent faire un tour sur les falaises qui se trouvent à une heure de route d'ici. C'est l'un de ses endroits préférés.

Emyr reposa le cadre à toute vitesse – il ne s'était même pas aperçu s'en être emparé – et alla s'asseoir à table, feignant ne pas avoir remarqué le petit sourire amusé de la vieille femme.

Mouais... Lui-même ne comprenait pas vraiment son obsession pour cette fille. D'autant plus que la seule entrevue qu'il avait eue avec elle, s'était résumée à une succession d'insultes, de coups et autres amabilités, ne l'ayant pas franchement fait passer pour une demoiselle sympa à fréquenter. Alors oui, bien sûr qu'il avait remarqué à ce moment-là qu'elle était loin d'être repoussante mais... mais son côté « cinglée et impulsive » – sans oublier le fait qu'elle lui ait pété le nez – lui avait permis de la retirer tout de suite de sa liste – certes très restreinte – de « filles Kerid'El'Wen potentiellement destinées à devenir sa liée d'après une prophétie Os'Tra ». Parce que, grâce à leur entrevue musclée, il avait vite compris que Lihanna lui ressemblait beaucoup trop et... disons qu'il savait qu'il était très loin d'être une personne facile à vivre.

Bref... Il aurait donc dû dès à présent se concentrer sur Erin et se mettre à plaindre Doran qui allait devoir lier sa vie à Lihanna la furie, mais... Par les Quatre... Depuis qu'il avait vu cette photo il... Pourquoi avait-il tant de mal à l'imaginer liée à son meilleur ami bordel ? D'autant plus qu'il savait que l'espoir de Doran de vouloir créer – par-delà ses obligations – un authentique couple avec la fille lui étant quasi arbitrairement désignée, était voué à l'échec de toute façon.

Emyr n'était pas aussi naïf, il n'était aucunement question de sentiments dans cette histoire, juste du respect d'une prophétie qui sauverait son Peuple. Alors, qu'est-ce que ça pouvait bien lui foutre qu'Erin lui corresponde mieux – pour que ce lien forcé ne soit pas trop désagréable à supporter – et non pas... elle ?

— Je me demandais aussi ce qui avait bien pu arriver à ton nez, intervint sa grand-mère en déposant la tasse de chocolat chaud fumant devant lui.

Que...

— Enora ! s'exclama-t-il choqué. Arrête de faire ça bon sang !

— Désolée mon grand. Mais en captant quelques bribes de tes pensées, je n'ai pas pu m'en empêcher.

Malgré ses excuses, Emyr lui lança un regard indigné. S'il y avait bien un truc qu'il ne supportait pas – même venant de sa grand-mère – c'était qu'on s'immisce dans son intimité.     Quand il était sur Orcam, ses barrières protégeant ses pensées étaient toujours élevées au niveau maximum. Sans ce pouvoir, il se trouvait complètement démuni. Le fait qu'il n'ait pas encore trouvé le moyen d'accéder à sa magie des Quatre était déjà pénible, mais il savait qu'il était capable de se défendre sans l'Air, la Terre, l'Eau et le Feu, s'il y était obligé. Sans fausse modestie, il était un combattant redoutable à l'épée et à mains nues. Mais sa télépathie... il détestait que quelqu'un puisse avoir aussi facilement accès à ses pensées. C'est qu'il avait une réputation de bourrin pragmatique à tenir, bordel !

— D'habitude, continua Enora, quand tu « penses » un peu trop fort, je baisse immédiatement mes capteurs et je détourne mon attention pour ne pas violer ton intimité, mais là... je te vois observer sa photo tous les jours depuis ton arrivée et je sais qu'elle montre un aspect de ma Liha que peu de personnes connaissent et... je voulais juste savoir ce qu'elle avait bien pu faire lors de votre rencontre pour que cette image d'elle t'intrigue autant.

Toujours offusqué d'avoir été pris en flagrant délit de pensées mièvres, Emyr répondit par un grognement.

— Ne le prends pas comme ça s'il te plaît, plaida Enora d'une voix douce. Écoute mon grand, je sais que tu es ici pour en apprendre plus sur les triplés, étant donné que le contact entre eux et notre Peuple est enfin établi. Et jusqu'à l'équinoxe de printemps, je vais essayer de te dire tout ce qui pourra vous aider à les rallier à notre cause. Leurs goûts, leurs caractères, les sujets qui les passionnent et les touchent ou, au contraire, tous ceux qu'ils ne supportent pas... Bientôt, tu connaîtras même le nom que chacun d'eux donnait à son doudou préféré, c'est dire ! Mais... Emyr, rien ne t'empêche de t'ouvrir un peu à moi toi aussi. Surtout que d'après ce que j'ai compris, tu fais partie des trois Os'Tra désignés pour lier ta vie à celle de l'un des triplés. Et ton ami Doran aussi ?

(...)

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