Chapitre 4.1

(...)

Les yeux rivés sur sa tasse de chocolat chaud, Emyr haussa les épaules, mais acquiesça.

— Qui est le troisième ? demanda sa grand-mère en donnant l'air de réfléchir à la question. J'espère que c'est une fille, parce que Iain aime les filles et que c'est quand même plus sympa de pouvoir développer des sentiments amoureux pour son lié mais...

— C'est Kiera.

Kiera, sa petite sœur qui, elle, ne s'encombrait pas du sexe de la personne dont elle tombait amoureuse. Il se souvenait d'ailleurs très bien de la tête qu'avait faite Max, son ex, quand Kiera l'avait largué pour sa propre sœur. À ce souvenir, un petit sourire amusé naquit sur ses lèvres, surtout quand il se rappela que Doran et lui avaient aidé Max à noyer son chagrin, en écumant avec lui toutes les tavernes des alentours. Par les Quatre ! Cela avait été une sacrément bonne soirée !

— Ça alors ! s'exclama sa grand-mère. Comment se fait-il que ma petite puce soit aussi embrigadée dans ce foutoir de liens arrangés ? Deux enfants de la même famille ! Mais comment ces vieux et vieilles séniles d'Anciens se sont-ils débrouillés pour désigner un frère et une sœur, bon sang ? !

Comme Emyr savait que c'était une question rhétorique et que sa grand-mère ne s'adressait pas à lui, il ne dit rien et la laissa se défouler toute seule.

— J'aurais dû rester un peu plus longtemps sur Orcam à l'époque et assister à ces foutus tests, maugréa-t-elle. Si ça se trouve, il y a eu une erreur. Qui les supervisait ?

— Talek, répondit-il avec un petit sourire moqueur.

Face à lui, Enora ouvrit des yeux ronds.

— Oui, bon... marmonna-t-elle. Cette vieille bourrique ne s'est sans doute pas trompée. Comment va-t-il ?

— Bien. Très bien même. Il ne ressemble d'ailleurs pas vraiment à une vieille bourrique si tu veux mon avis.

Enora leva les yeux au ciel. Le sourire d'Emyr s'élargit.

— Dis-moi, tu sembles vraiment perturbée par le fait que Kiera et moi avons tous deux été désignés pour nous lier aux triplés, s'enquit-il pour rebondir sur sa réaction. Ils sont vraiment si horribles que ça ces trois-là ?

Cette fois-ci, elle sursauta.

— Non, bien sûr que non ! Ils sont même tout le contraire. Je les aime de tout mon cœur et si le contexte était différent, je t'assure que je serais la grand-mère la plus heureuse en sachant que mes deux petits enfants devaient lier leur vie à la leur. Mais...

Comme elle semblait chercher ses mots, il ne l'interrompit pas.

— Je sais que la cause que nous défendons est ce qu'il y a de plus important pour notre Peuple et que le bien commun prime sur le bonheur individuel. Je sais aussi que votre vie en tant qu'Os'Tra est loin d'être un long fleuve tranquille et que votre quotidien est fait de sacrifices. Vous êtes élevés à la dure, pour que vous ne vous encombriez pas d'états d'âme quand les choses doivent être faites. C'est très bien et c'est ce qui fait de vous de si bons combattants mais, comme la plupart d'entre vous ne sont pas non plus des sociopathes, vous n'êtes pas dénués de sentiments et... c'est bien d'avoir des amis Emyr, des frères d'armes mais, en tant que grand-mère, je ne sais pas... j'aurais au moins voulu que l'un de mes petits-enfants tombe amoureux et reste un peu plus éloigné du danger qui vous attend en vous liant aux triplés. C'est bête je sais, mais Liha, Iain et Erin vont bientôt se retrouver en première ligne d'une grande bataille et je risque déjà de les perdre tous les trois alors... j'aurais aimé que mes deux petits-enfants soient un tout petit peu plus en retrait. Je suis faible, je sais, mais plus l'échéance approche, plus j'ai peur de tous vous perdre et...

Emyr se pencha en travers de la table pour attraper les mains de sa grand-mère.

— Ce n'est pas être faible, c'est être humain c'est tout. Tu sais, on nous apprend peut-être à ne pas avoir trop d'états d'âme, mais on nous enseigne tout de même où se trouve la ligne à ne pas franchir. On ne nous interdit pas d'avoir des émotions, au contraire même, on nous apprend à nous en servir sans qu'elles ne nous ralentissent ou nous paralysent pour de mauvaises raisons. Mais nos formateurs insistent bien sur le fait que ne plus rien ressentir ne ferait pas de nous de meilleurs combattants, mais des monstres.

Pendant plusieurs secondes, sa grand-mère ne répondit rien et se contenta de lui sourire chaleureusement. Et Emyr ressentit une autre de ces bouffées d'affection destinées à ce petit bout de femme qu'il aimait vraiment beaucoup. Finalement, être coincé trois mois dans ce monde bizarre lui permettrait de profiter pleinement d'elle et ce n'était déjà pas si mal.

— Tu sais que je fais partie des vieillards qui ont contribué à l'élaboration de cette version de votre manuel de formation ? lui demanda-t-elle avec un sourire amusé.

Rassuré de retrouver la femme toujours pleine d'entrain qu'il connaissait, il acquiesça en riant.

— Ouais... Papa m'en a vaguement parlé.

Alors que sa grand-mère riait elle aussi de bon cœur, Emyr but une gorgée de chocolat chaud en soupirant d'aise.

— Bon, revenons-en à nos moutons.

Euh... hein ?

Surpris, et ne comprenant pas vraiment ce qu'elle voulait dire par là, Emyr vida sa tasse en la dévisageant.

— C'est une expression, expliqua-t-elle. Ça veut dire, en gros : reprenons notre conversation là où elle en était avant que nous ne partions dans des digressions.

Alors qu'Emyr lui faisait les gros yeux, elle sembla s'apercevoir qu'elle venait à nouveau de lire dans ses pensées sans son consentement.

— Désolée. Encore un peu de chocolat chaud ?

Comme il acquiesçait, elle se leva et alla chercher la casserole sur le feu.

— Bref, reprit-elle en versant le liquide fumant, Lihanna te plaît alors ?

Que... quoi ? !

À deux doigts de s'étouffer avec l'un des marshmallows qu'il venait de prendre sur la petite assiette apportée par sa grand-mère, Emyr déglutit péniblement.

— Eh bien, quoi ? Je suis peut-être vieille, mais je ne suis ni gâteuse, ni bête, ni aveugle. Je vois bien quand tu regardes sa photo, qu'il y a quelque chose qui t'attire chez elle. Et c'est bien normal ! Tu es un jeune homme en pleine force de l'âge et ma Liha est vraiment très belle, mais il faut que tu saches que...

— Stop ! l'interrompit-il en levant les deux mains. Sérieux, Enora... je... je ne sais pas si c'est normal sur Terre et si ça fait partie des coutumes bizarres auxquelles je ne veux absolument pas m'habituer, mais pour ma part, je n'ai vraiment pas l'habitude de m'étaler sur ma vie, disons... privée et encore moins d'en parler avec ma famille. Surtout pas avec ma grand-mère !

— Ah bon ? Mais pourquoi ?

— Ben... parce que c'est très intime comme conversation ! s'offusqua-t-il avec un air horrifié. Je trouve déjà ça horriblement gênant quand Doran me demande mon avis sur ses histoires de... cœur – même si je le connais depuis le berceau et que je sais que lui, a énormément besoin de s'épancher – alors tu imagines parler des miennes avec ma grand-mère ? Ah ça non ! Personne n'a besoin de savoir quels sont mes... besoins ou bien ce que je ressens. C'est trop bizarre.

— Mais... mais je ne te parle pas de sexe voyons, intervint Enora en interprétant mal ses balbutiements.

Cette fois-ci, Emyr recracha carrément la gorgée de chocolat chaud qu'il venait de prendre.

— Mais moi non plus ! s'exclama-t-il rouge d'embarras.

Il se leva pour aller récupérer une éponge et se mit à nettoyer énergiquement les dégâts que sa surprise avait provoqués sur la table en bois.

— Eh bien dans ce cas, je ne comprends vraiment pas ce qu'il peut y avoir de gênant dans cette conversation, mon grand.

— Je... très bien. Disons pour être plus clairs, que je n'aime pas du tout parler de ma vie privée. Sous n'importe quels aspects.

Espérant qu'Enora ait bien compris le message de « fin de conversation », il retourna dans la cuisine pour rincer l'éponge dans l'évier.

— D'accord, répondit sa grand-mère quand il reprit place en face d'elle. Mais sache que là, c'est moi qui trouve cela bizarre. Il n'empêche, il y a des choses que tu dois savoir sur Lihanna. Surtout si c'est toi qui dois te lier avec elle. Et d'après la façon dont tu me décris le caractère de Doran, ton ami me semble en effet un peu trop romantique pour supporter une future liée au cœur brisé.

Hein ?

— Comment ça ?

Semblant assez satisfaite d'avoir réussi à attiser sa curiosité sur les histoires de cœur de sa Liha, Enora lui adressa un agaçant petit sourire en coin. Puis elle se fit une joie de lui raconter par le détail la vie, les amours, les emmerdes, les expériences, les dérapages, les petites et les grosses bêtises... bref, tout ce que la charmante Lihanna MacCormac-Kerid'El'Wen avait pu vivre ou faire quand elle rentrait sur Terre.

Car, d'après ce qu'il avait compris, elle se tenait plutôt à carreau quand elle retournait sur Orcam. Du coup, elle semblait avoir besoin de se défouler à chaque fois qu'elle remettait les pieds dans son monde d'origine et – comme Enora l'avait si joliment dit – elle n'y allait pas avec le dos de la cuillère quand il s'agissait de franchir les limites.

Sa grand-mère lui avoua d'ailleurs avoir eu très souvent peur pour elle, à cause de son tempérament frondeur, parfois sombre voire – carrément – autodestructeur. Emyr comprit alors que, bien qu'ayant des caractères a priori semblables, Lihanna et lui ne se ressemblaient finalement pas tant que ça. Contrairement à la jeune fille, il n'avait jamais eu à souffrir d'un manque de confiance en lui. Et, bizarrement, cela le troubla.

Quoi qu'il en soit, toutes ces anecdotes lui avaient permis de comprendre – du moins en partie – pourquoi la photo de cette fille l'intriguait tant. Cette dernière révélait effectivement ces failles et cette fragilité qu'il était difficile d'apercevoir quand on rencontrait Lihanna en chair et en os pour la première fois et – oui, pas la peine de le nier – cela l'attirait énormément.

Mais, bien que connaître son caractère soit important pour savoir comment se comporter avec elle et ne pas la braquer, tout cela n'était au final qu'un simple détail quand on s'attardait sur la cause principale de son manque d'empathie pour les beaux gosses de la gent masculine. Parce que, si la jeune fille s'était transformée en garce, et même si cela pouvait sembler anecdotique pour la majorité des Terriens ou des Orcamiens tous peuples confondus, eh bien... cela ne l'était absolument pas pour les Os'Tra. Car elle avait développé sa carapace en réponse à une peine de cœur, qui n'était toujours pas cicatrisée. Et cela le mettait lui et son Peuple dans une sacrée merde. Parce que, elle était toujours amoureuse du seul type que lui et les siens allaient être obligés de tuer. Liam Ruadhan, son foutu lié.

Bon sang ! Pas sûr qu'elle les accueille à bras ouverts dans sa vie et qu'elle embrasse ardemment leur cause après ça !

(...)

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