Chapitre 2.4
(...)
— Demander quoi ? Et à qui ?
Dilys sursauta avant de reconnaître sa voix et elle sentit immédiatement ses joues rougir. Jack se glissa sur le banc aux côtés de sa sœur. Il enfourna presque immédiatement une grosse part de son omelette aux champignons dans sa bouche, tout en posant un regard interrogateur sur ses trois interlocuteurs.
Alors que Brianna exposait brièvement sa théorie sur Te'Kelin et Erin à son frère, Dilys se retrouva soudain complètement muette face à cette paire d'yeux verts.
Parce que oui, pendant les recherches pour retrouver Erin, elle avait bien découvert que Brianna était quelqu'un de sympa et que Duncan était drôle et d'une gentillesse à toute épreuve. Mais elle s'était surtout aperçue que Jack – bien qu'étant lui aussi sympa, drôle, gentil, beau à couper le souffle... – avait la fâcheuse tendance à la rendre aphone pendant les deux ou trois premières minutes où il apparaissait dans son champ de vision.
— C'est marrant, commenta-t-il après avoir avalé la dernière bouchée de ses œufs, je viens d'avoir une conversation avec Liam sur ce sujet. Et il va être ravi d'apprendre que tu es d'accord avec lui Bri. Lui qui avait peur de se mettre tous ses amis à dos à cause de ses doutes sur l'amnésie d'Erin !
— Tiens, vous vous êtes réconciliés ? demanda Brianna avec un petit sourire. Et puis-je savoir lequel de mes deux machos au cœur tendre a cédé le premier ?
— Bah... soupira Jack en haussant les épaules, je sais reconnaître quand une cause est perdue d'avance. Et vous savez quoi ? Finalement, je ne suis pas si abattu que je ne l'aurais cru. Je suis même plutôt content d'avoir vécu mon premier coup de foudre. C'était... comment dire ? Une expérience intéressante. Aussi intense qu'éphémère cela dit. Mais le point positif à retenir, c'est que je suis maintenant complètement disponible pour mon grand amour !
Alors que Brianna levait les yeux au ciel et que Duncan secouait la tête d'un air désabusé, Dilys sentit les battements de son cœur s'accélérer.
— Prenez garde mesdemoiselles, continua-t-il en s'adressant à ses nombreuses – mais invisibles aujourd'hui – admiratrices. Le beau Jack Laserian est à nouveau un cœur à prendre et il est plus que prêt à tomber amoureux !
— Par les Quatre ! s'exclama Brianna choquée. Est-ce que tu as bu ? Parce que tu vas surtout les faire fuir si tu parles de cette manière ! Et je refuse que mon frère devienne l'un de ces dragueurs lourdauds, Jack ! Tu m'entends ? Ça ternirait considérablement ma réputation.
— Oh ça va, répliqua-t-il presque vexé que sa sœur n'apprécie pas ses traits d'humour. Et je te signale qu'avec un corps et un visage comme les miens, il est totalement impossible que je devienne l'un de ces grossiers personnages. Même si je balance des trucs aussi niais que « tes yeux sont aussi brillants que les étoiles dans le ciel », elles seront trop obnubilées par mon physique parfait pour faire attention aux conneries que je suis en train de leur servir.
— Jack... gronda Brianna.
— Laisse tomber, la coupa-t-il. T'en penses quoi Dilys ?
Euh... Que tu es effectivement le mec le plus beau que j'aie jamais rencontré ?
— Je... euh... je... commença-t-elle à bredouiller.
Elle prit une profonde inspiration et se rabroua mentalement pour le temps que prenait toujours son cerveau à s'habituer à sa présence. Heureusement, jusqu'à aujourd'hui, Jack ne s'était jamais aperçu de ce léger dysfonctionnement cérébral et elle avait toujours réussi à lui répondre de façon complètement intelligible.
Elle laissa encore passer quelques secondes et elle réussit enfin à sortir quelque chose de sensé au moment où son interlocuteur commençait à froncer les sourcils :
— Je pense que ta vision des femmes est particulièrement choquante, dégradante et surtout fausse. La majorité d'entre nous ne devient pas complètement demeurée quand elle croise la route d'un mec, aussi beau soit-il. En outre, j'espère sincèrement que si tu rencontres ton grand amour, elle ne se contentera pas de t'aimer pour ton physique avantageux. Je pense que tu mérites mieux que ça Jack.
Pendant quelques instants, Jack la fixa avec des yeux ronds, puis son regard se fit plus intense.
— Je ne suis pas sûr qu'être ami avec une fille aussi franche et intelligente soit très bon pour mon ego, Mademoiselle Pal'Comgal, lâcha-t-il au bout d'un moment alors qu'un petit sourire en coin apparaissait sur sa bouche.
— Tu m'as mal comprise Jack, expliqua-t-elle avec un petit air ennuyé. C'était une sorte de... de compliment en fait.
— Je sais. Mais c'est bien la première fois que je me sens idiot et honteux après avoir reçu un compliment, justement.
Il continua de la fixer avec une grimace mi-moqueuse mi-amusée et Dilys sentit ses joues s'empourprer.
— Oui, eh bien, ce ne sera sans doute pas la dernière si tu continues de prendre notre petit génie ici présent comme conseillère conjugale mon cher frère. Il était grand temps que quelqu'un d'autre que moi te dise enfin tes quatre vérités.
Interloquée, Dilys reporta son attention sur son amie qui continuait de sermonner son frère. Elle était un peu déçue que ses nouveaux amis la voient eux aussi comme une petite intello, elle qui s'était donné tant de mal pour paraître un peu plus normale cette année.
— Arrête de froncer tes sourcils ! Ce n'est pas parce que tu es encore jeune et jolie que tu dois te moquer des conséquences que cette manie aura sur ton futur visage Dilys !
Pourtant habituée à cette tirade, elle ne put s'empêcher de sursauter.
— En fait, je crois qu'elle n'a pas vraiment apprécié que tu la traites de cerveau sur pattes, la taquina Jack alors qu'elle se trouvait à nouveau privée de parole.
— Pourquoi ? questionna Brianna sincèrement surprise. Il n'y a vraiment aucun mal à être supérieurement intelligente. Par contre, quand tu seras devenue la plus grande médecin-guérisseuse du royaume d'Hériale et que tout le monde t'adulera et te reconnaîtra, tu seras bien contente d'avoir suivi mes conseils beauté et d'avoir toujours le visage aussi frais et lisse que celui d'une jeune fille, crois-moi !
— Je... comment sais-tu... non rien. Laisse tomber.
— Tu te demandes comment on peut connaître tes projets d'avenir, c'est ça ? continua Jack. Mais n'oublie jamais que nous aussi – en plus d'être indécemment canons – nous sommes supérieurement intelligents. Cela dit, on a tout de même un doute sur la spécialité que tu choisiras. Brianna a parié sur les potions et décoctions et moi sur les cataplasmes, onguents et rafistolages de membres cassés...
— Oublie ces deux énergumènes, le coupa Duncan qui intervenait pour la première fois depuis un moment. Moi je suis sûr que tu ne te spécialiseras pas. J'ai parié que tu deviendrais la plus grande médecin-guérisseuse du royaume, mais dans tous les domaines.
Effarée d'être à ce point transparente pour des personnes qu'elle ne connaissait vraiment que depuis quelques jours, Dilys se sentit néanmoins flattée par la confiance qu'ils avaient dans ses capacités.
— J'avoue que je ne suis pas très sûre pour ce qui est de ma maîtrise de l'art des décoctions. Lihanna m'a dit qu'elles avaient un goût infect.
Les deux garçons éclatèrent de rire et Brianna prit un air ennuyé.
— C'est effectivement une très mauvaise chose, constata-t-elle très sérieusement. Si tes potions sont mauvaises et qu'elles font grimacer, ça va poser problème. Veux-tu que je te présente à mon herboriste ? Elle a une très jolie échoppe sur le port et je suis sûre qu'elle saurait te conseiller les plantes ou les fruits qui amélioreraient leurs goûts sans pour autant nuire à leur efficacité.
Alors que Jack et Duncan se retenaient à grand-peine de ricaner, Dilys leur jeta un regard désapprobateur. Bien sûr que la constatation de Brianna était un peu... superficielle. Néanmoins, elle savait que l'obsession de son amie pour son apparence était réelle et que cela lui tenait véritablement à cœur.
— Avec plaisir, lui répondit-elle alors. Si tu penses que c'est une bonne idée.
— Ça l'est ! Et puis surtout, c'est indispensable si je veux gagner mon pari.
Amusée, Dilys lui sourit.
— Et puisque tu sembles être dans de si bonnes dispositions à mon égard et prête à faire ce que je te demande, enchaîna rapidement la belle Sorcière qui ne perdait jamais le nord, dis-moi, quand vas-tu demander à Liha de pénétrer dans l'esprit de sa sœur ?
Dépitée de s'être laissé distraire et de ne pas l'avoir vue venir avec ses gros sabots, elle réfléchit à toute vitesse à la façon dont elle allait exposer son point de vue à son amie.
— Je ne suis vraiment pas sûre que cela soit une bonne idée Brianna... commença-t-elle, la voix aussi ferme que possible.
— Mais pourquoi ? C'est ce qu'il y a de plus logique à faire Dilys. Toi au moins, tu peux comprendre ça.
— Comme je te l'ai déjà expliqué, même si je ne suis pas une spécialiste du cerveau, je pense que le diagnostic d'amnésie post-traumatique est ce qu'il y a de plus rationnel pour le moment. Erin a été torturée et je trouve cela plus que cohérent de mettre soi-même une barrière – même inconsciente – sur ses souvenirs pour s'éviter de revivre les horreurs que l'on a subies. En outre, je pense qu'Erin a besoin d'une bonne période de convalescence pour retrouver toutes ses forces. Et je suis sûre que continuer de la tourmenter en fouillant sans cesse dans son cerveau n'est pas la bonne chose à faire.
Alors qu'elle voyait son amie essayer de faire le tri dans ce qu'elle venait de dire pour trouver une faille, elle décida de continuer à argumenter mais en laissant de côté ses autres raisonnements un peu trop cartésiens.
— Brianna... plaida-t-elle, laissons-lui au moins une chance de faire ressurgir elle-même ses souvenirs. Je suis persuadée que la mémoire lui reviendra quand elle se sentira prête et qu'elle sera assez forte pour revivre ça. Donnons-lui un peu de temps tu veux bien ? Elle le mérite.
Sentant que la Sorcière était presque prête à capituler, Dilys lui adressa un sourire encourageant. Si elle arrivait à faire flancher Brianna Laserian, elle se promettait de descendre en ville lors de son prochain jour de repos pour acheter une bonne bouteille de vin Faë et fêter ça avec ses camarades. Mais alors qu'elle sentait son amie sur le point d'acquiescer, Jack décida de mettre son grain de sel dans la conversation.
— Je suis désolé de t'interrompre Dilys, mais si Brianna a raison au sujet de Te'Kelin, je pense que le temps joue, au contraire, contre nous.
— Comment ça ?
Jack la considéra quelques instants avant de répondre, le visage grave. Et elle n'aima pas du tout ça.
— Si comme le pense ma sœur, le professeur Te'Kelin nous a caché pendant toutes ces années sa véritable nature, c'est qu'il doit bien y avoir une raison. Et traite-moi de cynique si tu veux, mais dans ce cas-là, je pencherais plutôt pour une mauvaise raison.
Il s'interrompit pour lui laisser le temps d'émettre des réserves, elle le savait. Malheureusement, elle n'en avait aucune.
— Continue.
— En considérant nos doutes sur ses intentions, en intégrant ceux de Liam sur les origines de l'amnésie d'Erin et en sachant que Te'Kelin est la seule télépathe à s'être penchée sur son cas et qu'elle a pu, de ce fait, nous raconter n'importe quoi, ne penses-tu pas, au contraire, qu'il faudrait que l'on se dépêche de savoir ce qu'il y a réellement dans le crâne de notre amie ?
— Peut-être, intervint Duncan, mais je ne vois tout de même pas ce qui justifie une telle urgence...
Jack coula un discret regard vers sa sœur avant de reporter son attention sur elle. Alors certes, elle était ce que l'on pouvait appeler « un cerveau », mais si Jack s'imaginait que la fixer gravement avec ses beaux yeux verts allait l'aider à trouver toutes les réponses, c'était qu'il la surestimait grandement !
— À quoi tu penses exactement ? demanda-t-elle au bout d'un moment. Parce que Dun a raison...
— Je pense que Te'Kelin est la Métaïr extrémiste responsable de l'enlèvement d'Erin, la coupa-t-il brusquement.
Quoi ? ! ? !
Si elle n'avait pas été assise, elle serait sans doute tombée par terre tant cette accusation était violente. Même Brianna avait oublié les conséquences que des expressions exagérées pouvaient avoir sur les futures rides de son visage. Elle fixait son frère les yeux écarquillés et la bouche grande ouverte.
— Bon sang Jack ! s'exclama soudain Duncan qui avait retrouvé l'usage de la parole avant les deux filles. Mais ce que tu dis n'a aucun sens !
Puis, s'apercevant que toutes les têtes du réfectoire s'étaient tournées vers lui, il baissa la voix.
— Il est complètement exclu que Donna soit une extrémiste, voyons. Où as-tu donc été chercher une idée pareille ?
— Donna ? intervint Brianna. C'est bizarre, mais je ne savais pas que la professeure Te'Kelin et toi étiez aussi proches...
— Ce n'est pas parce que je l'appelle par son prénom que nous sommes proches, Mademoiselle Laserian. Mais nous nous côtoyons de temps en temps et je vous répète que la considérer comme une potentielle extrémiste, c'est du grand n'importe quoi.
— Je ne dis pas que je suis d'accord avec mon frère – je pense même qu'il divague un peu – mais pourriez-vous développer votre argumentaire, commandant Ruadhan ? répliqua Brianna légèrement vexée. Pourquoi es-tu aussi sûr que sa théorie est totalement absurde ?
— Mais enfin Bri, tu viens de dire toi-même que tu n'y croyais pas ! Mais si tu veux de vrais arguments, enchaîna-t-il pour éviter qu'elle ne le contredise, Donna Te'Kelin est l'exemple même de l'anti-extrémiste.
— Ah oui ? Eh bien, j'aimerais vraiment entendre ce qui te fait penser ça...
— D'une, attaqua-t-il directement, elle vit une histoire d'amour secrète avec un Sorcier – ton supérieur au cas où tu aurais des œillères – et de deux, bon nombre des connaissances qu'elle fréquente régulièrement sont des Métis et des Fils de la Terre. Une extrémiste ne cautionnerait – et surtout ne supporterait – jamais ça ! Vous êtes bien placés pour...
— Faux, le coupa Jack. Un Sang-Pur ne tolérerait jamais ça. Mais, désolé de te contredire Dun, il se pourrait même que s'entourer de personnes qu'il exècre, soit considéré comme la couverture idéale par un extrémiste. En tout cas, moi, je pense que c'est ce que je ferais pour éviter d'être démasqué. Même si j'avoue que ce serait tellement plus facile si ces cinglés se contentaient de rester entre eux pour que nous puissions les repérer.
Dilys – qui les observait se renvoyer la balle depuis un moment sans intervenir – ne savait pas quoi penser et un silence pesant s'installa autour de la table.
Mais ce que venait de dire Jack n'était – malheureusement – pas faux. Néanmoins, si on réfléchissait ainsi, cela voulait dire que tous les Sorciers, tous les Faës et tous les Métaïrs étaient potentiellement des extrémistes qui dissimulaient leur véritable nature. Et même si cette façon de voir pouvait sembler rationnelle de prime abord, son côté anxiogène la rebutait. Ses parents lui avaient appris à être quelqu'un d'ouvert et de tolérant – tout en lui rappelant néanmoins qu'être naïve n'était pas synonyme d'intelligence, cela va sans dire. Or, Dilys était extrêmement intelligente. Elle savait qu'elle ne vivait pas dans un monde où tout n'était que joie, amour et entraide, mais de là à confondre vigilance avec méfiance... Elle ne voulait pas vivre dans la peur et ce que suggérait Jack la heurtait profondément. Car n'était-ce pas exactement le contraire de ce contre quoi elle avait lutté jusqu'à maintenant ? La crainte et la défiance vis-à-vis des autres Peuples ne pouvaient conduire qu'à une seule chose : la guerre au nom de la sécurité de sa propre race.
Dilys avait été témoin des prémices d'une probable guerre civile dans sa principauté de Pa'Auro. Et toutes les échauffourées, toutes les rixes, toutes les discussions chuchotées sur les places de marchés ou dans les tavernes n'avaient eu qu'un seul point commun : la peur. La peur de l'autre, de l'inconnu, du changement et la peur pour soi, sa sécurité, sa façon de vivre...
Certaines d'entre elles étaient saines bien sûr – comment faire autrement que d'avoir peur de cette fichue malédiction ? – et amenaient des conséquences positives dans les comportements, comme le courage et la volonté de défendre ce qui nous semblait juste. Malheureusement, la plupart des peurs conduisaient surtout les gens à basculer dans la haine. Or, la haine était l'antithèse du sage et du rationnel. Et Dilys ne voulait pas que l'ouverture d'esprit et la tolérance qu'elle avait choisi de défendre contre les extrémistes, la conduisent justement à devenir quelqu'un de méfiant, prompt à verser dans le soupçon et à juger des personnes qu'elle ne connaissait pas, juste parce qu'ils appartenaient à un Peuple qui recélait des cinglés en son sein. Pourtant, c'était un peu ce que Jack venait de suggérer. Méfiez-vous de tout le monde et encore plus de ceux que vous pourriez considérer comme au-dessus de tous soupçons.
Par les Quatre ! Elle refusait de vivre comme ça !
(...)
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