Chapitre 10.3
— Je t'aime.
— Je... je t'aime aussi.
Erin ne savait pas pourquoi elle continuait de rougir à chaque fois que Kenneth lui disait ces trois petits mots magiques. Mais c'était un fait, son cœur chantait à chacune d'entre elles, comme si c'était la première.
Elle l'aimait en secret depuis si longtemps, qu'elle avait encore du mal à réaliser la chance qu'elle avait. Les sentiments qu'elle nourrissait pour Kenneth étaient réciproques et c'était... tout simplement merveilleux.
Surtout que le jeune homme ne s'embarrassait nullement de fausse pudeur pour lui dire – et lui montrer – régulièrement qu'il ne gâcherait plus une seule seconde à ignorer cet amour.
Depuis quelques temps, elle était donc sur un petit nuage et ne comptait nullement en redescendre.
Les seules petites ombres dans ce tableau idyllique étaient liées à sa mémoire toujours défaillante et ses « crises » de somnambulisme.
Fort heureusement, elle n'en avait fait que deux depuis cette première nuit au palais d'Hériali. Rien de bien méchant au demeurant, car contrairement à cette dernière, elle n'avait pas eu la malchance de vivre une nouvelle fois une situation dangereuse.
Elle s'était ainsi retrouvée devant la porte d'une salle de cours, alors que son rêve se déroulait un soir de bal. Liha, Dilys et Eiline étaient avec elle et toutes les quatre rejoignaient la grande salle où les festivités avaient commencé. Dans cet univers onirique, elles allaient arriver à destination quand – dans la réalité – Erin avait marché sur la queue d'un chat qui déambulait dans les couloirs de la Garde. Son miaulement indigné l'avait aussitôt réveillée et elle était retournée se coucher sous le regard accusateur du félin, sans réveiller ses compagnes.
La fois suivante, sa crise avait eu lieu alors qu'elle dormait dans la chambre de Kenneth. Il était encore tôt, mais ce dernier était déjà debout et occupé à se préparer dans la salle d'eau privée que possédait chaque lieutenant.
Dans son songe, elle se trouvait dans leur château d'Eliëval en compagnie de Liha. Elles étaient allongées sur le lit à discuter des garçons qui pourraient les intéresser, si elles n'étaient pas déjà follement amoureuses des frères Ruadhan. La Lihanna de son rêve avait même protesté comme celle de la réalité, quand le sujet Liam avait été abordé. Puis Erin s'était levée, avait pris sa sœur par la main pour l'emmener voir un nouveau venu au palais, qui possédait de fabuleux yeux dorés. Mais une voix aux notes graves et sensuelles avait soudain stoppé ses pas.
Dans la réalité, c'était Kenneth qui fredonnait « sous la douche » une balade guilarienne, très connue des Fils de la Terre. Au son de ce timbre magnifique, son ventre avait vibré, secoué par des milliers de papillons en train de s'envoler. Elle s'était réveillée, la main sur la poignée de la chambre. Mettant de côté sa timidité, elle avait aussitôt rejoint son prince charmant qui l'avait immédiatement récompensée pour son audace.
Pas de quoi s'alarmer, donc. Surtout que cette dernière mésaventure remontait à plus de trois semaines maintenant et qu'elle s'était soldée par un moment de pur bonheur.
De toute façon, elle dormait quasiment toutes les nuits dans les bras de son beau lieutenant. Et il la tenait si fort qu'il aurait fallu un véritable miracle pour la déloger de ce cocon douillet où elle se sentait vraiment en sécurité.
— Prête à passer deux horribles semaines en pleine nature ? demanda soudain Kenneth, la tirant de ses pensées.
Il passa les doigts sous son menton pour lui relever délicatement le visage et effleura ses lèvres des siennes. Erin frissonna avant de laisser échapper un doux soupir.
— Je ne suis pas sûre que la presqu'île de Chalmeï puisse être considérée comme un lieu horrible pour effectuer ces deux semaines de stage. Surtout avec ces fameuses sources chaudes à proximité du campement...
Kenneth lui adressa un sourire lumineux.
— Je ne remercierai jamais assez Liam de m'avoir soufflé cette idée. Je ne pensais pas que le lieu du stage aurait un tel impact sur ma côte de popularité auprès de mes apprentis. Mais force est de constater que mes rapports avec ces derniers sont devenus beaucoup plus chaleureux depuis que je leur ai fait part de la destination.
Erin se dressa sur la pointe des pieds et planta ses yeux gris-bleu dans les prunelles grises caractéristiques des membres de la fratrie de son lieutenant.
— C'est peut-être aussi parce que tu es devenu plus ouvert et compréhensif et que tout le monde a pu se rendre compte quel homme merveilleux tu es ?
Il ouvrit des yeux étonnés.
— Je ne pense pas, répliqua-t-il avec un petit sourire sincère. Je suis comme ça, juste avec toi. Alors oui, je suis heureux et peut-être que ça se voit. Mais ce que pensent les autres, ajouta-t-il en haussant les épaules, je m'en contrefiche.
Erin passa les bras autour de son cou et déposa un petit baiser sur ses lèvres.
Kenneth avait toujours été différent quand il était avec elle, mais depuis qu'ils s'étaient avoué leurs sentiments, il n'hésitait pas à être « lui » en public également. Les autres membres du groupe le découvraient ainsi un peu plus chaque jour et ils appréciaient de plus en plus ce lieutenant qui, jusqu'à maintenant, leur apparaissait comme froid et indifférent.
Mais Kenneth disait la vérité. Il ne faisait pas d'efforts particuliers pour être apprécié. Ce que les gens pouvaient bien penser de lui, lui avait toujours fait ni chaud, ni froid. Et c'était toujours vrai aujourd'hui.
Sauf quand il s'agissait d'elle et – parfois – de ses proches.
Elle se sentait privilégiée d'être aimée par un garçon tel que lui.
— Liha continue de bouder ? demanda-t-il en se saisissant d'une mèche de ses cheveux blonds et en l'enroulant autour de son doigt.
Erin lui sourit tendrement.
— Pas vraiment, répondit-elle. Même si elle a maudit Liam sur plusieurs générations pour avoir osé te soumettre l'idée des sources chaudes.
— Oh... Elle ne l'avait pas déjà maudit des millions de fois avant ça ? Faut qu'elle se méfie ou leur progéniture risque de déguster sérieusement avec tous les bâtons qu'elle leur met dans les roues...
Cette fois-ci, elle éclata franchement de rire.
— C'est exactement ce que je lui ai dit. Je suis déjà la « victime » d'une malédiction, je n'ai pas envie d'être, en plus, tata de petits monstres dans le même cas !
— Les enfants de Liha et Liam seront de toute façon ingérables... question d'hérédité, commenta-t-il très sérieusement.
— Tu as raison... pouffa-t-elle. On ne peut pas lutter contre cette satanée hérédité... Surtout avec des gènes comme les leurs.
Ils se sourirent – niaisement comme l'auraient dit Liam et Liha – encore quelques instants, puis le visage d'Erin se voila.
— Tu sais... commença-t-elle hésitante, j'ai tout de même l'impression que ses récents éclats envers Liam n'ont plus rien de sincères et qu'ils sont surtout là pour donner le change. Pas pour cacher leur relation amoureuse « secrète », personne n'est dupe, mais... pour donner l'impression que tout va bien...
— ... même si ce n'est pas vraiment le cas ? compléta Kenneth en acquiesçant. Tu as raison. Liam aussi est... différent. Par exemple, je ne sais pas pourquoi il s'est soudain mis à repenser à ma mère, ni pourquoi ça l'a mis dans une telle rage...
— J'imagine qu'être abandonné est une chose dont on ne guérit jamais complètement... murmura-t-elle en lui caressant la joue.
Elle connaissait la vérité sur la mère des Ruadhan depuis peu de temps. Elle en était encore profondément bouleversée.
— C'est vrai, concéda Kenneth. Mais c'était il y a quinze ans et Liam semblait avoir tourné la page depuis longtemps...
Erin haussa doucement les épaules.
— Il s'est sans doute passé quelque chose qui a rouvert la plaie, tu ne crois pas ?
Kenneth fit mine de réfléchir.
— Probablement... acquiesça-t-il en secouant la tête. Mais de toute façon, les réactions excessives de mon petit frère ont toujours été pour moi source d'incompréhension alors...
— Tu sais, Liam et Liha ne sont pas les seuls à avoir agi bizarrement ces derniers temps. Iain aussi m'a donné l'impression de se replier sur lui-même...
Elle fronça les sourcils.
— Je fais une piètre empathe, non ?
La mâchoire de Kenneth se contracta et elle se mordit la lèvre face à sa maladresse. Car elle ne maîtrisait pas vraiment son pouvoir d'empathie. Pour cela, elle avait besoin de Doran. Or, parler de ce dernier devant Kenneth n'était pas bien.
Elle s'en voulut immédiatement.
— Tu... tu crois que cela a un rapport avec moi et mon enlèvement ? demanda-t-elle finalement, pour sortir Doran du tableau. Ou le fait que je ne me souvienne de rien ?
Kenneth se rembrunit davantage et son magnifique regard gris prit une teinte plus métallique.
— Je pense surtout que c'est la mort du commandant Ifan'El'Kined qui nous a tous mis un sacré coup au moral, déclara-t-il d'une voix où perçaient encore des bribes de colère sourde. Tu n'es responsable de rien Erin, alors ne t'inquiète pas trop pour ça... ajouta-t-il plus doucement. Les seuls à blâmer, ce sont les Sang-Purs. Et je te promets que je retrouverai les responsables de ton enlèvement et qu'ils paieront pour ce qu'ils t'ont fait.
— Et tu disais que Liam avait des réactions exagérées ? le taquina-t-elle avec un petit sourire pour détendre l'atmosphère qui commençait à être un peu lourde tout à coup.
Son enlèvement restait pour ses proches un sujet très sensible et elle se faisait un devoir – à chaque fois qu'ils abordaient le sujet – de calmer le jeu. Même si elle-même se posait encore beaucoup de questions.
— Hé ! s'insurgea-t-il en feignant d'être indigné, conscient qu'elle n'aimait pas la tournure que prenaient ses émotions. Massacrer sans sommation ceux qui t'ont fait du mal ne peut pas du tout être considéré comme une attitude excessive, voyons... C'est même la chose la plus sensée qui soit.
— Hum... je crois que nous avons là notre première divergence d'opinion, Lieutenant Ruadhan.
— Aïe... grimaça-t-il avant de lui adresser un charmant petit sourire taquin.
— Plus sérieusement, reprit-elle en adoptant un air léger pour ne pas dramatiser à nouveau la conversation, j'ai tout de même l'impression qu'une part d'innocence s'est éteinte chez Liam, Iain et Liha. Et je voudrais simplement comprendre pourquoi...
Kenneth soupira, avant de déposer un baiser sur son front.
— Je ne sais pas trop si ce pouvoir d'empathie te réussit vraiment, finalement... tu es déjà bien trop concernée par les sentiments des autres sans ça. Ne te méprends pas, ajouta-t-il précipitamment, c'est une qualité admirable et je t'aime aussi pour ça mais, si j'étais toi, je ne m'inquiéterais pas trop pour eux. Ces trois-là sont dotés d'une force de caractère à toute épreuve. Quoi qu'il se soit passé, ils s'en remettront. J'en suis certain.
Erin hocha la tête. Elle ne doutait pas de leur capacité à tout surmonter s'ils le voulaient. Mais elle savait aussi que leurs tempéraments de feu – surtout en ce qui concernait Liha – masquaient aussi une sensibilité à fleur de peau qui pouvait parfois être très mauvaise conseillère.
Kenneth plaisantait sur le massacre qu'il perpétuerait pour la venger. Liha – elle – l'aurait fait sans hésiter. Pour elle, sa sœur aurait été prête à renoncer à son humanité...
Erin secoua la tête pour chasser ses sinistres pensées. Elle avait confiance en Lihanna. Elle savait qu'elle était capable de se maîtriser.
— Bon, déclara tout à coup le jeune homme conscient que cette discussion était beaucoup trop sérieuse pour deux jeunes amoureux, et si on changeait de sujet ?
Elle approuva avec soulagement.
— Prête pour notre visite officielle, Princesse ? demanda-t-il avec un air espiègle qui la fit sourire.
En apprenant qu'Erin et Kenneth faisaient partie des membres de la Garde en stage dans sa principauté, l'ancien roi d'Hériale, Ardal Te'Arlach, avait souhaité inviter tout leur groupe à passer leur première nuit dans son palais.
Kenneth n'avait bien sûr pas pu refuser l'invitation.
D'une parce que c'était tout de même l'ancien roi qui l'avait formulée et de deux, parce que son binôme – une Métaïr – aurait sans doute fait une crise d'apoplexie en loupant ce qu'elle considérait comme le plus grand honneur de toute sa vie.
Les deux jeunes gens avaient donc passé la nuit dans l'une des deux chambres très confortables qui leur avaient été attribuées. Décorées dans des tons bleu nuit – agrémentés de touches argentées – elles possédaient, en outre, des portes communicantes. Ils se trouvaient actuellement dans celle que la jeune fille aurait dû occuper, si elle n'avait pas rejoint Kenneth dès la tombée de la nuit.
Le roi avait-il deviné l'histoire d'amour qui liait ses deux invités ? C'était fort probable étant donné leur degré de discrétion sur leurs sentiments...
Rougissant malgré elle, Erin saisit sa cape noire accrochée à une patère et l'ajusta sur ses épaules. Ils avaient assez perdu de temps.
Ardal avait bien insisté pour qu'ils ne s'encombrent pas d'habits inutiles pour cette visite informelle. Ils portaient donc les vêtements sombres habituels des membres de la Garde.
— Prête ! répondit-elle en posant sa main sur le bras que Kenneth lui présentait.
Ils se mirent en chemin pour rejoindre la salle du petit déjeuner.
Après cela, ils quitteraient ce magnifique palais. Erin décida d'enregistrer mentalement toutes les merveilles qu'elle voyait.
Situé au cœur même de la ville de Papeï – capitale de la principauté de Hal'Justeï – il enjambait le fleuve Eï et donnait l'impression d'être fait entièrement en... eau. L'effet – très déroutant – venait des jeux de lumières et des reflets dus aux matériaux utilisés pour sa construction. Verres et miroirs reflétaient et laissaient ainsi voir par intermittences, l'élément liquide qui s'écoulait aux pieds de l'édifice.
L'Eau si chère aux Métaïrs était présente partout dans la capitale. Erin ne comptait même plus le nombre de canaux, fontaines, jets d'eau magiques et bassins, qu'elle avait vus dans le palais, mais aussi à chaque coin de rues de la cité lacustre.
Véritable source de vie, l'Eau permettait également aux habitants de vivre dans une ville que l'on pouvait aisément qualifier de luxuriante. Chaque route pavée était bordée de bosquets ou d'arbres aux couleurs vives et aux parfums suaves. Car même en plein cœur de l'hiver, le climat de Hal'Justeï restait très doux. Et comme cette saison toucherait bientôt à sa fin, ils risquaient même d'avoir des journées très chaudes durant ce stage.
Erin n'allait pas s'en plaindre. Elle s'imaginait déjà profiter des températures clémentes de la principauté pour dormir une fois ou deux à la belle étoile, sur les plages qui bordaient la presqu'île de Chalmeï.
En arrivant dans le vestibule – qui ouvrait sur la salle à manger – elle affichait enfin un air radieux, ses préoccupations concernant sa fratrie reléguées au second plan par les merveilles de cette principauté qu'elle ne connaissait que très peu jusqu'à maintenant.
Elle vit que Safa et Andy – les deux Métaïrs du groupe – étaient les premiers arrivés. Ils attendaient nerveusement le reste de l'équipe. Il est vrai qu'être invité à prendre le petit déjeuner avec leur prince, ne devait pas être une chose que l'on pouvait qualifier de courante pour ses camarades. Ils étaient donc fébriles, ce qui était bien compréhensible.
Mais en la voyant pénétrer dans la pièce avec cet air ravi, ils lui adressèrent tout de même un grand sourire, qu'elle leur retourna immédiatement. Puis ils saluèrent Kenneth d'un signe de tête.
Erin allait leur demander s'ils avaient bien dormi – histoire de les aider à se détendre encore davantage – quand un mauvais pressentiment lui coupa la respiration et la fit vaciller.
Kenneth la rattrapa in extremis et elle s'appuya sur lui pour ne pas tomber. Les autres lui jetèrent un regard inquiet. Le sien ne devait pas être très différent... songea-t-elle furtivement.
Erin savait identifier tous les liens qui l'unissaient à sa famille, mais également celui qui la liait désormais à Doran.
Or, ils venaient tous de vibrer au même moment, lui transmettant des émotions extrêmement violentes, mélange de peur, de panique et de douleur suffocante. Au milieu de ce maelström de sentiments sinistres, elle identifia néanmoins une vague d'amour extrêmement puissante.
Alors, c'est à cette dernière qu'elle se raccrocha pour ne pas sombrer dans le néant, au moment où sa propre inquiétude la submergea et lui glaça le sang.
À suivre...
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