Chapitre 10.2
« La terre verte ».
Voilà comment Iain pouvait décrire la principauté de Guilaro. Celle des Fils de la Terre.
Car même au plein cœur de l'hiver, cette couleur qui leur était chère était omniprésente.
Guilaro était quasi exclusivement recouverte par la forêt. Des bois majoritairement constitués de résineux aux feuillages persistants. Les branches nues des autres arbres étaient noyées dans la masse des pins, sapins et autres conifères adeptes de l'air humide et un peu frisquet de cette principauté vallonnée.
Bien sûr, les hivers y étaient quand même doux comparés à ceux de la principauté de Pa'Auro ou de celle de Paat'Mafra. Il neigeait donc rarement.
Pourtant, cette année, une fine pellicule blanche recouvrait les arbres et les champs à proximité de leur futur campement.
— C'est à cause de la malédiction, leur avait dit le patron de l'auberge dans laquelle ils s'étaient arrêtés un peu plus tôt. Les glaces de Min'Kaness se rapprochent doucement, mais les hivers sont chaque année un peu plus froids.
Iain plongea sa cuillère dans la soupe épinards/oseille/blettes – une soupe verte – que l'aubergiste venait de leur apporter. Ce n'était pas vraiment ce qu'il préférait au monde, mais comme les pizzas – et autres merveilles de la cuisine italienne – tardaient à franchir un portail pour venir assujettir les papilles des Orcamiens, il avait vite appris à manger ce qu'il y avait sans broncher. Surtout quand il avait faim et froid.
Ce qui ne semblait pas être le cas de Melvin Sullivan, le Sorcier de son groupe, qui fronçait le nez à chaque bouchée. Il essayait de ne pas paraître impoli, mais... c'était loin d'être gagné.
— Sais-tu que les Fils de la Terre ne nous aiment pas beaucoup, apprenti Sullivan ? Alors, pourquoi en rajoutes-tu ?
— Bri ! s'exclama Morgane outrée, tandis que Melvin était en train de s'étouffer avec sa soupe.
Parce que oui, Brianna était là. Avec leur groupe. Elle l'était en tant que binôme du lieutenant Niven pendant ce stage.
Un lieutenant, un assistant de classe de magie.
Sur ce principe, Jack était ainsi le binôme de Liam et c'était un assistant de magie de l'Eau qui accompagnait Kenneth et le groupe d'Erin.
— Quoi ? s'étonna la belle Sorcière. Je ne fais que dire la vérité, Mor.
La Fille de la Terre afficha une mine atterrée.
— Mais... pas du tout, voyons !
Brianna s'essuya délicatement les lèvres avec sa serviette.
— Ah oui ? rétorqua-t-elle en haussant un sourcil délicat. Tu penses sincèrement que les Sorciers et les Fils de la Terre n'éprouvent pas l'un envers l'autre une sorte de haine viscérale ?
Cette fois-ci, Morgane ouvrit des yeux ronds.
— Mais enfin... Bien sûr que non, Bri ! Regarde, Eiline et moi ne sommes-nous pas des Filles de la Terre ? Et nous t'aimons beaucoup !
Brianna afficha un sourire éclatant.
— Eh bien ça c'est normal, je suis parfaite. Et moi aussi je vous aime les filles. Mais nous sommes une exception.
— Faux ! intervint Eiline. Que fais-tu de Jack et Liam ?
— Pareil, répliqua-t-elle, il s'agit d'une exception.
— Connor et Declan ? renchérit Morgane.
— Exception.
Tous fixaient la Sorcière avec un air dépité.
— Ross et le général Brewal, intervint à son tour Iain pour se mêler à la conversation.
Il tenta de repousser l'horreur et l'amertume qui le submergèrent lorsqu'il repensa aux deux hommes et à ce qui s'était passé dans le bureau du général ce jour-là.
— Bien, commenta Bri après avoir bu une petite gorgée de cidre. Tu as raison. Mais l'un d'entre vous peut-il me citer un exemple qui ne contienne pas un membre de la famille Ruadhan dans l'équation ?
Euh... Ouais, là, elle marque un point.
— C'est qu'ils sont nombreux et ont une forte propension à s'attacher à leurs ennemis héréditaires... murmura timidement Tyrone Te'Emyr, le Métaïr de son groupe.
À côté de Iain, Duncan éclata de rire.
— Ça, c'est bien vrai ! Regarde comme je me suis attaché à toi ces derniers temps, Bri. Tu crois que c'est seulement parce que je suis un Ruadhan ? ajouta-t-il avec un petit sourire en coin – marque de fabrique des membres de sa famille.
Iain nota que la belle Sorcière avait légèrement rougi, fait assez rare pour être souligné. Dun affichait quant à lui, un air satisfait.
Le fait que l'aîné des Ruadhan les accompagne également lors de ce stage, n'était pas vraiment une surprise.
Il était commandant de la Garde et allait profiter de la proximité de leur campement avec la principauté de Paat'Mafra, pour effectuer des contrôles réguliers de la glace sur la mer séparant Hériale de Min'Kaness.
Grâce à Brianna, il avait même accepté que leur groupe l'accompagne sur l'un de ces contrôles. Pour le faire plier, la Sorcière avait avancé un argument en béton, qu'elle avait baptisé « sortie pédagogique apocalyptique ». Morgane l'avait soutenue et Dun – d'abord réticent à l'idée d'amener des apprentis sur des lieux qui pouvaient se révéler dangereux – avait finalement abandonné la lutte face à leur obstination.
Bref, tout ça pour dire que Duncan était là.
Mais même s'il l'aimait beaucoup, Iain ne pouvait pas s'ôter de l'esprit la désagréable impression que son père, le général et Ross, avaient tout manigancé. Qu'ils avaient demandé à Dun de le surveiller. De s'assurer qu'il ne péterait pas les plombs en révélant à tout le monde ce qu'il avait découvert sur le gouvernement d'Hériale et le meurtre d'enfants innocents...
Duncan n'était sans doute pas au courant du sort funeste réservé aux mages des Quatre. Mais le comportement étrange que Lihanna, Liam et lui avaient eu en sortant du bureau de Brewal – plusieurs semaines en arrière – avait fait s'interroger tous leurs amis, Dun y compris. Les trois hommes s'étaient sans doute servis de cette « excuse » pour persuader le commandant Ruadhan que Iain n'était pas dans son assiette ces derniers temps et qu'il avait besoin de protection.
Ou alors, il devenait complètement parano et Duncan n'avait fait que saisir une opportunité de faire son boulot en profitant de la compagnie de ses amis.
« Elle devrait être morte, Aedan ! ».
Ses doigts se crispèrent sur sa cuillère.
Cette phrase, qu'il retournait en boucle dans sa tête, le transporta loin de la conversation sur les affinités Sorciers/Fils de la Terre, qui continuait de battre son plein.
Pour sa part, voilà à quoi il pensait très souvent ces temps-ci : si sa sœur était née sur Orcam, les personnes même qu'elle devait sauver l'auraient peut-être éliminée quand elle n'avait que huit ans.
C'était... Il en avait la nausée.
Heureusement, il avait appris depuis longtemps à prendre sur lui. C'est pourquoi il affichait un regard de marbre face à ses amis qui plaisantaient, alors qu'il était en train de lutter une nouvelle fois pour ne pas se laisser ronger par son envie cynique d'abandonner ce monde à son triste sort et punir les crimes de ses dirigeants ainsi que la bêtise de certains habitants. Même s'il y avait aussi tous ces innocents qui n'étaient pas responsables et qui n'aspiraient qu'à vivre, tout simplement.
Néanmoins, Iain avait de plus en plus de mal à servir la Garde.
Certes, il n'était pour l'instant qu'un simple apprenti qui devait apprendre des choses qui lui seraient utiles, qu'il intègre le service du royaume ou non.
Mais une envie viscérale le tenaillait, renforcée par ce sentiment d'horreur croissant. Celle de quitter cette société frappée de tant d'interdits par souci de respect des « traditions ». Coutumes qui n'étaient finalement respectées que pour engendrer la haine...
Lui, il avait besoin d'autre chose. Il avait besoin de savoir qu'il se battait pour une cause plus noble.
Car sauver des innocents oui, mais si ces derniers étaient appelés à devenir les bourreaux d'autres comme eux ?
Il n'en avait parlé à personne, pas même à ses sœurs. Mais il avait de plus en plus envie de fuir – pas ses responsabilités, ni ses frangines – mais plutôt ce « destin » dont il comprenait de moins en moins la finalité.
Parce que... protéger Orcam, oui. Mais pour sauver quel genre de société ? Celle qui maintenait des barrières entre les Peuples et éliminait des enfants par principes de précaution ?
Il s'aperçut qu'il fixait sa cuillère depuis un petit bout de temps. Pour ne pas attirer l'attention, il la replongea dans la soupe verte et se fit un devoir de la manger jusqu'à la dernière goutte.
Mais son cerveau était resté branché sur les mêmes questions.
Il savait que son père n'était pas un monstre, loin de là. Il leur avait même expliqué – à Liha et lui – ce que plusieurs rois avaient fait pour sauver ces enfants qui se révélaient être des mages des Quatre. Son propre grand-père associé à Ardal Te'Arlach le roi précédent, ainsi qu'Aedan lui-même, œuvraient – ou avaient œuvré – dans l'ombre pour les protéger. Néanmoins, il ne leur avait pas explicitement dit comment, se contentant de leur demander de lui faire confiance. Malheureusement, cela ne suffisait plus. Le choc qu'ils avaient subi – ainsi que les zones d'ombres qui subsistaient – avait sérieusement entamé leur propension à croire aveuglément tout ce que disait leur père.
Ce qui n'était sans doute pas plus mal. À dix-sept ans, il était grand temps pour eux de grandir. Même s'ils devaient continuellement prendre claques sur claques pour cela. Le monde des « adultes » avait un goût amer au début, puis révélait une saveur puissante et libératrice.
Du moins, c'était ce qu'il ressentait.
Toutefois, le doute subsistait dans son esprit sur la bonne marche à suivre. C'est pourquoi, il attendait... un signe. Quelque chose en tout cas, qui l'aiderait à choisir entre fuir et trouver sa propre cause à défendre ou rester et accomplir son « destin ».
Un son cristallin le tira de ses réflexions.
Il jeta un coup d'œil en direction d'Eiline et sourit en la voyant rire avec Morgane et Brianna. Car oui, ces trois-là – comme tous les autres autour de la table – faisaient partie de ces innocents qui méritaient d'être sauvés de la malédiction qu'il devait briser en... restant.
Il soupira et secoua la tête. Il n'était pas obligé de prendre sa décision dans la minute, il en était bien conscient.
Alors, il attrapa un bout de pain sur la table. Il avait encore faim et ses doutes n'étaient pas une raison pour se laisser abattre.
Tandis qu'il mâchonnait consciencieusement sa pitance, son regard tomba par hasard sur les trois voyageurs Métis – d'après leurs habits – qui venaient d'entrer dans l'auberge. Il suivit la scène d'un œil distrait et vit le tenancier leur désigner la table qui se trouvait juste derrière la leur. Ils le remercièrent et vinrent s'installer.
Ils étaient trois. Deux hommes et une jeune femme. Cette dernière se laissa tomber nonchalamment sur la banquette.
Puis elle leva machinalement la tête dans leur direction.
Les yeux gris-vert de Iain accrochèrent immédiatement les iris bleu marine de la jeune fille et il eut un léger sursaut. Mais elle ne s'en aperçut sans doute pas, car elle détourna rapidement le regard pour se concentrer sur ses compagnons.
Ce qui n'était pas le cas d'Eiline qui lui donna un petit coup de pied sous la table, se méprenant sûrement sur sa réaction.
Alors certes, la nouvelle venue était plutôt jolie, mais ce n'était pas ça qui avait retenu son attention.
Non... sa surprise venait plutôt du fait qu'il l'avait... reconnue.
C'était vraiment bizarre, mais cette fille ressemblait étrangement au visage un peu flou qui était apparu dans son miroir, juste avant qu'il ne retrouve Liha dans le bureau du général.
Était-ce là le signe qu'il attendait ?
Il était en train de s'interroger sur le bien fondé d'une telle interprétation, quand une sensation diffuse, mais tenace, s'insinua sous son crâne.
Il chancela sur sa chaise avant de poser ses deux paumes à plat sur la table, dans un geste brusque qui fit sursauter ses amis.
Il sentit Eiline placer sa main sur son épaule, dans un geste mi-inquiet, mi-réconfortant, mais cette information fut immédiatement reléguée au second plan.
Iain ferma les yeux et inspira profondément, tentant de chasser le malaise grandissant qui se répandait en lui. Mais...
Quelque que chose de grave venait de se passer.
Il ne savait pas quoi, il ne savait pas qui cela concernait, mais la sensation de froid qui coula en lui suite à cette impression lui glaça le sang.
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