Chapitre 1.7
(...)
Déprimé par la tournure qu'avaient prise ses pensées, Aedan demanda à Ross de lui servir un verre.
— Ce n'est pas ta faute, lui dit son ami en lui tendant la double dose de whisky qu'il avait décidé de lui servir.
Ravi de l'initiative, Aedan le vida d'un trait.
— Et ce n'est pas à toi de me remonter le moral, Ruadhan, répliqua-t-il avec un petit sourire déprimé. Je te signale que c'est à mon tour de t'écouter te plaindre, normalement.
— Bah... Tu as toujours été celui de nous deux qui préférait ressasser le passé... Alors je t'en prie, fais-toi plaisir ! Moi je vais continuer à te regarder ruminer en picolant ton délicieux breuvage, si tu n'y vois pas d'inconvénients ?
— Aucun. Mais sers-m'en encore un s'il te plaît, avant que tu ne t'envoies toute ma bouteille.
Pendant que Ross s'exécutait, Aedan regarda son sablier pour voir combien de temps s'était écoulé depuis le début de cette conversation. Il espérait surtout ne pas être complètement saoul quand les filles se réveilleraient.
— Alors, à quelle partie de ton autoflagellation tu en étais quand tu as décidé qu'il était temps de te mettre à picoler avec ton vieil ami ? l'apostropha Ross en le tirant de ses pensées.
Comme la seule réponse qu'il réussit à émettre fut une sorte de grognement, Ross continua à sa place.
— Bon, laisse-moi deviner. Même si cela fait des années qu'on n'a plus abordé le sujet, je connais cette conversation par cœur.
Face à lui, Aedan leva les yeux au ciel en faisant la grimace. Mais cela ne découragea pas son ami qui poursuivit sur sa lancée :
— Donc, j'imagine que tu as déjà passé la partie « c'est ma faute si Ross doit repenser à cette sale garce et aux raisons de son départ ». Peut-être aussi celle disant « bien sûr, elle n'est pas simplement une sale garce, elle a aussi fait des choses bien et fut un temps, elle était même mon amie ». Du coup, j'imagine que tu dois en être à « c'est ma faute si elle est devenue une sale garce, car j'aurais dû être capable de trouver un moyen de sauver Ryn, alors que je n'avais absolument aucun moyen de la sauver, mais quand même, car j'aime bien me rendre responsable de choses que je suis pourtant incapable de maîtriser ». Note que la dernière partie est de moi, même si j'aimerais qu'elle se grave une bonne fois pour toutes dans ta cervelle !
— Ha ha... Très drôle...
— Je sais. Mais ce n'était absolument pas fait pour être drôle, à la base. Or, j'oublie parfois que mon sens de l'humour dévastateur ajoute à tout ce que je dis un petit côté comique. C'est la clé de mon succès auprès des femmes, si tu veux mon avis. Je pense d'ailleurs que Connor est le seul de mes enfants à en avoir hérité. Même s'il ne s'en sert pas assez d'après moi. Tu l'as déjà vu avec une fille, toi ?
— Non. Mais c'est peut-être justement parce qu'il ne s'est pas encore aperçu qu'il utilisait ton héritage un peu trop souvent...
Face à lui, Ross lui adressa son célèbre petit sourire en coin qui rendait folles toutes les filles à l'époque où ils étaient apprentis.
— Oh oh ! Bien envoyé, Kerid'El'Wen ! Mais je sais que tu dis ça parce que tu es jaloux. Bon... Où en étais-je ?
Aedan soupira bruyamment en levant les yeux au ciel.
— À Ryn. Mais...
— Ah oui ! le coupa son ami en le fixant intensément de ses yeux gris comme l'acier. Je disais donc : peu importe ce que tu en penses et les idées noires que tu rumines, ça fait quinze ans que je te le répète ! Ce n'est pas de ta faute bordel !
Pendant un long moment, Aedan soutint le regard de son ami. Puis il secoua la tête.
— Ce n'est pas parce que toi, tu m'as pardonné, que ce qui s'est passé n'est pas de ma faute Ross.
— Aed...
— Non, attends. Je ne me reproche pas la mort de Ryn. Cela fait bien longtemps que j'ai compris qu'à l'époque, je n'avais absolument aucun moyen de deviner pour ses pouvoirs et donc, aucun moyen de la sauver.
Voyant que Ross semblait plutôt surpris par ce qu'il venait de dire, mais qu'il n'intervenait pas, il continua.
— Mais que tu veuilles l'admettre ou non, Ruadhan, je suis responsable du départ de ta liée.
Face à lui, son ami se crispa et son regard se durcit. Mais il ne dit rien.
Oh bon sang... Cela faisait des années qu'il n'y avait pas pensé, mais il s'aperçut bien vite qu'il n'avait rien oublié. Et surtout pas la honte qu'il avait ressentie face à sa propre stupidité.
Ryn était la petite sœur de Nell. Ou – pour être plus précis – sa demi-sœur, née de la seconde union de leur père avec une femme beaucoup plus jeune. Veuf depuis plusieurs années déjà – et très bien conservé – Phil Cadwallon avait eu la chance de rencontrer l'amour une seconde fois.
Nell n'avait absolument rien contre sa belle-mère et elle avait même sauté de joie à l'annonce de sa grossesse. Aedan s'en souvenait très bien, car c'était à ce moment-là que Ross lui avait dit renoncer à sa carrière de grand séducteur une bonne fois pour toutes. En effet, son ami avait beau essayer de résister de toutes ses forces mais – et malheureusement pour toutes les autres femmes – il ne pouvait plus s'empêcher de tomber amoureux de Nell quand elle souriait ainsi.
D'ailleurs, moins d'un an après la naissance de Ryn, Duncan poussait à son tour son premier cri. Deux ans plus tard, Kenneth pointait le bout de son nez. Puis ce fut Liam – un an après – et enfin, Connor et Eiline. La famille Ruadhan était au complet.
Malheureusement, alors que les jumeaux s'apprêtaient à fêter leur un an, un drame avait secoué la famille. Ryn venait d'avoir huit ans et elle n'avait pas survécu à sa cérémonie d'éveil des pouvoirs.
Effondrée, Nell s'était peu à peu renfermée. Pourtant, Aedan l'avait toujours vue comme une femme forte. Mais la mort de sa petite sœur – qu'elle aimait autant que ses propres enfants – avait fracturé sa carapace et laissé un vide immense dans son cœur. Vide qui n'allait pas tarder à être comblé par un sentiment de colère si intense que même la présence de sa famille n'avait pas suffi à l'apaiser. Et tout ça par sa faute à lui.
Quand Nell et Ross lui avaient annoncé la mort de Ryn juste après la cérémonie, Aedan avait tout de suite compris. Mais il avait fait le serment à son père de ne rien révéler sur ce qui se tramait dans le royaume, le risque étant que le réseau clandestin qui aidait comme il le pouvait ces mages des Quatre, soit découvert par le gouvernement et démantelé. Et si cela arrivait, plus aucun enfant ne pourrait être sauvé et tous subiraient le même sort que Ryn. Alors Aedan s'était tu. Et puis, il faut dire qu'à l'époque, lui aussi n'était pas au mieux de sa forme. Ses propres enfants avaient eu un an eux aussi. Et il ne les avait jamais vus.
Quoi qu'il en soit, malgré la culpabilité qu'il ressentait, il n'avait pas révélé les vraies raisons de la mort de Ryn à ses amis. Jusqu'au jour où Nell lui avait confié ses craintes au sujet de Liam. Elle était terrorisée car, d'après elle, Liam était comme Ryn.
À l'époque, elle ne savait pas ce que cela voulait dire, mais elle était persuadée que du haut de ses quatre ans, son petit bonhomme maîtrisait déjà des rudiments de magie. Mais le plus fou, lui avait-elle dit, c'était qu'elle avait aussi l'impression que pour cela, Liam faisait appel à toutes les formes de magie. Elle savait que cela était impossible, mais le problème, c'était qu'elle avait déjà été témoin de ce genre de phénomène avant. Chez Ryn. Alors elle avait peur. Peur que, lorsqu'il atteindrait l'âge de huit ans, lui aussi succombe à la cérémonie. C'était ainsi qu'elle en était venue à lui demander son aide pour – grâce aux relations que lui conféraient son statut de prince Faë – emmener Liam à Hériali pour le faire examiner par l'un des mages en charge de l'éveil des pouvoirs. Elle voulait que l'un d'eux détermine si rien ne clochait chez lui ou si au contraire, il fallait d'ores et déjà l'aider à contrôler sa magie. Pour éviter qu'il ne meure, comme Ryn.
Tétanisé par ce que Nell venait de lui dire, Aedan avait alors décidé de briser le serment fait à son père et avait tout avoué à ses amis. Mais il avait aussi tenté de les rassurer en leur disant que deux enfants d'une même famille, nés à quelques années d'intervalles, ne pouvaient pas tous les deux être des mages des Quatre. Que cela relevait quasiment de l'impossible !
Mais, folle de rage contre lui – parce qu'il ne lui avait rien dit – et tout le royaume, Nell ne l'avait pas écouté. Et elle l'avait giflé si fort, qu'il se souvenait encore aujourd'hui de la brûlure que sa main avait laissée sur sa joue. Ross avait essayé de la calmer, mais c'était peine perdue. Aedan et Nell s'étaient alors balancé des horreurs au visage et avaient fini par atteindre un point de non-retour.
Mais malgré cela, Nell n'avait jamais révélé à qui que ce soit ce qu'elle avait découvert ce jour-là. Aedan savait que c'était surtout par peur de ce qui pourrait arriver au petit Liam, si elle attirait l'attention de ce gouvernement sur lui. Puis il avait appris par Ross – qu'il voyait en cachette quand Nell n'était pas là – que pendant des mois, elle avait fait des allers-retours dans la principauté de Pa'Auro pour essayer de rencontrer des membres de la communauté de Mana et leur demander de l'aide. Elle s'était aussi considérablement endurcie, devenant d'une froideur proche de la méchanceté, même avec ses propres enfants.
Puis Nell avait fini par faire la rencontre d'un membre de cette communauté et pendant des semaines, elle avait tenté de convaincre Ross de tout abandonner pour aller s'installer là-bas. Il avait bien essayé de la raisonner, en lui disant que tout cela était beaucoup trop radical et précipité, mais elle n'avait rien voulu entendre. Moins de six mois après, elle s'enfuyait en pleine nuit, en abandonnant sa famille. Aedan n'avait appris qu'aujourd'hui que Nell avait aussi essayé d'emmener Liam avec elle cette nuit-là.
Bref, tout ça pour dire que le drame qui avait frappé son ami et ses enfants était entièrement sa faute. La famille Ruadhan n'aurait jamais été brisée et Liam traumatisé, si Aedan n'avait rien dit à Nell au sujet de l'extermination des mages des Quatre et de la communauté de Mana. Et ce d'autant plus que le jeune homme n'avait – bien heureusement – jamais développé les pouvoirs des quatre éléments. Il était certes très puissant, mais sa particularité – peut-être celle que Nell avait repérée – se résumait à maîtriser la magie du Feu. Chose effectivement très exceptionnelle chez un Fils de la Terre.
— Nell avait raison pour Liam, Aed.
S'il n'avait pas été perdu dans ses pensées, Aedan serait sûrement devenu livide à cet instant. Mais, comme il était persuadé de ne pas avoir entendu toute la phrase de son meilleur ami et – surtout – d'en avoir très mal compris la seule partie qui avait atteint son cerveau, il se contenta d'avaler dignement sa salive et plaqua un sourire hésitant sur son visage.
— Excuse-moi Ross, mais... Tu pourrais répéter ?
Son ami fixa alors sur lui ses prunelles gris acier avec une expression qui ne lui disait rien qui vaille.
— Je veux que tu saches que je n'ai jamais rien eu à te pardonner. Et je suis désolé de t'avoir laissé culpabiliser toutes ces années. Mais tu n'as absolument rien à te reprocher Aedan. Au contraire. Car Nell n'a pas rejoint la communauté de Mana à cause de toi, mais grâce à toi. C'est donc grâce à toi que mon fils est toujours en vie aujourd'hui.
Bon... Cette fois-ci, il avait bien tout entendu. Mais... Bon Sang ! Mais qu'est-ce que Ross était en train de lui dire ?
— Liam est un mage des quatre éléments... Et un Tes'Sara par-dessus le marché.
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