Chapitre 1.6 :
(...)
— Ross, tu sais que je suis de ton côté, mais ce n'est pas tout à fait ce que la « vipère au cœur de pierre » a fait, même si c'est ce que tu as raconté à tes enfants. Contre mon avis je tiens tout de même à te le rappeler. Mais effectivement, c'est de ça que je parlais. Alors, tu crois qu'ils le leur ont déjà dit ?
— Si ce n'est pas déjà fait, Kenneth et Eiline ne vont pas tarder à en parler à Erin et Iain, puisque je pense qu'ils sont encore assez jeunes et naïfs pour croire que l'honnêteté et la confiance sont la base d'une belle histoire d'amour.
— Ross... soupira Aedan qui trouvait toujours le cynisme de son ami au sujet de l'amour un peu désolant.
— Par contre, continua Ross sans y faire attention, vu leur relation un peu tordue, je vois mal Liam avouer à Liha ce qu'il considère comme étant l'une de ses principales faiblesses.
— Comment ça ? demanda Aedan en se disant que c'était tout de même rassurant que son ami ne voit pas la relation bizarre de Liam et Liha – où la méfiance et les prises de becs étaient constantes – comme étant un modèle de couple parfait.
— Eh bien... commença son ami sur un ton où Aedan fut surpris de percevoir de la douleur et du regret qui tranchaient avec son attitude désinvolte. Tu sais il... Il pense toujours que c'est en grande partie à cause de lui que Nell nous a quittés. Et malgré tout ce que j'ai pu lui dire, je n'arrive pas à le faire changer d'avis.
Et merde... Comme s'il venait de recevoir une gifle – et que celle-ci reléguait ses futurs problèmes de couple au second plan – Aedan se rappela subitement pourquoi il n'aimait pas du tout parler de ce sujet avec son meilleur ami.
— Tu vois, poursuivit Ross sans se rendre compte du malaise provoqué par son aveu, quand il était petit, Liam faisait toujours le même cauchemar. C'est d'ailleurs pour ça qu'il a toujours été aussi acharné à s'entraîner jusqu'à l'épuisement, tu sais ? Pour tomber dans un sommeil sans rêves. C'est aussi pour ça qu'à partir du moment où il a été en âge de le faire, il a commencé à passer ses nuits avec tout un tas de filles et à boire parfois plus que de raison. Il a pris exemple sur moi tu me diras et tu n'aurais pas tort. Même si je suis la preuve vivante que cela ne marche pas du tout... Enfin, pour moi. Et c'était le cas pour lui aussi jusqu'à la disparition d'Erin et ce rapprochement avec Liha. Sincèrement Aed, depuis qu'il est avec elle, il a l'air... Il a l'air tellement plus serein, reposé et apaisé. Bref... Tout ça pour dire que toutes les nuits, il se réveillait en pleurs et me racontait ce qu'il avait vu : sa maman qui le portait dans ses bras, le visage froid et le regard dur. Moi qui accourais pour l'arracher des bras de sa mère en lui disant qu'il était hors de question qu'elle prenne notre fils. Puis encore elle qui tentait de me le reprendre en me disant que je faisais erreur et que c'était lui, le danger et qu'il fallait qu'il disparaisse...
Abasourdi, Aedan fixa le visage soudain ravagé par le chagrin et l'amertume de son ami.
— Que... Quoi ?
Mais... Ross ne lui avait jamais raconté cette partie de l'histoire, bon sang !
— Il n'avait que cinq ans, bordel ! Il n'avait que cinq ans, mais il a quand même fallu que son premier souvenir, et le seul qu'il ait de sa mère, soit celui-ci. Celui du soir où Nell a voulu l'arracher à sa famille et l'emmener à Pa'Auro...
— Je... Elle pensait bien faire, Ross, tenta d'intervenir Aedan qui avait beaucoup de mal à se remettre de ce qu'il venait d'apprendre. Elle pensait juste à le protéger non ?
— Moi je le sais, Aed ! Mais Liam ? Je ne suis jamais parvenu à le convaincre que sa mère n'avait jamais cherché à le tuer ou je ne sais ce qu'il s'imagine. Parce qu'à chaque fois que je lui disais que son cauchemar ne représentait pas la réalité et que sa mère voulait plutôt le mettre à l'abri du danger, il ne me croyait pas. Et en même temps, je le comprends ! Quand il me demandait pourquoi elle aurait voulu faire ça et de quel danger elle aurait bien pu vouloir le protéger, il sentait bien que je ne lui disais jamais la vérité.
Complètement bouleversé par la tournure qu'avait prise cette conversation anodine au sujet de la soirée de son meilleur ami, Aedan ne put s'empêcher de commencer à culpabiliser. Depuis que les triplés l'avaient rejoint sur Orcam – provoquant ainsi indirectement la prolifération des Sang-Purs et de leurs homologues extrémistes – Aedan avait été bien occupé et s'était essentiellement consacré à la protection de ses enfants et à la lutte politique contre ces cinglés. Et pendant toutes ces années, Ross s'était tenu à ses côtés. Cet homme était bien plus qu'un ami pour lui. C'était son frère.
Or, il se rendait compte à présent que lui-même ne s'était pas véritablement comporté comme tel. Car – quand bien même Ross se refermait-il comme une huître lorsqu'Aedan tentait d'aborder le sujet de Nell – il aurait dû insister pour qu'ils en discutent, pour que Ross sache que s'il en avait besoin, il était là. Cela faisait des années qu'ils n'avaient pas parlé d'elle et il comprenait seulement aujourd'hui que son meilleur ami se débattait encore avec ses mauvais souvenirs.
Oh bordel ! Quel piètre confident il faisait !
Mais le pire, c'était qu'il savait que c'était également de sa faute si ce passé – aussi douloureux qu'un coup de poignard – avait récemment refait surface dans la vie de son ami et l'avait, en quelque sorte, forcé à reprendre ses anciennes habitudes de soirées débauchées. Même si, il fallait bien l'avouer, il ne savait pas vraiment comment il aurait pu éviter que cela ne se produise. Après tout, il aurait tout de même eu beaucoup de mal à empêcher sa fille de naître telle qu'elle était.
Alors que Ross se levait pour aller se chercher un verre, Aedan se demanda si le destin finirait un jour par arrêter de s'acharner sur sa famille et ses amis. N'avaient-ils pas déjà bien assez de soucis ? Ou bien, tout cela n'était-il qu'une simple coïncidence ?
Car, la vérité que Ross avait cachée à Liam depuis des années allait forcément bientôt ressurgir. Et cela, à cause de ce qu'ils avaient récemment découvert au sujet de Liha...
Oh bon sang ! Si la situation n'avait pas été aussi tragique, il aurait presque ri de se rendre compte à quel point les vies de ces deux gamins cherchaient en permanence à se lier l'une à l'autre, d'une façon ou d'une autre.
Par les Quatre ! Si Nell savait que son fils était lié à une mage Tes'Sara, nul doute qu'elle jubilerait ! Enfin... Peut-être un peu moins si elle découvrait qu'il s'agissait d'une Kerid'El'Wen. Quoique... Puisque Liha était aussi une Sang-Mêlée – et qu'elle appartenait donc, pour Nell, à la catégorie des causes à défendre – elle accueillerait sans doute sa belle-fille à bras ouverts. Bien que cela reste une image, bien sûr. Nell étant totalement incapable de montrer le moindre signe d'affection.
Dans tous les cas, pour en revenir à ce foutu destin, il fallait bien comprendre que, si la femme de son meilleur ami était partie, ce n'était pas seulement parce qu'elle était une « sale vipère au cœur de pierre ».
Alors oui, elle l'était bien sûr – pour plein de raisons – mais elle était avant tout partie pour protéger les personnes qui naissaient avec les mêmes pouvoirs que Liha. Et cela faisait d'elle, il fallait bien l'avouer, quelqu'un de pas si horrible que ça...
Nell voulait aider ceux – très très rares – qui venaient au monde avec la magie des quatre éléments – quel que soit leur Peuple d'origine – et qui étaient extrêmement puissants. Ceux qui étaient capables d'invoquer tous les phénomènes météorologiques et naturels d'envergure tels que la foudre, les pluies diluviennes, les tremblements de terre ou les tornades. Ceux qu'on appelait les mages Tes'Sara.
Nell avait tout quitté pour les protéger. Alors certes, avec une facilité et un détachement déconcertants qui lui valait son surnom bien mérité de « vipère au cœur de pierre » mais... Elle avait laissé derrière elle sa vie et sa famille – sans aucun regret, il fallait tout de même insister là-dessus – pour une noble cause. Pour aider ces mages particuliers à se cacher du gouvernement d'Hériale.
Car la vérité, c'était que si les Hérialiens pensaient que les Tes'Sara n'existaient plus depuis des centaines d'années, il y avait une raison. Une raison horrible et sordide, mais considérée comme la seule solution envisageable par le gouvernement de l'époque où cette décision fut prise.
Cela remontait à plus de deux siècles et en ce temps-là, bien que peu nombreux, les mages Tes'Sara représentaient un véritable danger pour la population. Personne ne savait pourquoi, mais une fois adultes, ils perdaient la raison et leurs pouvoirs devenaient alors incontrôlables, créant ainsi le chaos dans tout le royaume.
Certains mages Sang-Purs avaient avancé l'idée que c'était parce que ces Tes'Sara étaient des descendants des Th'Eos disparus. Qu'ils naissaient au hasard dans des familles dont la lignée n'était pas assez pure, pour assurer une sorte de vengeance à leurs ancêtres, en réalisant leur malédiction et en détruisant Orcam.
Bien sûr, cette théorie fut très vite rejetée. Car les Th'Eos étaient certes des mages des quatre éléments et il n'était pas impossible que certains d'entre eux aient eu des enfants illégitimes avec des personnes d'un autre Peuple mais, bien que très puissants, les Th'Eos n'étaient pas tous et de loin – et heureusement pour ceux qui les avaient affrontés pendant la Grande Guerre des Origines – des Tes'Sara, ces mages aux pouvoirs quasiment illimités. Il était donc totalement impossible que tous leurs soi-disant descendants aient hérité de ces pouvoirs.
Toutefois, il n'en demeurait pas moins que les rares Tes'Sara qui naissaient dans le royaume, étaient un véritable danger. C'est pourquoi une décision – qui devait rester secrète et qui l'était toujours aujourd'hui – avait été prise par le roi et ses conseillers.
Ainsi, jugés trop dangereux pour leurs compatriotes, les enfants qui montraient des prédispositions pour les quatre éléments lors de la traditionnelle cérémonie d'éveil des pouvoirs – que tout Hérialien passait à l'âge de huit ans – et qui de ce fait étaient de potentiels Tes'Sara, étaient purement et simplement éliminés, par principe de précaution.
Le Peuple était maintenu dans l'ignorance de cette pratique et les parents dont les enfants mourraient après la cérémonie ne se doutaient de rien, car des agents du gouvernement – qui supervisaient toutes ces fêtes folkloriques – venaient leur expliquer que leurs petits avaient succombé à la puissance de la magie des Quatre. Que leurs corps n'étaient pas assez forts pour accueillir leurs pouvoirs. En réalité, tous ces gamins étaient empoisonnés par ces mêmes agents – à l'aide d'un poison indolore mais foudroyant, qu'ils leur faisaient ingérer après les avoir repérés.
C'était ainsi qu'en l'espace de deux cents ans, les mages des quatre éléments et les Tes'Sara étaient passés de cas extrêmement rares, au statut de mythes.
Ce secret n'était révélé qu'aux Hérialiens entrant au gouvernement. Ils devaient alors faire le serment de ne rien divulguer et de continuer à protéger le royaume en se débarrassant de ces bombes à retardement. Bien sûr, inutile de préciser que ceux qui n'étaient pas d'accord, jugeant – par exemple – la solution trop radicale, disparaissaient subitement pour subir un petit lavage de cerveau, exécuté par des mages experts en manipulation mentale. Puis ils réapparaissaient en ne se souvenant de rien. Les plus récalcitrants étaient éliminés.
Quand il était devenu roi, Aedan se souvenait d'ailleurs très bien de l'argument qu'un agent lui avait servi pour le convaincre que cette solution était toujours la meilleure.
— Imaginez un Sang-Pur Tes'Sara Votre Altesse, lui avait-il dit. Vous vous rendez compte qu'il serait capable de détruire toute la principauté des Métis d'un claquement de doigts si l'envie lui en prenait ? Ou qu'il pourrait facilement tuer de pauvres Sang-Mêlés – comme vos enfants par exemple – car ses pouvoirs seraient si puissants que presque personne ne pourrait l'arrêter ?
Et si Aedan faisait toujours partie de ce monde, c'était parce qu'il avait acquiescé. Mais – bien sûr – pas parce qu'il croyait aux bien-fondés de ces meurtres d'enfants innocents. Non... Il avait pu le faire parce qu'il savait que ces derniers existaient. Il avait pu le faire parce qu'on lui avait expliqué des années avant son entrée au gouvernement, ce qui se passait réellement.
Il avait ainsi été capable de ne montrer aucun signe de révolte face à cet agent qui tentait de justifier par la peur, l'assassinat de ces pauvres gamins. Il avait pu le faire grâce au courage de gens comme son père, comme Ardal Te'Arlach – son prédécesseur – ou comme (et ça lui faisait toujours mal de lui reconnaître cette qualité) Nell, qui avaient décidé de sauver ces très rares enfants naissant pourvus de la magie des Quatre, d'une mort assurée.
Au fil des années, une sorte de réseau clandestin s'était ainsi créé, visant à repérer les mages des quatre éléments avant la cérémonie d'éveil, pour les sauver en les amenant dans la principauté de Pa'Auro. C'était sur ce territoire réputé beaucoup plus tolérant et peuplé d'Hérialiens plutôt hostiles au gouvernement et à ses lois multiséculaires, que s'était créée la communauté de Mana, censée accueillir tous les rejetés de la société hérialienne. Grâce à elle – et à quelques libres penseurs humanistes qui savaient se montrer discrets au sein de la société – au cours de ces trente dernières années, sur les cinq mages des Quatre nés dans le royaume d'Hériale, trois avaient pu être sauvés.
Peu de personnes étaient au courant de l'existence de la communauté de Mana et les seuls connaissant l'emplacement exact de son territoire, étaient ses habitants. Et encore, pas tous. Il fallait y vivre depuis au moins quatre ans, pour qu'on vous laisse en sortir pour la première fois – sans bandeau sur les yeux – et ainsi pouvoir découvrir où votre havre de paix coupé du monde, était précisément situé.
Aedan connaissait son existence – pas son emplacement – car son père avait été l'un de ces libres penseurs agissant au cœur même du pouvoir. En tant que prince Faë dirigeant de la principauté d'Aëlia, Temair Kerid'El'Wen avait été conseiller de cinq rois. Il n'avait jamais été élu au pouvoir suprême lui-même, mais il avait passé près de quarante ans à être un membre respecté de ce gouvernement.
Les deux dernières années de sa vie, il avait même eu la joie de pouvoir enfin servir un progressiste comme lui et qui plus est, son ami. Ardal Te'Arlach, le prédécesseur Métaïr d'Aedan.
Son père aurait d'ailleurs été enchanté de voir que pendant le règne d'Ardal, les tensions entre Pa'Auro et Hériali s'étaient profondément apaisées, les Métis se sentant véritablement respectés par ce roi juste et bon. Il aurait néanmoins été meurtri de se rendre compte que la conséquence de ce succès avait été d'exacerber le mépris que les Sang-Purs éprouvaient à l'égard des citoyens de cette principauté.
D'ailleurs, Aedan se surprenait parfois à remercier le destin qui avait fait mourir ses parents, un an avant que Sean ne devienne l'un de ces cinglés. Il savait que cette nouvelle aurait profondément blessé Temair, cet homme respectueux des traditions, mais qui trouvait profondément ridicule l'idée de vouloir imposer ces dernières à ceux qui n'y adhéraient pas. Pour lui, chaque homme était libre de vivre sa vie comme il l'entendait, à partir du moment où il respectait aussi les choix et la vie d'autrui.
Bref... Tout ça pour dire que Temair Kerid'El'Wen avait été l'un des interlocuteurs de la communauté de Mana pendant des années, qu'il les avait parfois aidés comme il avait pu et qu'il avait mis son fils aîné – son successeur – dans la confidence de leur existence.
Malheureusement, cela avait été une erreur. Une terrible erreur qui avait fini par mettre un terme à toute relation entre la communauté de Mana et n'importe quel libre penseur humaniste du gouvernement. À cause d'Aedan, la communauté s'était peu à peu radicalisée et transformée en bastion de rebelles en rogne contre la société, prêts à déclencher une guerre civile si besoin était et coupant de ce fait toute communication avec le pouvoir en place.
À cause d'Aedan et à cause d'elle. Elle – son amie – à qui il avait parlé de cette communauté afin de l'aider à lutter contre son chagrin et lui montrer que tous les Hérialiens n'étaient pas aussi pourris qu'elle le pensait. Elle qui avait tout quitté pour rejoindre ce groupe et qui en était devenue le chef il y avait de cela près de quinze ans.
Tout ça donc, à cause de Nell, la vipère au cœur de pierre qui était – en plus – rongée par la colère.
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