Chapitre 6.3

Le début de la progression de Doran et ses amis dans le tunnel s'était avéré particulièrement pénible. Il faisait très sombre et l'atmosphère était froide et humide. L'étroitesse du passage les avait obligés à ramper sur plusieurs mètres et Kaïs avait bien failli rester coincé. Le géant était encore en train de marmonner et de vouer Doran aux pires tortures quand ils avaient débouché dans une galerie beaucoup plus large, où ils avaient enfin pu tenir debout.

Néanmoins, au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient de l'entrée, l'obscurité s'était encore épaissie et Doran avait fait appel à sa magie pour créer une petite boule de feu destinée à leur apporter un peu de lumière. Il la tenait dans le creux de sa main, comme une bougie. La lueur des flammes accentuait l'éclat de ses yeux dorés et créait des reflets cuivrés dans ses cheveux blonds.

Le tunnel était construit avec les mêmes pierres claires que les souterrains de la ville, mais l'humidité qui suintait entre les interstices avait recouvert les parois de mousses et de moisissures, faisant paraître les murs presque aussi noirs que le sol de terre sur lequel ils évoluaient. À intervalles réguliers, des appliques destinées à recevoir des torches avaient été disséminées. La plupart d'entre elles étaient vides, mais celles qui ne l'étaient pas contenaient des torches récentes, peu utilisées.

Doran y avait vu un signe encourageant et ses amis avaient silencieusement acquiescé, lui signifiant ainsi qu'eux aussi avaient remarqué et qu'à partir de maintenant, il fallait se montrer discrets.

Doran avait alors réduit l'intensité de sa boule de feu au minimum et avait continué d'avancer aussi silencieusement qu'un félin traquant sa proie, tous les sens en alerte.

Puis il avait entendu les éclats de voix, droit devant lui et il avait accéléré le pas, toujours sans émettre le moindre bruit.

Peu à peu, le bruit des voix s'était encore intensifié et la lueur caractéristique de torches qui brûlaient était apparue, éclairant le tunnel à une cinquantaine de mètres devant lui.

Il avait alors fait disparaître sa boule de lumière qui ne lui était plus nécessaire, et avait commencé à puiser dans sa magie de l'Air. Pas la peine de se retourner pour savoir que ses amis le suivaient.

Il arriva rapidement devant l'entrée d'une cavité assez vaste et prit quelques secondes pour observer les lieux. L'espace qui s'ouvrait devant lui ressemblait à une grotte dont les parois, froides et humides, s'élevaient assez haut en formant une sorte de dôme. Il repéra deux autres tunnels – en plus du sien – qui permettaient sans doute d'accéder à cette cavité depuis d'autres entrées que celle que lui et ses amis avaient empruntée. Quelques torches étaient piquées dans les murs et des bougies étaient posées par terre, éclairant l'endroit d'une lumière orangé et projetant des ombres tremblotantes sur les parois.

Au centre de cette grotte, il distingua cinq silhouettes qui étaient visiblement en train de discuter. Tous étaient vêtus de noir, couleur caractéristique des membres de la Garde. Cependant, ils ne portaient pas les uniformes de soldats, mais plutôt des tenues habillées.

L'une de ces silhouettes avait remonté la capuche de sa cape, dissimulant ses traits. Mais au vu de sa stature, Doran en déduisit qu'il s'agissait d'une femme. Elle se tenait entre deux hommes. L'un lui tournait le dos, mais Doran remarqua qu'il avait les cheveux clairs et l'autre – assez âgé – était légèrement de profil. Deux autres silhouettes se tenaient légèrement en retrait, en partie dissimulées par les trois autres.

Puis Doran aperçut autre chose. À l'autre bout de la grotte, assise à même le sol, une frêle silhouette au visage crasseux serrait ses genoux contre sa poitrine. Elle portait des habits noirs dix fois trop grands pour elle et ses longs cheveux blonds avaient été maladroitement nattés en une longue tresse qui lui tombait sur l'épaule. Elle fixait les cinq autres de ses grands yeux vides, qui lui mangeaient le visage.

Doran ressentit une rage sourde s'emparer de lui quand il vit dans quel état se trouvait la princesse Erin et il laissa sa magie de l'Air exploser dans la grotte.

La puissance du souffle frappa de plein fouet les cinq silhouettes qui, prises par surprise, n'eurent pas le temps de réagir. Elles furent projetées sur les parois de la grotte et retombèrent lourdement sur le sol de terre noire, assommées par la puissance du choc.

Doran se précipita immédiatement vers la jeune fille qui n'avait pas bougé d'un pouce, mais avant qu'il ne puisse l'atteindre, il fut frappé par un jet d'eau très puissant qui lui fit perdre l'équilibre et le maintint plaqué au sol. Il se maudit intérieurement de ne pas avoir pris le temps de vérifier qu'ils étaient bel et bien tous assommés et il réussit à tourner la tête vers le Métaïr responsable de l'attaque. Celui-ci le fixait avec un rictus mauvais et continuait de projeter l'élément liquide vers lui à travers ses mains. Mais au grand soulagement de Doran, le petit triomphe du Métaïr fut de courte durée. Une boule de feu vint rapidement le frapper en pleine tête et il se mit à hurler alors que les flammes commençaient à lui dévorer tout le corps. Il tomba raide mort, carbonisé.

Pas du tout ému par le sort de son assaillant, Doran se releva prestement en crachant l'eau qu'il avait encore dans la bouche.

— Hé ! s'exclama-t-il en se tournant vers Fahran. Je maîtrisais parfaitement la situation !

Son ami haussa les épaules et s'avança dans la grotte jusqu'au cadavre du Métaïr qu'il venait de tuer. Il posa sa botte sur sa tête et un craquement sinistre retentit dans la cavité quand il broya les os du crâne de sa victime, ne laissant qu'un petit tas de cendres à l'endroit où s'était trouvée sa tête.

— Désolé, mec, rétorqua Fahran en secouant son pied pour se débarrasser des restes du Métaïr. Mais je ne voyais pas pourquoi tu étais le seul à avoir le droit de t'amuser. Kaïs et moi, on a aussi dû ramper à travers ce terrier, je te signale !

— Peut-être, admit Doran en bougonnant, mais t'étais pas obligé de le tuer. On aurait pu... je sais pas... l'interroger ?

Fahran le regarda comme s'il avait affaire à un demeuré.

— Et depuis quand on interroge ces merdes d'extrémistes ? demanda-t-il sincèrement surpris. Et puis, si ce n'est que ça, il en reste encore quatre autres...

— Trois, intervint Kaïs en s'approchant du corps du vieux Métaïr. Celui-ci est mort sur le coup, quand Doran les a projetés contre la paroi. Il a la nuque brisée.

Il enjamba le corps, puis reporta son attention sur l'Os'Tra aux yeux dorés.

— D'où te viens cette idée d'interroger ces types ? lui demanda-t-il à son tour, étonné.

Doran poussa un soupir irrité et agita les bras en signe d'agacement.

— Ben j'sais pas, rétorqua-t-il en les foudroyant du regard. Mais je me suis dit que ce serait peut-être bien si on se comportait de manière un peu moins radicale que d'habitude devant...

Il agita les bras pour désigner la jeune fille qui se trouvait toujours recroquevillée sur le sol et qui fixait les cadavres, les yeux vides.

— ... pour ne pas trop l'effrayer, quoi...

Kaïs et Fahran se jetèrent un coup d'œil étonné, puis reportèrent leur attention sur Erin.

— Oh... s'exclama Fahran quelque peu interloqué. Pour qu'on paraisse un peu plus civilisés, tu veux dire ?

— Ben oui... après tout, on est censés les rallier à notre cause, non ? Tu ne crois pas qu'on vient peut-être de la traumatiser, là ?

Il jeta un coup d'œil perplexe à la jeune fille, aussitôt imité par son ami.

— En même temps, si vous voulez mon avis, intervint Kaïs, elle n'a pas l'air de se rendre vraiment compte de ce qui se passe ici. On dirait qu'elle est... je sais pas... ailleurs ?

— C'est vrai, t'as raison... constata Doran en s'approchant de la princesse et en s'agenouillant près d'elle. Youhou, dit-il en agitant la main devant ses yeux gris-bleu, il y a quelqu'un là-dedans ? Faut pas avoir peur de nous, princesse. On est venus pour vous sauver.

Comme elle ne réagissait pas, Fahran vint à son tour s'accroupir face à elle et plongea ses yeux noisette dans les siens.

— Ouais, approuva-t-il au bout de quelques secondes. Je pense que pour les remerciements, faudra repasser. Elle a l'air complètement...

Mais il ne termina pas sa phrase. Il bondit immédiatement sur ses pieds et se tourna vers l'autre bout de la grotte. Doran l'imita aussitôt, tout comme Kaïs, au moment même où ils détectèrent la magie de la télépathe.

Cette dernière était en train de s'enfuir, suivie de près par l'un de ses acolytes.

Putain ! songea Doran. Ces Sang-Purs étaient beaucoup plus résistants qu'il ne le pensait !

Kaïs fut le plus rapide à réagir et utilisa la magie de la Terre. Une grosse pierre vint frapper l'homme à l'épaule, faisant craquer les os de son bras. Il vacilla et hurla de douleur, mais il parvint tout de même à continuer sa course.

— Voilà ce qui arrive quand on veut agir de manière civilisée, bougonna l'Os'Tra à la tignasse frisée. J'aurais dû lui fracasser le crâne...

Il secoua la tête et se prépara à se lancer à leur poursuite.

Doran allait faire de même, mais au moment où il s'élança, la princesse Erin s'effondra sur le sol et elle poussa un hurlement qui lui glaça le sang. Il fut stoppé net dans son élan, même si une partie de lui voulait encore se précipiter à la poursuite des deux Sang-Purs pour les achever. Après tout, lui et les siens étaient entraînés pour ça. Éliminer les obstacles sans se poser de questions et l'adrénaline qui courait dans ses veines l'exhortait à finir le travail.

Mais un autre paramètre était à prendre en compte dans ce cas précis. Fahran et Kaïs semblaient eux aussi de cet avis puisqu'ils avaient également renoncé à poursuivre les fuyards et tous trois avaient les yeux fixés sur la jeune fille qui se tordait de douleur à leurs pieds.

— Putain... murmura Fahran à ses côtés. Mais qu'est-ce qu'elle a ?

Doran n'avait jamais vu son ami si inquiet et Kaïs semblait comme tétanisé.

Parce que... Par les Quatre... Si la jeune fille mourrait...

Doran secoua la tête pour se sortir de son hébétude et il s'approcha d'elle. Son cri déchirait l'air et il jeta un coup d'œil impuissant à ses compagnons.

Bon sang... Il savait traquer, débusquer, torturer et tuer, mais là, aucun de ses talents ne pouvaient l'aider.

— Doran... le supplia Kaïs.

Mais le supplier de quoi ? Qu'était-il censé faire, au juste ? Il savait que ses amis s'en remettaient à lui parce qu'il était le plus empathique, le plus à même de calmer la princesse Erin. Mais là, il ne voyait vraiment pas comment faire ça.

Le hurlement était atroce, inhumain. Il recélait tant de douleur et de terreur que Doran sentit son cœur se briser pour la jeune fille. Il ne la connaissait pas, mais il savait qu'elle ne méritait pas ça.

Il tenta de lui parler pour essayer de la calmer, en vain. Elle continuait de se tortiller sur le sol en hurlant comme il n'avait jamais entendu personne hurler.

Il savait que son état avait quelque chose à voir avec la Métaïr qui s'était enfuie, il sentait sa magie sur la jeune fille. La télépathe s'était servie de son pouvoir sur elle avant de prendre la fuite dans les tunnels. C'était comme cela que Doran et les autres avaient pris conscience que la femme avait repris connaissance. Mais que lui avait-elle fait ? Est-ce que le but était de la tuer ?

Doran était perdu. Il ne s'était jamais senti aussi impuissant. Et la princesse qui n'arrêtait pas de hurler...

— Putain, Doran, entendit-il Fahran crier derrière lui. Fais quelque chose ! Elle ne peut pas mourir... elle ne peut pas ! Tu dois...

Son ami lui jeta un regard suppliant et Doran écarquilla les yeux de surprise. Il venait enfin de comprendre ce que ses amis attendaient de lui.

Son cœur se mit à battre follement dans sa poitrine, son estomac se contracta et il vacilla.

Non ! Il ne pouvait pas faire ça ! Pas comme ça... Il ne voulait pas !

Comment Kaïs et Fahran osaient-ils lui demander ça ?! Il devait y avoir un autre moyen !

— Doran... le supplia Kaïs à son tour. Doran, regarde-la !

Le jeune homme reporta son attention sur Erin qui se tordait toujours de douleur sur le sol boueux de la grotte et il comprit alors que le seul autre moyen pour qu'elle arrête de hurler, serait de la tuer de ses propres mains.

Il ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Il ne pouvait pas la tuer, il le savait. Mais il avait besoin de plus de temps pour se décider ! Du temps, qu'il n'avait évidemment pas...

Alors il rouvrit les yeux et hocha la tête en direction de Fahran pour lui signifier qu'il avait compris et qu'il était prêt à faire la seule chose dont il était capable pour la soulager. Même si cela voulait dire qu'il ne serait plus jamais le même... Et, bon sang ! Les Quatre savaient qu'il aimait l'homme qu'il était !

Bordel... S'il avait su comment cela allait se passer...

Quoi ? Il ne serait pas venu ? Il aurait abandonné la princesse et tout ce pour quoi il se battait depuis des années ?

Après tout, on l'avait élevé pour protéger les triplés. Son existence était de toute façon liée à la sienne, d'après une prophétie connue seulement des siens. Alors, qu'est-ce que ça pouvait bien faire, si tous les deux ne se connaissaient même pas ? Qu'est-ce que ça pouvait bien faire, si leurs vies seraient à partir de maintenant complètement bouleversées ? Qu'est-ce que ça pouvait bien faire que sa conscience, et plus important encore, son cœur, lui hurlaient qu'il ne voulait pas faire ça ? Qu'est-ce que ça pouvait bien faire... Ses désirs à lui étaient secondaires comparés à la survie de tout son Peuple.

Et tant pis si le visage d'une jolie rouquine s'imposa à lui quand il ferma les yeux en prenant dans ses mains celles de la princesse. Ses sentiments n'avaient aucune importance. Pas plus que ceux de la jeune fille.

Alors il fit ce qu'il avait à faire – s'obligeant à refouler tout au fond de lui la douleur grandissante dans sa poitrine – et il lia sa vie à celle de la princesse Erin.

L'opération ne dura pas plus de quelques secondes. Doran était puissant, ses pouvoirs immenses et quand cela fut fait, elle cessa immédiatement de hurler.

Derrière lui, il entendit Kaïs et Fahran s'approcher, visiblement soulagés de ne plus entendre ses cris déchirants. Ils ne firent aucun commentaire. Ils restèrent près de lui sans bouger, attendant respectueusement un signe de sa part qui confirmerait ce qu'il venait de se passer.

Doran savait qu'il avait bien fait, mais il ne put s'empêcher de leur jeter un regard désemparé. Il n'eut pas besoin d'en dire plus, ses amis comprirent sur le champ et il vit dans leurs yeux qu'ils étaient désolés pour lui. Fahran posa sa main sur son épaule en approuvant son geste d'un petit signe de tête et Kaïs porta sa main à son cœur en signe de respect.

Doran esquissa un sourire désabusé, en secouant la tête.

Oui... Il avait fait ce qu'il fallait. Mais à quel prix ?

Pourtant, encore une fois, qu'est-ce que ça pouvait bien faire si tout au fond de lui, le petit garçon rêveur qu'il avait réussi à protéger de toutes les horreurs de la vie et qui croyait encore, en dépit de toutes les souffrances, qu'il avait droit au bonheur venait définitivement de renoncer à cette idée stupide ?

Il ferma les yeux une dernière fois, puis il se redressa, étouffant pour de bon ses sentiments qui n'avaient pas leur place dans un monde comme le sien.

Il se pencha vers la jeune fille qui avait perdu connaissance pour la prendre dans ses bras, se releva et jeta un regard autour de lui, comme le guerrier surentraîné qu'il était. Comme si sa vie ne venait pas irrémédiablement de changer. Sa vie et celle d'Erin aussi.

Il désigna le cinquième homme, un Faë, qui gisait toujours sur le sol et Kaïs s'approcha de lui.

— Il est encore en vie, constata-t-il. Qu'est-ce que je fais ? Je l'achève ?

Doran secoua la tête. Il avait pleinement repris ses esprits.

— Non. On l'emmène aussi, dit-il d'une voix blanche.

Kaïs et Fahran se jetèrent un rapide coup d'œil. Il faudrait du temps avant qu'il ne redevienne le même homme qui avait pénétré dans cette grotte. Cet homme joyeux et plein d'humour qu'ils appréciaient – qu'ils aimaient – tant. Mais le géant aux cheveux frisés finit par charger sur ses épaules le Faë inconscient sans rien ajouter.

— Allons-y, lança alors Doran en se dirigeant vers le tunnel qu'ils avaient emprunté pour venir. Ramenons la princesse à sa famille. Enfin, la princesse ET le nouvel homme de sa vie !

Il s'engouffra dans le passage, ne remarquant pas que la jeune fille qu'il portait dans ses bras avait le visage inondé de larmes...

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