Chapitre 5.3
(...)
Emyr réfléchit à toute vitesse. Il portait encore les habits blancs caractéristiques du Peuple Faë, il pouvait très bien continuer à se faire passer pour un des leurs. Mais cette femme semblait en connaître beaucoup sur eux et elle ne manquerait pas de lui poser des questions. D'ailleurs, qui sait si elle n'était pas chargée de surveiller les arrivées et si elle n'allait pas envoyer un message à travers le portail, pour signifier aux gardes de l'autre côté que quelqu'un venait de passer sans autorisation ?
Non... Il ne pouvait pas prendre le risque de se faire repérer avant d'avoir trouvé son contact. Cela le rebutait, mais cette femme allait sans doute être la première à devenir ce que l'on appelait un dommage collatéral.
Sa décision prise, Emyr sortit de sa cachette et se dirigea vers l'intruse.
— À vrai dire, dit-il en sortant de l'ombre l'air menaçant, je ne crois pas que votre règle va s'appliquer cette fois. Les Faës sont les bienvenus, dîtes-vous ? Eh bien, malheureusement... je ne suis pas un Faë.
Il vit la silhouette sursauter légèrement mais, à vrai dire, il n'aurait su dire si la femme avait peur ou si elle était simplement surprise. Parce que... eh bien, parce qu'il ne voyait pas son visage. Celui-ci était dissimulé par le bonnet et l'écharpe qu'elle portait, ne laissant à découvert que ses yeux.
Et cette fois-ci, ce fut au tour d'Emyr de sursauter. Parce que, ces yeux-là, il les aurait reconnus entre mille.
Ces grands yeux bordés de longs cils bruns et à la nuance bleu marine si particulière. Eh bien... Eh bien, c'étaient les mêmes yeux qu'il voyait chaque matin en se regardant dans le miroir !
— Que... qui êtes-vous ? demanda-t-il quand il fut remis de sa surprise.
Pour toute réponse, la femme se contenta de retirer son bonnet et son écharpe, révélant ainsi son visage fin recouvert de fines ridules et sa longue chevelure argentée relevée dans un élégant chignon.
— Gr... grand-mère ? souffla-t-il complètement abasourdi. Ce... c'est bien toi ?
Par... les... Quatre !!! S'il s'attendait à ça ! Cette femme... cette femme était bel et bien sa grand-mère ! Et elle n'avait pas du tout changé ! Cela faisait dix-sept ans qu'il ne l'avait pas vue et elle n'avait pas pris une ride !
Enfin si, une ou deux... Mais ça, il était hors de question qu'il le lui dise ! Parce que peu importait d'où vous veniez, les femmes étaient plutôt chatouilleuses sur ce sujet.
Quoi qu'il en soit, c'était bien sa grand-mère qui se trouvait devant lui, il n'y avait aucun doute possible.
— Emyr ? demanda-t-elle en retour, incrédule. C'est toi, mon chéri ? Oh par les Quatre ! Ce que tu as grandi ! Oh, viens là que je te serre dans mes bras !
Emyr ne se fit pas prier. Il se précipita pour serrer dans ses bras ce petit bout de femme qui lui avait tant manqué. La dernière fois qu'il l'avait vue, il n'avait que six ans ! C'était aussi la dernière fois où cette dernière avait franchi le portail menant dans le royaume d'Hériale. La dernière fois où Emyr avait pu voir et profiter de sa grand-mère paternelle. Elle l'avait traversé un jour de solstice d'hiver, comme aujourd'hui.
À l'époque, sa grand-mère avait pris les mêmes risques que lui, pour les mêmes raisons. Pour sauver son Peuple et Orcam. Et tous ses souvenirs lui revinrent en mémoire.
Il y avait dix-sept ans, sa grand-mère avait traversé le portail pour venir dire à ceux de son Peuple restés sur Orcam que des triplés avaient vu le jour sur Terre lors de l'équinoxe d'automne.
Elle n'était pas sûre à l'époque qu'ils s'agissent de Sang-Mêlés comme dans la prophétie, mais elle leur avait communiqué le nom de la mère : Eana MacCormac, descendante d'un des premiers triplés, celui élevé par Fergal MacEwen en personne. Le nom du père en revanche, elle l'ignorait. Personne, à l'époque, ne savait de qui il s'agissait. Celui-ci semblait avoir renoncé à ses enfants et finalement, c'était aussi bien ainsi. Le problème, c'était qu'il n'y avait aucun moyen de connaître son origine, et si c'était un Terrien, tout serait fichu pour le clan de Fergal. Mais, si c'était un Orcamien, les sauveurs de leur Peuple venaient de voir le jour.
Emyr se souvenait avoir épié la conversation des adultes la nuit où une décision fut prise.
Son père, sa grand-mère ainsi que Talek et quelques autres, avaient décidés que les triplés seraient élevés sur Terre. S'ils n'étaient pas des Sang-Mêlés, il ne servait à rien de les faire venir sur Orcam. Par la suite, lorsqu'ils atteindraient l'âge de huit ans, sa grand-mère tenterait discrètement d'éveiller leurs pouvoirs. Si cela marchait, leur statut de Sang-Mêlés ne ferait plus aucun doute. Ensuite – si par bonheur c'était bien le cas – sa grand-mère devrait alors leur révéler qui ils étaient et ce que leur Peuple attendait d'eux. Elle devrait agir seulement quand ils seraient en âge de comprendre, et dans le dos de leur mère, qui ignorait elle aussi quelles étaient ses origines. Comme tous les descendants du triplé élevé par Fergal, elle avait été élevée dans l'ignorance, pour la protéger et éviter qu'elle ne se fasse tuer par les partisans des deux autres clans issus de la fuite des Th'Eos sur Terre : le clan d'Enya et le clan d'Evan. Ainsi, seuls les gardiens de ces descendants – qui se trouvaient toujours à leurs côtés – savaient qui ils étaient. La magie ne faisait pas partie de leur vie, puisque leurs pouvoirs n'étaient jamais éveillés et ils grandissaient et vieillissaient sans jamais entendre parler d'Orcam. C'était le choix fait par Fergal et son triplé quand il était apparu que les trois clans n'avaient pas du tout les mêmes projets pour les futurs triplés de Sang-Mêlés, ni la même interprétation de la prophétie.
Quoi qu'il en soit – si les triplés que sa grand-mère avait découverts étaient bien les bons – une fois prêts à accomplir leur mission, elle devrait les faire venir sur Orcam, peu de temps avant leurs dix-huit ans, pour que la prophétie s'accomplisse.
Les adultes avaient aussi décidé cette nuit-là qu'il était plus prudent que sa grand-mère n'entretienne plus aucun contact avec Orcam, jusqu'à ce que les triplés atteignent l'âge de six fois trois. Et tant pis si cela voulait dire de vivre près de dix-huit ans en ignorant si ces enfants grandissant sur une autre planète, étaient oui ou non ceux qu'ils attendaient. Tant pis, aussi, si cela voulait dire que sa grand-mère, elle, ne reverrait ni son fils, ni ses petits-enfants, pendant un laps de temps tout aussi long.
En entendant cela, Emyr se souvenait avoir couru jusqu'à sa chambre, s'être jeté sur son lit et avoir pleuré toutes les larmes de son petit corps, tout en maudissant ces trois bébés qui allaient lui voler sa mamie. Mais quand il s'était réveillé, sa grand-mère était avec lui. Elle était allée chercher sa petite sœur et ils étaient restés tous les trois allongés pendant un long moment. Elle leur avait alors dit à quel point elle les aimait, qu'elle penserait tous les jours à eux et qu'elle allait passer les trois mois suivant à se fabriquer des souvenirs de jeux et de rires avec ses petits-enfants adorés. Pour Emyr, cela avait été la période la plus heureuse de sa vie. Mais les trois mois étaient passés très vite.
Elle était repartie le jour de l'équinoxe de printemps et Emyr ne l'avait donc pas revue depuis.
Le pire, c'était que tous ces sacrifices n'avaient servi à rien. Leur plan si bien orchestré avait, bien sûr, complètement foiré.
Alors, oui, oui... Les triplés étaient bien des Sang-Mêlés. Mais contre toute attente, leur père avait fini par refaire surface. Et le fait qu'il s'agisse d'Aedan Kerid'El'Wen, un prince Faë en personne, n'avait pas franchement aidé.
Aedan les avait ramenés avec lui sur Orcam c'est vrai – ce qui, en soi, était plutôt une bonne chose – mais pour les élever comme de bons petits Hérialiens obéissant aux mêmes lois et respectant les mêmes traditions multiséculaires que lui. Ce qui, là, était tout le contraire de ce qu'ils avaient prévu. Sa grand-mère n'avait jamais pu leur révéler leur véritable nature et n'avait donc eu aucune chance de les rallier à leur cause. De plus, le clan d'Emyr resté sur Orcam n'avait jamais pu les approcher au cours de ces sept dernières années, tant les triplés avaient grandi en étant surprotégés. Et, pour couronner le tout, quand enfin ils étaient tombés sur eux – complètement par hasard – Doran et lui avaient bien failli les tuer, ruinant ainsi les chances qu'ils avaient de rentrer en contact avec eux de façon plus cordiale.
Oh bordel ! Toute cette histoire était un véritable gâchis ! Car même si tout était tombé à l'eau, sa grand-mère n'avait pas pu retourner les voir sur Orcam. Le fait d'être découverte restait un risque qu'elle ne pouvait prendre. Parce que tout n'était pas perdu. Mais pour garder une chance de convaincre les triplés, il fallait qu'elle reste proche d'eux, qu'elle garde leur confiance.
Au bout de ce qui lui sembla un moment trop court à son goût, sa grand-mère le relâcha et recula pour le tenir à bout de bras et le détailler des pieds à la tête, les larmes aux yeux.
— Oh par les Quatre ! souffla-t-elle émue. Que je suis heureuse de te voir ! Tu m'as tellement manqué, mon chéri !
Puis, comme si elle semblait reprendre pied dans la réalité – une réalité où Emyr n'était pas censé se trouver là – son expression changea et elle fronça les sourcils, inquiète.
— Mais que fais-tu sur Terre, Emyr ? demanda-t-elle alors. Est-il arrivé quelque chose à ton père ou à ta sœur ? Il y a un problème avec les triplés ? Je ne les ai pas vus cette année et je m'attendais à les voir débarquer aujourd'hui...
— Non, non... la coupa-t-il alors qu'elle commençait à s'affoler. Papa et Kiera vont bien. Quant aux triplés, Lihanna et Iain sont en pleine forme, je crois. Du moins, c'était le cas quand je les ai vus il y a deux jours.
Quand il vit le choc et la peur se peindre sur les traits de sa grand-mère, Emyr ressentit une nouvelle fois cette jalousie qu'il avait éprouvée à l'égard des triplés lorsqu'il était enfant. Mais il se reprit bien vite. Après tout, sa grand-mère avait d'abord demandé des nouvelles de sa famille.
— Que... tu... tu les as vus ? balbutia-t-elle surprise. Vous avez établi le contact ? Quand ? Comment ?
Ses grands yeux bleu marine reflétaient toutes sortes d'émotions et Emyr eut presque envie de sourire tant cela lui rappela ses souvenirs d'enfant.
— Et Erin ? Tu ne parles pas d'Erin. Comment va Erin ?
— Grand-mère je pense que l'on ferait mieux de...
— Oui, tu as raison, le coupa-t-elle. Tu me raconteras tout ça une fois arrivé à la maison. Il vaut mieux s'éloigner du portail au cas où des Voyageurs de la Garde décideraient de venir faire un petit tour sur Terre. Et puis, tu dois avoir froid habillé comme ça. Allez, viens.
Oh oui ! Sa grand-mère n'avait pas changé. Elle était toujours cette femme pleine de vie, bavarde, souriante et un peu loufoque, mais qui savait aussi où étaient ses priorités.
Emyr la suivit donc sans rien ajouter de plus sur le chemin qu'elle avait remonté quelques minutes plus tôt.
Au fur et à mesure qu'ils avançaient, il remarqua qu'un vent léger semblait les suivre, sans jamais les toucher et il ne mit pas longtemps à comprendre d'où venait ce phénomène étrange. Semblant perdue dans ses pensées, sa grand-mère était en train d'utiliser son pouvoir. Il ne sentait rien, mais c'était un fait. Au fur et à mesure qu'ils avançaient, leurs traces de pas étaient effacées.
Waouh ! Il faudrait qu'il lui demande comment elle s'y prenait pour masquer ainsi ses pouvoirs ! Cela serait effectivement beaucoup plus facile d'être discret s'il était capable de le faire lui aussi.
Il allait d'ailleurs le lui demander quand elle le devança.
— Nos pouvoirs sont un peu modifiés dans ce monde, mon garçon. Je t'apprendrai quelques trucs, si tu restes un peu...
Hein ? Euh... Elle lisait dans ses pensées ! Comment faisait-elle avec les puissantes barrières qu'il avait érigées ?
— Ce phénomène aussi est dû à ta première visite sur Terre et à ton premier franchissement de portail, expliqua-t-elle en pouffant. En fait, c'est un peu comme si tous tes pouvoirs avaient été... effacés.
En entendant cela, Emyr stoppa net.
— Mais ne t'inquiète pas ! ajouta-t-elle précipitamment devant sa mine déconfite. Ils vont vite revenir ! Il faut juste que ton corps s'habitue à ce monde où la magie des Quatre reste bien cachée. Ton esprit saura la trouver de lui-même. Laisse-lui juste un peu de temps...
Sous le choc de cette révélation, Emyr tenta tout de même d'utiliser ses pouvoirs. Juste pour voir si sa grand-mère n'était pas en train de lui monter un énorme bobard. Ou tout simplement vérifier si la sénilité n'avait – en définitive – pas finie par la rattraper.
Ben quoi ? Bien qu'elle en paraisse au max soixante-dix, elle ne devait, en réalité, pas avoir loin des cent ans ! Et les petits vieux de cet âge-là avaient, parfois, de légers troubles d'ordre psychiatrique, non ?
Bien sûr, ce n'était pas le cas de sa grand-mère. Et il ne sut pas s'il devait se sentir soulagé ou, au contraire, inquiet de cette perte de pouvoirs temporaire.
Quoi qu'il en soit, sa grand-mère pouffa une nouvelle fois.
— Ah les jeunes... soupira-t-elle en reprenant sa marche.
Puis, comme si elle venait de se souvenir d'une chose importante, elle s'arrêta presque immédiatement et se tourna vers lui pour le fixer droit dans les yeux.
— Je suis désolée, mon chéri, lui dit-elle très sérieusement, mais ici, tu ne vas pas pouvoir m'appeler grand-mère.
Emyr hocha la tête, même s'il ne comprenait pas vraiment pourquoi ce soudain excès de coquetterie semblait si important pour elle.
— Ce n'est pas ça, répliqua-t-elle avec un petit sourire. Mais ici, je suis connue comme le loup blanc.
Emyr ne comprenait toujours pas – surtout pas cette histoire de loup – mais il continua d'acquiescer.
— Ce que je veux dire, reprit sa grand-mère, c'est que les gens d'ici pensent que je n'ai pas de famille et qu'ils ne comprendraient pas pourquoi je n'ai jamais parlé de mon petit-fils.
— Ok, répliqua-t-il soulagé d'enfin capter où elle voulait en venir. Et je t'appelle comment alors, mamie chérie ?
Elle lui répondit par un sourire railleur, reprit sa marche en le plantant là avant de lancer par-dessus son épaule :
— Eh bien, tu fais comme tout le monde, grand dadais. Tu utilises mon prénom.
Emyr secoua la tête alors qu'un petit sourire naissait aux coins de ses lèvres. Puis il se mit à trottiner pour la rattraper.
— Très bien, dit-il en arrivant à sa hauteur. Message reçu cinq sur cinq... Enora.
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