Eana (Prologue)
Assise en face de lui, Eana observait l'homme qu'était devenu le père de ses enfants et – pour être honnête – ces dix ans n'avaient en rien entamé son charisme insolent. Au contraire, même. Pourtant, elle aurait bien aimé distinguer dans son aspect physique les tourments qu'il avait ressentis suite à leur « séparation forcée ». Pour sa part, elle avait l'impression que des cernes bleutés du plus mauvais effet avaient décidé d'élire définitivement domicile sous ses yeux depuis qu'il était parti. Et puis, elle avait pris un ou deux – trois – kilos, aussi. Alors, pourquoi le jeune homme n'aurait-il pas pu se présenter face à elle le visage ravagé par des rides d'amertume ? Ou le corps alourdi par la nourriture ingurgitée pour compenser l'absence de sa famille ? Ou bien encore avec des cheveux entièrement blancs qui lui auraient donné – à n'en pas douter – un sacré coup de vieux bien mérité ? Malheureusement, elle avait beau scruter scrupuleusement le corps, le visage et les cheveux d'Aedan, elle ne parvenait pas à distinguer le moindre signe physique lui prouvant qu'il s'était autant langui d'elle que d'elle de lui, comme il le lui avait dit. Non. Son épaisse chevelure était toujours aussi brune, ses incroyables yeux gris clair toujours aussi perçants et son corps de dieu grec toujours aussi... musclé et impressionnant.
Argh ! La nature était sacrément injuste parfois.
— Alors voilà, commença-t-il au bout d'un moment en la faisant sursauter, puisqu'Eana m'a prié expressément de tout vous raconter avant de vous expliquer les raisons de ma présence ici, permettez-moi de vous dévoiler mon histoire.
Eana ne put s'empêcher de déglutir.
On y est ma grande... songea-t-elle en sentant la nervosité se répandre en elle et gagner chaque fibre de son être. Parce que, quand Aedan aurait fini son récit, sa vie et celle de ses enfants allaient être bouleversées à jamais.
À ses côtés, Allan lui jeta un coup d'œil dubitatif, ne comprenant visiblement pas ce que cela pourrait bien lui apporter de connaître l'histoire du type qui avait abandonné son amie.
— Comme vous le savez, reprit le père de ses enfants, je me nomme Aedan Kerid'El'Wen.
Eana le vit passer nerveusement la main dans ses magnifiques cheveux bruns. Et elle fut tout de même soulagée de constater que son arrogance coutumière – qui faisait, il fallait bien l'avouer, son charme – n'était pas complètement au max de ses capacités pour une fois. Aedan avait peur des réactions de son auditoire, cela se sentait.
Eh bien tant mieux ! Au moins, elle n'était pas la seule à être effrayée.
— Mais, mon titre exact est : Aedan Kerid'El'Wen, prince Faë du royaume d'Hériale.
Elle se souvenait très bien de la façon dont elle-même avait réagi la première fois qu'elle avait entendu son histoire. Bizarrement, elle l'avait tout de suite crue. Et elle ne comprenait toujours pas aujourd'hui pourquoi cette vérité lui était apparue comme étant une évidence.
— Le royaume d'Hériale est l'un des trois royaumes composant le monde d'Orcam, continua Aedan d'une voix tendue. Mon monde. Un monde en quelque sorte... euh... comment dire ? Parallèle au vôtre.
Elle sentit tout de suite qu'Allan recommençait à s'agiter.
Bon. La suite ne s'annonçait pas sous les meilleurs auspices. Mais en même temps, c'était à prévoir. Comme la majorité des gens, son ami ne devait pas considérer l'existence des mondes parallèles comme étant une certitude. Cela témoignait généralement d'une solide santé mentale, il fallait en convenir. Et c'était d'ailleurs une qualité qu'elle appréciait grandement chez ses amis. Surtout chez ceux à qui elle confiait ses enfants, soit dit en passant. Mais pour ce cas précis, Eana ne pouvait malheureusement pas s'empêcher d'y voir un manque d'ouverture d'esprit légèrement... agaçant. Était-ce vraiment si difficile de croire sur parole à l'existence d'autres réalités ?
Étant donné que la réponse à sa question était évidemment oui, Eana se contenta de se tourner vers Allan pour voir si elle pouvait le calmer. Elle constata ainsi que – conformément à la réaction légitime qu'un homme rationnel devait avoir face à cette histoire de mondes parallèles – son ami s'apprêtait à intervenir pour exposer clairement le fond de sa pensée au type qu'il devait considérer comme un cinglé. Mais Aedan le coupa dans son élan. Sans l'assommer cela dit. Envie qui – elle en aurait mis sa main à couper – devait pourtant sérieusement le démanger.
— S'il vous plaît, je vous demande à tous de ne pas m'interrompre. Je sais que ce que vous allez entendre va vous sembler impossible ou tout droit sorti des délires d'un fou... mais écoutez-moi jusqu'au bout, les preuves viendront en temps voulu.
Bon. Au moins, Aedan était lucide. Et cela sembla plus au moins contenter Allan qui poussa un soupir de frustration, mais finit par acquiescer.
— Bien, approuva Aedan en soutenant quelques instants son regard, je vais donc essayer de faire simple.
Il prit une profonde inspiration puis se lança.
— Comme je vous l'ai dit, Orcam et la Terre sont deux mondes parallèles. Ils sont reliés entre eux par ce que nous appelons des portails. Portails qui nous permettent de passer indifféremment de l'un à l'autre. Il en existe plusieurs à travers nos mondes, mais l'un d'entre eux se trouve justement dans votre forêt. Cependant, ces portails ne sont pas accessibles tout le temps. Ils ne s'ouvrent en réalité que quatre fois dans l'année. Quatre périodes qui correspondent aux deux équinoxes et aux deux solstices. Pour schématiser et simplifier, durant ces périodes, les énergies des quatre éléments que sont la Terre, l'Air, le Feu et l'Eau, se concentrent en différents points et cette accumulation d'énergie permet aux portails de se former et de s'ouvrir. Chaque portail mène à un endroit précis et celui de ma principauté aboutit donc dans votre forêt.
Aedan fit une petite pause et Eana comprit qu'il laissait à son auditoire quelques minutes pour enregistrer les informations qu'il venait de leur exposer. Elle fut surprise de constater qu'Enora et les enfants ne semblaient pas si bouleversés par ses propos.
Bon – pour être honnête – dans le cas des triplés, leur réaction ne faisait que confirmer les doutes qu'elle nourrissait à leur égard depuis bientôt deux ans. Parce que – encore une fois, elle en aurait mis sa main à couper – elle était certaine que ses enfants avaient hérité des dons de leur père. Et il était de plus en plus évident pour la mère poule et super observatrice qu'elle était, que la télépathie en faisait partie. D'ailleurs, ce n'était pas la lueur amusée qu'elle venait de voir briller dans les grands yeux gris-violet de Lihanna qui allait démentir cette impression.
Concernant Enora, en revanche... Eana devait bien avouer que sa réaction était plutôt troublante. Elle avait l'impression que ce que venait de raconter Aedan coulait déjà de source pour sa vieille amie et que celle-ci était même légèrement agacée, attendant visiblement qu'il en vienne véritablement au fait de sa présence ici. Se sentant probablement observée, Enora tourna le visage dans sa direction et croisa son regard. Pendant un bref instant, Eana perçut distinctement la déception et la colère qui habitaient la femme qui lui servait de mère depuis l'âge de quinze ans. Puis ses traits s'adoucirent et elle ferma ses iris bleu marine, comme pour s'excuser.
Ébranlée, Eana secoua la tête et reporta son attention sur Aedan qui était en train de fusiller Allan du regard. Ce dernier était en effet le seul à s'agiter nerveusement sur sa chaise, prêt à bondir. Le seul – encore une fois – à avoir une réaction rationnelle à ce récit.
— Il y a un peu plus d'une dizaine d'années de cela, reprit Aedan d'une voix tranchante en gardant son regard meurtrier fixé sur Allan, j'ai franchi ce portail lors d'un solstice d'été et c'est à cette occasion que j'ai croisé le chemin d'Eana.
En entendant cela, elle fut immédiatement propulsée dans ses souvenirs. Elle revivait sa surprise en découvrant cet homme qui avançait d'un pas décidé au milieu de la forêt, vêtu de façon incongrue d'une cape, d'une chemise et d'un pantalon en laine, le tout entièrement noir. Elle revoyait ses joues rougir quand il avait retiré sa capuche et qu'elle avait découvert son visage aux traits parfaits, son sourire arrogant mais irrésistible, ses yeux gris pétillants de malice la détaillant avec un air appréciateur. Elle sentait à nouveau les battements de son cœur s'accélérer quand il lui avait parlé pour la première fois et qu'elle avait compris qu'elle était en train de vivre un coup de foudre aussi inattendu que dévastateur.
— À l'époque, j'avais été envoyé sur Terre suite à une prophétie, continua Aedan. Pour que vous compreniez bien, mon monde est très différent du vôtre. La magie y a une part très importante, elle est partout. Les trois royaumes d'Orcam abritent – ou plutôt abritaient, mais ceci est une autre histoire – plusieurs Peuples, tous différents les uns des autres. Ainsi, le royaume d'Hériale d'où je suis originaire est divisé en plusieurs principautés et chacune d'entre elles est gouvernée par l'un d'entre eux. Il y a – pour être plus précis – quatre Peuples principaux sur Orcam : les Faës, les Sorciers, les Métaïrs et les Fils de la Terre. Les autres ethnies sont issues de différents métissages entre les quatre principaux. En outre, tout Orcamien est lié à la magie et pour simplifier, chaque Peuple tire principalement la sienne d'un des quatre éléments : Air, Feu, Eau et Terre. C'est évidemment bien plus compliqué que cela et je n'ai pas forcément le temps d'approfondir. Mais, pour résumer et en ce qui me concerne, je fais partie du Peuple Faë et ma magie dominante est donc liée à l'Air.
— N'importe quoi ! explosa soudain Allan, coupant violemment la parole à Aedan et faisant sursauter Eana.
Il se leva d'un coup et renversa sa chaise qui tomba avec fracas sur le sol.
— Vous pensez réellement qu'on va continuer d'écouter ce tas de... d'inepties ?! Sérieusement, vous avez remarqué qu'exception faite des triplés, ce sont des adultes qui sont devant vous ? Des Faës, souffla-t-il méprisant, et puis quoi encore ?! Des lutins, des nains et des dragons ? Soit vous êtes juste simple d'esprit, soit vous êtes fou à lier...
Aedan allait rétorquer, mais Eana fut plus rapide que lui.
— Moi, je le crois, Allan. Il m'a raconté la même histoire il y a une dizaine d'années et je l'ai cru...
Et c'était même plus que cela, se rappela-t-elle en croisant le regard gris d'Aedan qui s'était adouci en se posant sur elle. Car, au final, croire n'était pas le terme adéquat. Elle n'avait pas eu besoin de le croire puisqu'elle avait su instinctivement qu'il lui disait la vérité. Un peu comme s'il lui avait dit qu'il venait de Chine, de Russie ou d'Australie et qu'il lui avait expliqué les lois et les coutumes régissant son pays.
— Mais... commença Allan en fixant sur elle un regard incrédule. Tu... comment...
— Tais-toi avant de dire des choses que tu regretteras, mon garçon, le coupa soudain Enora en le laissant bouche bée. Poursuivez, monsieur Kerid'El'Wen et venez-en au fait de votre présence ici, je vous prie. Parce qu'il y a bien une véritable raison pour que vous preniez le temps de nous expliquer tout cela, non ? Vous êtes venu ici à cause d'une prophétie, eh bien, que disait-elle ?
Une nouvelle fois, Eana trouva la réaction de son amie très étrange, voire anormale... et elle n'était pas la seule. Les triplés regardaient eux aussi leur « granny » avec étonnement et Iain devait même être en train d'essayer de lire dans ses pensées, si on en jugeait par la concentration qui se lisait sur son visage et qui lui faisait plisser – plus que de raison – ses grands yeux gris-vert. Aedan dut d'ailleurs s'en apercevoir, lui aussi. Il ouvrit des yeux ronds et sursauta, portant tour à tour un regard presque choqué sur Erin, Iain et Lihanna. Puis il secoua la tête et se ressaisit.
— Donc vous croyez mon histoire ? demanda-t-il en fixant Enora d'un air suspicieux. Comme ça ? Sans aucune preuve ?
— Je n'ai jamais dit cela, répliqua la vieille femme avec un sourire énigmatique. Et je vous demanderai certainement des preuves en temps voulu. Mais je veux d'abord comprendre ce que vous faites ici et pourquoi vous êtes revenu après dix ans d'absence. Dix ans où les triplés ont grandi sans père, je tiens tout de même à vous le rappeler. Si je vous ai bien suivi, j'imagine que cette fameuse prophétie, qui vous a entrainé sur Terre, est le point de départ de toute cette histoire ? Alors, monsieur Kerid'El'Wen, que dit-elle ?
Eana vit Aedan serrer les poings et elle crut pendant un instant qu'il allait utiliser sa magie pour tout casser. Mais à la place, il inspira profondément et défia Enora du regard avant de lui adresser un petit sourire narquois et d'abdiquer.
— Très bien. Vous avez raison, capitula-t-il sur un ton moqueur. Venons-en au fait...
Il ferma les paupières quelques secondes, puis les rouvrit l'air plus déterminé que jamais.
— Il y a environ mille ans de cela, l'une des trois îles qui composent le monde d'Orcam a été, en quelque sorte, maudite.
Sa mâchoire se contracta, mais il continua son explication.
— Les trois royaumes qui composent le monde d'Orcam sont en réalité, trois îles : Hériale, Evarna et Min'Kaness. C'est cette dernière qui est concernée par la malédiction. Depuis, l'île de Min'Kaness est complètement gelée et tout y semble mort. Il n'y a plus de vie, pas de végétation qui pousse, pas d'animaux ni d'êtres humains qui y vivent. Tout y est figé. De nos jours, on ne sait plus vraiment pourquoi l'île a été maudite. Tout juste savons-nous que cela est lié à une guerre entre les anciens Peuples. Néanmoins, une prophétie que tous les Orcamiens connaissent a subsisté depuis ces temps reculés. Voici ce qu'elle dit :
(...)
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