31- Sept compagnons de route

— Ouvre Roxanne !

Roxanne n'avait aucune idée de qui avait pu braver le couvre-feu pour s'acharner contre le bois de sa porte. Qui au pluriel, puisqu'elle avait décelé plusieurs voix. Elle s'extirpa péniblement de son lit, réajusta sa queue de cheval et défit le loquet, si malmené ces derniers mois qu'il avait fini par s'user.

— Ouvre ! répétèrent les voix dans des grommellements impatients.

Ce qu'elle fit aussitôt. Lilas, Jasmine, Harold, Elys, Malo et Reggie s'empressèrent d'entrer comme si l'ensemble de la garde royale féérique était à leurs trousses ; Roxanne referma la porte et ils s'assirent sans ménagement sur ses chaises, son lit et même sur son petit bureau devenu bancal suite à un mauvais sort. Lilas en paya d'ailleurs les frais, et se résigna à rester debout.

— Il faut retrouver Fly et Daphné ! embraya Jasmine en passant par-dessus son épaule sa longue chevelure brune décoiffée.

— On va commencer par reprendre contact avec Myrt...Euh, je veux dire, Son altesse Neige, ajouta Elys dont les joues s'empourprèrent.

— Et trouver le véritable coupable, conclut Lilas qui semblait avoir endossé le rôle de cheffe de la bande.

S'ensuivit un brouhaha intenable où chacun écoulait ses suppositions, toutes plus douteuses les unes que les autres. On soutenait à gauche qu'un vampire avait décidé de vider le prince de son sang. A droite, on soupçonnait l'un des plus importants conseillers de la reine, ou encore l'ancienne nourrice des jumeaux, frustrée d'avoir été mise à la porte.

— Stop ! tempéra Roxanne alors que Bunbun se réveilla en sursaut dans son panier brun. Pas besoin de trouver de coupable, on sait tous qu'il s'agit de Daphné.

Le groupe entier la fusilla du regard, comme si elle venait d'insulter l'ensemble de la famille royale.

— Nous la connaissons mieux que toi,  répondit Jasmine d'un ton acerbe en levant le menton, fière. Elle n'aurait jamais fait de mal à une mouche...et elle aimait sincèrement Fly.

Raison de plus pour la juger coupable. La remarque irrita Roxanne, qui rectifia entre ses dents :

— Ils jouaient la comédie...

— Tu crois qu'on ne le savait pas ? siffla Reggie. Pas de bisous, jamais en retard le matin, Fly qui ne passe pas ses jours au centre de soin: il faudrait être aveugle pour ne pas le remarquer. C'est courant d'embaucher des gardes du corps dans...notre milieu.

— Mais ils étaient amis. Et puis, Daphné a suivi un entrainement coriace pour en arriver là.  Si elle avait voulu s'en prendre à Fly, elle n'aurait jamais élaboré un plan aussi grossier. 

Lilas marquait un point. En s'en prenant au prince, la fée était devenue la fugitive la plus recherchée du royaume. En ce moment même, des centaines de sentinelles traçaient sa piste, tandis que la reine recrutait des ombrumes de tous les royaumes pour la retrouver : vampires, loups au flair épatant, elfes qui avaient la chance de communiquer avec les arbres et même des fantômes, capables d'extraire des esprits les plus lourds secrets. Il fallait une bonne dose de folie pour s'attirer autant d'ennuis ; si Daphné souhaitait s'accaparer l'amour du prince...évincer la concurrence aurait été moins dangereux pour elle, et ce même si elle avait choisi de s'en prendre à la moitié des filles de la classe.

— D'accord, vous avez un plan ?

— Bien sûr, releva Elys, mais d'abord on doit trouver un moyen de contacter Neige.

***

Bunbun roula des yeux, peu enclin à servir de messager. Roxanne avait beau lui rappeler qu'à l'autre bout de la passerelle se trouvait Framboise, la jolie et amoureuse Framboise, le lapin n'en finissait pas de râler. Il se frotta les paupières et montra du bout de l'oreille la pleine lune qui transparaissait à travers la fenêtre.

— Oui, il fait nuit, soupira sa propriétaire, mais on a besoin de toi. Tu ne veux pas faire ça pour Fly ?

Le rongeur secoua la tête sans y réfléchir à deux fois. En y repensant, c'était peut-être la raison majeure de sa réticence. Désireux de l'aider, Elys s'accroupit devant le petit animal et fit apparaitre dans ses mains des biscuits végétaux.

—Fais le pour Neige au moins, après tout ce qu'elle a fait pour toi.

Son museau se déplaça vers la gourmandise, le grignota et croqua à pleines dents dedans, ce qui permit à Roxanne d'accrocher autour de son cou un collier discret doublé d'un message. Cette dernière en resta médusée : que Bunbun accepte les friandises que lui tendait Myrtille était une chose, mais qu'il se laisse amadouer par le premier fae venu dans sa chambre la vexait un peu. Intéressé...grommela-t-elle en son for intérieur en regardant Elys le cajoler.

—Mes parents sont propriétaires d'une fabrique de gâteaux, ils ont un secteur réservé aux friandises pour animaux. Personne ne peut y résister, expliqua-t-il, attendri par l'air gourmand du petit lapin.

Et certainement pas Bunbun, qui en redemandait du bout des moustaches. Sa collation achevée, il daigna emprunter la passerelle enchantée ; un droit que lui avait octroyé la princesse Lizzie, l'heureuse maitresse de Framboise.

En attendant sa réponse, le groupe se faufilerait dans les couloirs de l'académie à la recherche de preuves. Visant d'abord les professeurs ou le personnel de l'école, bien plus expérimentés que de simples élèves, ils s'étaient répartis en deux groupe : les filles iraient fouiner dans le bureau de leurs professeurs; les garçons enquêteraient dans les cuisines, les celliers et les salles de repos des élèves. L'objectif principal : retrouver la trace d'un arc et de flèches, d'un poison assez inodore pour se fondre dans un gâteau et surtout une page, une ligne, un mot à l'encontre de la famille royale.

Les instructions partagées, la première équipe remonta dans l'aile sud, là où leurs cours se tenaient habituellement. Elles espéraient toutes que dans le tumulte, aucun enseignant n'ait pensé à verrouiller son bureau puisqu'aucune d'entre elles ne savaient comment commander une serrure. Pas sans l'exploser en miettes, du moins.

— Roxanne, tu devrais visiter d'abord le bureau de madame Gorgias, Jasmine se chargera de celui de mademoiselle Elira et moi ...

— Et vous vous devriez être dans vos chambres !

Prise sur le fait, Lilas poussa un petit cri de panique, déployant malgré elle ses grandes ailes rousses. Jasmine se cacha dans le dos de Roxanne qui se mordit la lèvre, honteuse d'avoir suivi un plan aussi désastreux.

— On est là pour...le bien de la famille royale, défendit Lilas aussi tremblante qu'une feuille.

Madame Gorgias terrifiait toute la classe, bien qu'aucun élève n'avait osé l'avouer. Pourtant, durant son cours, tous les devoirs étaient faits, les dos se tenaient droits comme des baguettes et on entendait les mouches voleter —ou à la rigueur, Fly qui mâchonnait son crayon comme un bâton de réglisse.

Fly...La jeune sorcière se demanda s'il était bien traité. Elle espérait qu'on l'ait épargné, que son tortionnaire ait eu pitié du jeune adolescent, que Daphné l'ait protégé, en supposant que la théorie de Lilas soit juste. Dans quel état se trouvaient ses ailes ? Ses ailes gracieuses qui le rendaient fiers. Avait-on écorché son visage ? S'était-il défendu de manière stupide, usant de son don naturel pour la provocation, l'orgueil et les menaces ? Il en était capable aussi bien qu'il savait se montrer raisonnable, serviable ou compréhensif. Il lui manquait, l'angoissait, la laissant seule, prise au piège de ce sentiment d'inutilité qui rongeait son sommeil.

— Le bien de la famille royale ? sourcilla la professeure de métamorphose. Si c'est pour Peterfly que vous vous inquiétez, toute la garde féérique s'est déjà lancée à sa recherche.

— On veut aider aussi ! souleva Jasmine. On a côtoyé Fly pendant ces quatre derniers mois : on peut le retrouver.

Madame Gorgias croisa les bras sur sa poitrine.

— Et sa majesté le connait depuis sa naissance. Vous êtes bien bêtes de croire qu'une bande de jeunes fées peut rivaliser avec son armée. Maintenant retournez dans votre chambre avant que je ne vous colle pendant toutes les vacances d'hiver.

En effet, dès l'aube, les élèves étaient invités à rentrer chez eux pendant une semaine, afin de célébrer à la fois la fête des astres mais aussi la nouvelle année. Dès demain, Roxanne retournerait à Sherwood, comme le lui avait promis Rory.

— Justement ! insista Lilas. Dans une semaine, toutes les preuves auront disparu. Si vous ne nous aidez pas, nous devrons envoyer un message à la reine des fées pour la prévenir que vous êtes notre suspecte numéro un. Elle ne vous fera pas de cadeaux, croyez-moi.

L'enseignante grogna, ses poings étincelant, et Lilas perdit son assurance en reculant d'un bond.

— Le chantage ne prend pas sur moi. Je pourrais vous faire renvoyer !

— Alors faites-le !

Tous les regards se tournèrent vers Roxanne, hébétés par sa réponse.

— Plait-il ?

— Faites-le ! Renvoyez-nous ! (Lilas et Jasmine secouèrent la tête pour marquer leur désaccord) Si ça peut nous permettre de sauver l'un de vos élèves, j'accepte. J'en ai plus qu'assez de ces règles, de ce stupide couvre-feu, de ces secrets. Fly ne voulait rien dire, voilà où ça l'a mené. Maintenant, ouvrez votre bureau si vous n'avez rien à cacher puis ça sera au tour de madame Elira et de tous les professeurs de cette école. Vous pourrez me coller, me renvoyer ensuite, je m'en moque ! La vie de Fly est bien plus importante qu'un an dans cette école...s'il est toujours vivant !

Pour la première fois, madame Gorgias ne trouva rien à répondre. Elle pesta des mots intelligibles et sortit de sa poche un trousseau de clefs.

— Très bien...Je n'ai rien à cacher. Mais n'en profitez pas pour mettre la pagaille. Je vous garde à l'œil.

Les trois filles se dévisagèrent, abasourdies. Elles s'attendaient au mieux à ce que leur vicieuse professeure les chasse à coups de balais au travers des couloirs de l'école. Au pire, à ce qu'elle les expulse par un sort de lévitation dans la forêt voisine.

— Dépêchez-vous, les pressa-t-elle, son bureau ouvert.

Elles hochèrent la tête et se mirent à fureter dans tous les tiroirs. Contrairement à ce qu'elles auraient pu penser, Madame Gorgias ne gardait aucun document controversé dans ses armoires si ce n'était des tas et des tas de journaux, ce qui expliquait ses moqueries de début d'année. Lilas, plus suspicieuse, lui posa une dizaine de questions or aucune ne sembla trahir de méfaits. C'était une femme aigrie mais tout à fait en règle.

Les autres bureaux ne furent pas plus instructifs:  toutefois, ils émerveillèrent Madame Gorgias qui se fit une joie de fouiller dans les affaires de ses collègues. Une vraie commère. Roxanne se rendit alors compte que leurs actions n'avaient rien de respectueux. Mais elle le faisait pour Fly. La vie du prince méritait bien quelques dérogations.

En arrivant près de la salle des potions, Madame Gorgias les arrêta d'une main tendue et leur fit signe de se taire. Elle prit la tête de la file et poussa la porte, d'un geste léger afin qu'elle ne grince pas. Roxanne glissa sa tête près de l'embrasure : une lumière dorée l'éblouit si fort qu'elle dut refermer les yeux avant de s'y habituer. Au fond de la salle Robyne s'exerçait et débouchait mille flacons aux lueurs iridescentes. A sa grimace, la sorcière comprit que leur odeur n'était pas des plus agréables. Elle remplit un chaudron et touilla sa mixture à l'aide d'une épaisse cuillère en bois. Dégoutée par tous ces effluves, elle enfila un masque autour de son visage, translucide comme une bulle.

Cela n'avait rien d'inhabituel : en tant que jeune professeure, Robyne devait travailler en dehors de ses cours pour préparer ses leçons ; elle passait d'ailleurs la majorité de son temps en salle de potions. Non, ce qui intrigua Roxanne fut cette fine poudre dorée qui s'étirait de ses doigts. On dirait de la... poussière de fée.

— Je ne me sens pas très bien, gémit Lilas en se dégageant de la porte.

— Moi non plus, la soutint Jasmine sur le point de vomir.

Madame Gorgias était restée silencieuse, mais son teint avait pali et sa chevelure brune s'était mise à grisonner.

— Ma teinture, souffla-t-elle en se tirant les cheveux.

Son coude heurta le bois de la porte qui couina en s'ouvrant. Robyne releva la tête, et les quatre espionnes se plaquèrent contre le mur sans un bruit, Jasmine réfrénant sa nausée en plaçant une main contre sa bouche.

— Qui est là ? demanda la maitresse des potions.

Son pas claqua contre le parquet, tandis que madame Gorgias remua la main afin de refermer la porte mais elle ne brassa que de l'air. Elle ressaya plusieurs fois, glapit d'effroi et somma le groupe de s'enfuir. Une atmosphère étrange flotta dans l'air, une brume fine qui accompagna Robyne lorsqu'elle jaillit hors de la salle.

Roxanne ignorait si sa professeure l'avait aperçue puisque comme ses camarades, elle avait pris ses jambes à son cou.

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