Chapitre 22 - Connor
CONNOR
18 décembre.
C'est mon dernier jour de travail en tant que PDG chez « Anderson ». Lundi, mon père retrouvera sa place derrière ce bureau jusqu'à ce qu'il décide de prendre sa retraite et de me laisser complètement les rênes de l'entreprise familiale. Mais en attendant je dois composer avec l'inutile assistante qu'on m'a collée sur les bras.
La remplaçante de Cassie est certes à l'heure tous les matins et n'est pas du genre à faire des bourdes, mais son odeur de cigarette et ses fautes d'orthographe m'horripilent au plus haut point.
Putain, Cassie...
Quand j'ai compris pourquoi elle était devenue distante alors que nous avions avancé dans notre relation, j'ai directement couru chez elle pour me défendre du mieux que je le pouvais. J'avais besoin de clarifier les choses avec la brune aux yeux mokka. J'ai bien sûr viré cette conne de Mathilde qui racontait à tous nos collègues que mon assistante s'était entichée de moi. Elle s'était même auto-proclamée "sauveuse de l'entreprise" car, affirmait-elle, "une relation entre un patron et son assistante annonce un gros bordel dans une société". Elle avait donc éloigné Cassie de son objectif pour « le bien de l'entreprise ».
Le bras tendu, prêt à appuyer sur la sonnette de ma voisine, je souffle et prend mon courage à deux mains, mais la porte s'ouvre sur un mec portant un gros carton rempli de babioles en tout genre. Le grand brun me dévisage un instant, arque ses sourcils épais et m'interroge :
— Que puis-je faire pour toi, vieux ? lance-t-il.
— David, n'oublie pas...
Je plisse mes yeux, la jalousie, le désarroi s'emparent de moi.
Mais qu'est-ce qu'il fait chez elle, putain !
Cassie, sourire aux lèvres, maquillée et pas du tout souffrante, débarque derrière celui qui attise ma rage. Elle me remarque, s'arrête et demande à son ex de nous laisser quelques minutes, seuls. Il acquiesce et me frôle avant de disparaître dans l'ascenseur. Cassie me rejoint dans le couloir et croise les bras sur sa poitrine.
— David m'aide à transporter quelques affaires. Je...
— Tu déménages ? Sans prévenir le proprio et, en plus de ça, sur un jour de maladie ? m'énervé-je.
Elle détourne son regard du mien, baisse son visage, consciente d'être en tort et certainement gênée d'avoir été prise la main dans le sac.
— Connor, ne rends pas ça plus compliqué que ça ne l'est, s'il te plaît, souffle-t-elle.
— David... grogné-je.
— Il n'est plus avec Thaïssa et il s'est excusé. Il mérite une seconde chance et...
Je retiens mon poing, prêt à rencontrer le mur du hall. Je pensais qu'elle avait abandonné l'idée de ressortir avec ce connard. J'imaginais avoir une chance de lui faire comprendre qu'il n'y a qu'elle à mes yeux. Mais je me dégonfle, comme d'habitude. Incapable de retenir auprès de moi les personnes auxquelles je tiens. J'ai pourtant tout fait pour la garder éloignée de moi et de ma difficulté à m'attacher. Je me suis trompé sur son prénom, j'ai été sévère et dur pour ne pas qu'elle s'intéresse à moi et, pourtant, c'est moi qui me suis brûlé les ailes en la laissant entrer dans mon cœur. Mon but était pourtant clair : je devais juste prendre soin d'elle, à distance. Quand elle s'est confiée au Père Noël, j'ai compris que c'était ma chance de la rendre heureuse, car depuis que je l'ai rencontré, il y a quelques années de ça, je n'ai plus réussi à la sortir de ma tête. Je ne pensais jamais recroiser son chemin mais ... quand Cassie est arrivée au bureau, les cheveux en bataille, me traitant de crétin voleur de gâteaux, je n'ai pu m'empêcher d'entrer dans son jeu du déteste-moi.
Mais putain, David quoi !
Je souffle, j'abdique. Après tout, elle fait ce qu'elle veut de sa vie et je lui ai rendu la monnaie de sa pièce. C'est tout ce qui compte. Je dois la laisser partir et si elle est heureuse avec lui, alors soit. Qui suis-je pour me dresser sur son chemin ? Personne, juste son connard de boss avec lequel elle a failli s'envoyer en l'air.
— J'ai compris. Dépose les clés dans ma boîte aux lettres quand tu n'auras plus besoin du logement.
— Je partirai après les fêtes. On se voit lundi au boulot.
— Au revoir, Cassie.
Je ne suis à présent plus redevable de ce qu'elle a fait pour mon frère : ardoise effacée et page à tourner.
Adieu belle brune.
***
Novembre, il y a deux ans.
Il y a une semaine jour pour jour que l'enterrement de Dylan a eu lieu. Ce grand gaillard aux yeux bleus va me manquer. - terriblement à vrai dire. La béquille, le meilleur ami et le confident qu'il était m'ont tous trois été enlevés le même soir à cause d'un alcoolique récidiviste. Dylan avait la vie devant lui, mais surtout une femme sublime et un enfant aux parfaites boucles blondes. Qui aurait cru que nous allions passer un réveillon sans lui ? Papa s'est enfermé dans le travail, il n'a pas le courage de venir se recueillir sur le cercueil de son fils. J'ai honte de lui et de son comportement.
J'avance dans le blizzard de l'automne, piétinant les feuilles colorées tombées sur le sol mouillé. Je me rends sur la tombe de Dylan, ses fleurs préférées à la main : des pensées.
Je m'arrête, apercevant une jeune femme de dos, en bottines noires, avec un manteau jaune moutarde et un short gris. Elle s'agenouille et dépose, sur la roche froide, un somptueux bouquet portant le nom de mon frère. A ma grande surprise, ce sont des pensées, comme si elle le connaissait bien. Elle exécute un rapide signe de croix et joint ses mains quelques secondes.
Je fais deux pas dans sa direction et la frôle sans lui adresser la parole. Je veux savoir qui elle est, mais je ne voudrais pas l'effrayer. Je ne l'ai jamais vue et pourtant je connais tous les amis de mon frangin. Je ne pense pas que ce soit son amante, Dylan est le mec le plus amoureux du monde. Jamais il ne ferait une chose pareille.
La brune se relève. Elle est petite, mais ne semble pas fragile pour autant. Elle tourne soudain son visage vers le mien. Je croise son regard et découvre le magnifique sourire qu'elle m'adresse tout en me saluant. Je lui réponds d'un signe de la tête et me retourne, faisant semblant de venir sur la pierre tumulaire d'un autre. La jeune femme raconte quelque chose à mon frère. Je tends l'oreille, tentant de savoir ce qu'elle vient lui confier. Sa voix est douce, chaude, enveloppante. Son timbre est hypnotique et chantant. Je décèle un accent assez sexy : une Française ?
Mais qu'est-ce qu'une européenne vient foutre sur la tombe de Dylan ?
— [...] Oui, je ne vous ai croisé qu'une seule fois dans les couloirs de l'entreprise, alors vous devez vous demander ce que l'assistante de votre père fait ici. Je me lance...
Elle inspire, réajuste son foulard suite à la bourrasque glacée qui vient nous frapper silencieusement.
— Monsieur Anderson a du mal avec les émotions négatives et puis personne ne souhaite voir ses enfants périr avant soi ... En toute franchise, je crois qu'il n'a pas pris conscience de votre mort ; il s'enferme dans le déni, souffle-t-elle alors. Je ne l'ai pas vu pleurer, extérioriser, crier une seule fois depuis votre disparition.
Elle remet correctement les pots, poussés par le vent, retire des feuilles qui envahissent la tombe et arrache les mauvaises herbes sur le côté pour que tout soit plus propre.
Continuez de parler, imploré-je dans ma tête.
J'aime son timbre, les petits « r » qu'elle tente de dissimuler mais qui sonnent parisiens. J'aime voir ses lèvres humides bouger en harmonie avec le petit nuage de brume qui s'en échappe. Elle apporte de la vie dans le silence des morts. C'est doux, et c'est plein de promesses.
— Je promets de venir vous visiter de temps en temps jusqu'à ce que votre papa le fasse de lui-même. Pourquoi est-ce que je fais ça ?
J'entends son petit rire discret quand elle replace son bonnet sur sa tête, ajuste ses cheveux longs et se relève pour enchaîner.
— La question est surtout pour qui. Eh bien, pour votre père, Dylan. J'ai conscience qu'il n'a pas l'air de tenir à vous en ne venant pas. Ce n'est pas vrai ! Je sais simplement qu'il a besoin de temps et qu'un jour il sera là avec un bouquet dans ses grandes mains gantées. Il versera toutes les larmes de son corps et vous dira que vous lui manquez terriblement, dit-elle avec plus d'entrain. En attendant, je me charge de déposer des fleurs en son nom pour qu'il ne soit pas jugé par les membres de votre famille. Pouvez-vous garder ce secret ? s'enquiert-elle dans le vide.
La fille place correctement son sac sur son épaule droite.
— C'est le seul qui m'ait fait confiance malgré mon manque d'expérience. Je lui dois tout, dit-elle tout sourire. Ne le jugez pas trop sévèrement, même de là-haut.
Elle se retourne, me souhaite une bonne journée et quitte le cimetière comme une chimère.
Je l'ai recroisée trois ou quatre fois le mois qui a suivi la mort tragique de mon aîné. Elle vient lui parler de "Jack Anderson", de la façon dont il occupe ses journées au travail et de ce qu'il fait pour ses employés. Elle le dépeint comme un homme honorable en qui on peut avoir confiance. Elle ajoute même que toute son équipe l'aide du mieux qu'ils le peuvent.
Il est aimé de tous et elle espère que Dylan est fier de son père, de là-haut, bien qu'il ne soit toujours pas venu ici. Elle lui avoue que notre père prend des calmants, qu'il enchaîne les réunions et qu'il ne veut jamais être seul ou sans occupation. Il se noie dans le boulot pour ne pas se briser.
Ces mots, son intonation, sa façon de bouger quand elle parle et la fougue dont elle fait preuve quand elle raconte la vie de notre père en détails et qu'elle fait tout pour le défendre, tout ça m'a donné plusieurs fois envie de la serrer dans mes bras, de la remercier pour ce qu'elle faisait. Ses mots sont réconfortants, rafraîchissants. Cette nana est un vrai rayon de soleil. Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, elle débarque avec son parapluie, ses shorts et ses pulls de Noël. J'aime l'entendre rire quand elle raconte quelques anecdotes, mais j'apprécie surtout qu'elle se déplace au nom de mon père. Elle tient beaucoup à lui et je suis heureux de le savoir entouré de personnes aussi solaires qu'elle. Elle s'est habituée à moi comme étant l'inconnu de la tombe voisine. Elle ne m'adresse pas même un regard.
***
Il y a une fin à tout. Ce matin, c'est l'ombre taciturne du patriarche qui se dresse devant cette tombe que je connais si bien à présent. Ses larmes n'ont pas quitté ses yeux et sa main continue de caresser la photo de son fils. Je m'approche, le serre dans mes bras et le laisse épancher sa tristesse contre mon épaule. Mon père, habituellement joyeux, drôle et affectueux, est devenu un zombie triste, supportant le poids du deuil sur ses épaules. J'accompagne sa tristesse, celle que j'ai mise de côté depuis plus d'un mois parce que mon esprit était subjugué par l'inconnue aux yeux café.
A plusieurs reprises, j'ai voulu demander à mon père qui était cette beauté si rayonnante, puis j'ai repensé au secret qu'elle avait confié à Dylan. Personne ne devait savoir qu'elle apportait des fleurs à la place de mon paternel. Alors je me tais, désemparé, espérant qu'un jour, je puisse croiser de nouveau son chemin pour lui dire « merci ».
Son existence a illuminé mes jours si tristes, son aura a déversé de la douceur et sa voix a souvent calmé ma peine. En arrivant ici, elle a non seulement libéré mon père de la haine que nous aurions pu ressentir vis-à-vis de son manque de visites, mais elle m'a aussi soutenu d'une certaine manière. Je savais que j'allais la revoir. Et cette idée m'a aidé à combattre cette solitude, celle que l'on éprouve quand on se trouve dans cette ville de tombes, entouré de gens pleurant leurs morts. Je veux recroiser sa route et je sais que le destin fera son œuvre.
Ce jour-là, je serai là pour elle.
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