9. Professeur Dorokhov
Seule vidéo dont on dispose du mathématicien russe Grigori Perelman qui a notamment résolu la célèbre conjecture de Poincaré. Il a refusé la médaille Fields ou le Prix Clay, c'est-à-dire quelque deux millions de dollars, pour rester vivre avec sa mère dans cet immeuble décrépi de la banlieue de Saint-Pétersbourg. Depuis 1995, à 29 ans, il a totalement disparu des radars. Le personnage de Vitali Dorokhov ne lui ressemble guère, me direz-vous, mais il y a quelque chose de commun, dans le désintéressement ou l'indifférence aux convenances. D'ailleurs, peut-être l'a-t-il eu comme professeur à l'institut Steklov, où il demandait par exemple à ses élèves de calculer à quelle vitesse a dû courir le Christ pour parvenir à marcher sur l'eau.
Avec les gardes du corps et la délégation, la discussion s'annonce houleuse :
– Non, Messieurs, non ! Le professeur Dorokhov est capable de se déplacer tout seul... de toutes façons, vous ne comprendriez pas grand chose... on vous a préparé de quoi vous faire patienter, dans une salle attenante, chocolats, petits fours, fromages et charcuterie, avec de la vodka, bien sûr...
Ils rechignent. C'était prévisible. Aussi a-t-on recours à de nouveaux arguments :
– Tout ça, messieurs servi par des hôtesses... ravissantes les hôtesses... vous pouvez le constater... et légèrement vêtues... c'est bien la moindre des choses... mais bas les pattes, spassiba... tant qu'on n'a pas trinqué en votre honneur...une première vodka de bienvenue... Pour l'instant, en tout cas, seul le colonel-chef-de-délégation a le droit de glisser sa papatte sous la jupette...
Reste à leur faire ingurgiter la vodka dopée aux somnifères :
– Vous avez vu, c'est pas n'importe quoi... on vous a choyés : une bouteille de Kalachnikov Red-Army AK47... bouteille en forme de mitraillette... copie conforme, en verre de Bohême, rien que pour vous... dans des verres shooter, en plus, comme vous les aimez !* Comme ça, oui, cul sec, ensemble, d'un seul coup de coude, bien militaire... ça réconcilie avec l'existence, malgré les menues contrariétés... qu'on se voit parfois dans l'obligation de vous infliger...
Et hop, les voilà qui démarrent, les fâcheuses contrariétés, avec nos malabars assoupis, ainsi qu'Igor et son colonel. De gros bébés !
Dominique passe à l'action. Ah ah ! Ils ont repéré la technologie dents de sagesse et ils l'ont récupérée. Qu'à cela ne tienne : on débranche et on extrait, délicatement.
Avec le professeur Dorokhov, en revanche, ils n'y sont pas allés avec le dos de la cuiller : ils lui ont carrément implanté un pacemaker, doté d'une capsule intégrée. Ricine ou cyanure, vraisemblablement. Pas question de se louper, sinon il risque définitivement de passer de vie à trépas. Une grosse perte, pour nous comme pour la science...
Heureusement que la faculté de médecine est en face, avec ses salles d'opération. Le temps que Nora rapplique, pour donner un coup de main, et hop, anesthésie générale et intervention cardiaque : à Caroline cette fois, et ses mains délicates de jouer.
Le lendemain matin, le professeur Vitaly Dorokhov, deux mètres d'envergure, un quintal et demie d'énergie, ventre proéminent, barbe également, ainsi que pommettes et sourcils, avec ça, voix de stentor et regard de faucon, se réveille éructant dans son lit du château de la Mange. Immédiatement, la charmante hôtesse, assise à côté de son lit, s'empresse de me biper, et je rapplique, avec Caroline et Nora.
Non, professeur, non ! Nora et Caroline ne sont pas précisément des hôtesses supplémentaires : elles sont médecins, fortement doctorées, et sans doute passablement irascibles dès lors qu'on a le malheur de leur manquer du respect qui leur est dû. Je tente de lui expliquer :
– D'ailleurs, elles vous ont opéré du cœur, hier après-midi, à vous extraire un méchant pacemaker, style mouchard empoisonné. On ne peut pas vous le montrer, désolé, vu qu'on l'a laissé dans un salon de Geneva Escort's, enrobé de capotes, caché dans le placard à godemichés. Simple précaution, en cas d'agents du FSB lancés à vos trousses, en meutes, comme ils ont l'habitude de se déplacer. Les orienter pour les désorienter, telle est notre méthode.
Les salons en question sont confortables, et confortablement garnis. A défaut du professeur Dorokhov, ils y trouveront donc de quoi s'occuper, si le cœur leur en dit.
Présentement et personnellement, notre Vitaly se trouve dans un château tranquille, bien sécurisé, à l'abri, sur les hauteurs de Lausanne, avec ses amis Georges Mathys et Albert Tchonk qui l'attendent pour le petit déjeuner.
Il est encore un peu dans le coltard, notre brave professeur. Il réclame la même chose, mais en russe, histoire d'être sûr de bien comprendre.
Eh merde ! On a oublié de faire venir une interprète. On aurait dû, même si Georges et Albert nous ont assuré qu'il se débrouille en français et qu'il maîtrise parfaitement l'anglais.
Retour dans la salle commune :
– Y aurait-ti pas quelqu'un qui causerait russe parmi vous, que je demande à la cantonade ?
Georges se tourne vers Amédée :
– T'as appris ça, toi, dans ta période althussérienne, basilique saint Lénine, alias café des métallos, place du colonel Fabien**.
Amédée le fusille du regard et nous suit sans discuter. SDF latiniste peut-être, mais polyglotte aussi, à ses heures.
Il répète patiemment au professeur alité, dans un russe bizarre, avec un accent latin, émaillé de voyelles longues et de voyelles brèves, l'histoire du pacemaker vicieux.
Il entreprend ensuite de raconter autre chose, en nous montrant du doigt. Le professeur Dorokhov a un rire contagieux, qui remonte les murs, avec le plafonnier qui se balance dangereusement. Amédée doit s'occuper de faire les présentations car on entend passer « Ben Asteck, Macao, Doha, EmiR, Daesh, et tsétéRa... ».
Finalement, notre Vitaly se lève, enfile une robe de chambre et des chaussons, et me flanque une bourrade qui m'envoie plonger sur le lit :
– Toi... foRmidable... Rodéo tRès dRôle... moi adoRer Ben Asteck.
Ensuite il se tourne vers Nora, avec un délicat baise main, malgré ses immenses paluches :
– Toi... foRmidable aussi... et trRès jolie... suRtout en plusss... moi adoRer tRès beaucoup énoRmément doctoResses tRès jolies... tRès expeRtes aussi, tRès sûRement...
En rapport avec le respect qu'elle juge lui être dû, elle lui manipule l'auriculaire, juste ce qu'il faut pour qu'il grimace :
– TRès expeRte... vvvvouiiii !
Dès qu'il a rejoint ses camarades, conciliabule entre physiciens. Nora s'est jointe à eux. Elle a l'air de suivre la conversation.
Conclusion : tout ce petit monde se retrouve dans le blockhaus médiéval. Ils réclament un tableau avec d'immenses feuilles de papier, puis ils nous fichent à la porte.
Vers midi et demie, on tente de les convaincre que le déjeuner est servi mais ils ne lèvent même pas la tête. Les murs sont couverts d'équations à rallonge, biffées de partout. Je perçois seulement une bribe de conversation :
– Idée initiale maRcheRa... je pRomettRe !
– Quand même, c'est risqué !
– Toi tRop beaucoup timide... AlbeRt... audassse nécessaiRe !
– En théorie, peut-être, mais si ça ratait ?
– ThéoRie commande, GeoRges... théoRie commande toujouRs... et isssi foRmidable expéRimentateuR... Medhi foRmidablement débRouillaRd !
* Eh oui, ça existe. La preuve :
** Amédée a donc fréquenté le philosophe marxiste Louis Althusser, mort fou dix ans après avoir étranglé son épouse. Sous son influence, il a été tenté par le communisme, puisqu'il se rendait régulière place du colonel Fabien, où se trouve le siège du parti.
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