19. Gloriole
En attendant le déclenchement de l'opération « Éradication », puis de l'opération « Mirage », S@P prospère, désespérément. Depuis qu'on est les seuls à maîtriser les qbits, tout le monde réclame notre protection cryptée, signant des chèques sans même compter le nombre de zéros.
Heureusement que ça amuse Alban et Amédée de créer des filiales, de se faire graisser la patte pour venir s'installer par ci, cirer les pompes pour aller nicher par là, arroser pour demeurer sur place. Pour un peu, soutenus par les Cordiers, Frères & Cousins, ils se lanceraient dans le grand jeu arachnéen de l'optimisation fiscale.
Lorsque j'ai compris que même eux risquaient de virer filous, j'ai dû y mettre le holà, sans ménagement. Pas question de donner là-dedans, sauf à s'épingler nous-mêmes, avec notre Moneyleaks.com en gestation.
Mais les torrents de sous, combien ça assèche facilement le reste ! On devient rapidement rétif à condamner aujourd'hui ce qu'on pourfendait hier. Heureusement, Amédée conserve la mémoire du trottoir, niveau ambulances et corbillards, parce qu'Alban, lui, jouerait volontiers au jeu du droit chemin empruntant sans rechigner de tortueuses ruelles et d'obscures impasses pourvues de raccourcis souterrains.
Cela dit, qu'est-ce qu'on va faire de tous ces milliards ? Un centre de recherches, genre S@P Lab's ? Une fondation Dumonchelle, avec des prix, Nobels nouvelle formule, orientés « Science, éthique & praxis », « Finance, morale & méditation », « Littérature, détente & rigolade », « Philosophie, transcendance & gaudriole » ? S@P Lab's, je laisse à Nora, si ça lui chante. Moi, ça sera plutôt la fondation Dumonchelle.
A Excenevex, en face de Lausanne, je suis tombé par hasard sous le charme de l'Hôtel de la plage. Ni une ni deux, je fais venir le patron, je l'écoute me débiter ses jérémiades pendant que je mange ma salade, je sors mon chéquier, et hop, dans l'escarcelle. Le berceau de la fondation est trouvé. Reste à signer les actes, chez Maitre Schlaeppi bien entendu, et à remplir l'hôtel de bouillonnantes cervelles inventives.
On va recueillir des écrivains numériques en veine d'inspiration bucolique ou d'expiration démoniaque. On va réunir des scientifiques bourrés aux idées originales, qui ne parviennent pas à trouver preneur parce qu'elles ne sont pas immédiatement rentables. On va organiser des colloques sur des thèmes originaux : le pastafarisme et la reproduction, la sérendipité et la paresse, le vide et le rien, la mémoire de l'oubli, physique quantique et poésie. Que sais-je !
De toutes façons, c'est décidé, on va rester sur les bords du Léman. Vitaly ne veut plus quitter le château, ni Joan. Medhi pareil, avec Rosalind. Georges ne descend guère plus qu'une fois par semaine à Lausanne déjeuner avec sa femme, pour l'écouter râler, qu'elle se soulage un peu.
Celle d'Albert trouve qu'on est bien mieux au château que dans la pollution de Genève, avec Aïcha, le parc, les biches, et la serre à orchidées, où Margouillot et Margouillotte attendent de voir éclore leurs œufs. Elle ne redescend que les mercredis, pour garder ses petits-enfants, quand elle ne les ramène pas gambader sur les pelouses.
Bubu, Jeff, Harold, Giovanni et Gerhart ont découvert les charmes de la cuisine, en même temps que la complicité d'Aïcha. Ils ont envie d'approfondir. Barbouzes, ils ont soupé. Ils restent dispo, à l'occasion, pour rendre service et justifier leurs confortables émoluments, mais fini les prises de risque. Retour à la maison garanti, et la cuisine aussi.
Quant à Nora, c'est décidé, elle abandonne la médecine ! Vitaly et Georges acceptent de la prendre en thèse, avec transformation des souterrains en labo de pointe. Sujet : « Les atomes déshabillés par superradiance ». Dans le genre sexy !
J'ai bien tenté de lui demander quelques explications. « Laisse tomber », qu'elle m'a répondu, avant de partir se balader dans le parc avec eux, tout excités.
Comme ça me chauffe un peu le mou, je tente de lui demander à son retour :
– Qu'est-ce qu'il...
– Stimulation des neurones.
– Et moi, là dedans ?
– Tu me les reposes ! fait-elle en me tapotant gentiment la joue.
Le lendemain, affectueuse, elle m'accompagne à Paris. On est attendus pour une festouille à l'Elysée. Réconciliation publique entre le nouveau Président de la République et les anciens pestiférés triomphants. Paraît qu'avec lui, ça ne se serait jamais passé comme ça, du tout du tout, au grand jamais. C'est vrai aussi que lui, il bredouille moins lorsqu'il met la main sur son cœur pour affirmer quelque chose.
Cela dit, l'Elysée reste l'Elysée. Et un palais, ça reste une fabrique à châtelains. D'ailleurs, pour être bien sapés, on est bien sapés : tenues discrètes et de bon goût, savamment choisies par Alban, vêtu comme un prince, tout comme Amédée, qui nous a rédigé le discours.
Quelques citations latines, évidemment, mais un truc œcuménique, surtout, qui ne dit strictement rien, chante dans les oreilles et fait plaisir à tout le monde. Un truc qui s'écoute volontiers, qui fait hocher la tête, et qui vous donne, l'espace d'un instant, l'impression d'être subitement devenu intelligent.
Je me sens tout drôle : entrer par la porte principale, Président qui vous attend sur le perron, caméras en bas des marches, micros en forêts au bout des perches... Tout drôle aussi d'être sous protection, au lieu de l'assurer.
Il me prend l'envie de dire des conneries dans l'oreillette de l'acolyte planté à mes basques, rien que pour faire enrager Edouard avec ses sbires. Edouard, tiens, je l'ai cherché du regard pendant la réception. Il faisait le bigleux, dans les encoignures de fenêtres, et s'arrangeait pour m'éviter. Mais il me retrouvait, sourire en coin, accoudé au chambranle : « Alors mon bonhomme, tout baigne ? »
Pour me faire plaisir, le Président m'a promis de renoncer au projet d'aéroport de Notre Dame des Landes. Il a même convié Sophie, ma fille, avec Philippe, son compagnon, sans oublier Martin, mon pote zadistes, celui qui m'avait fait promettre de les débarrasser de ce fichu aéroport. Celui qui m'a présenté Amédée aussi. Pas question de leur faire enfiler autre chose que leur chemise à carreaux, jean et pantalon bouffant. Rafraichissants, les mômes !
Dans l'antichambre, Sophie me saute au cou : « Papa... ». Avec Nora, elles se regardent dans les yeux, en rigolant. Ça me semble plutôt bien parti.
Philippe, en revanche, il a du mal à cesser de me battre froid :
– Monsieur Dumonchelle...
– T'as qu'à dire « Popol tu », mon petit père...
– A propos, vous... tu... tu as de la thune ?
– Pour ?
– Racheter le terrain de Notre Dame des Landes...
– Arrête Philippe, viens plutôt voir la tronche des petits fours, fait Sophie, en le tirant par le bras.
Martin, hilare comme d'habitude, me serre vigoureusement la main :
– Amédée, t'as des nouvelles... parce qu'il a déserté sans prévenir les trottoirs de Paris ?
– Tourne la tête : il est derrière toi, en frac et jabot, rasé de près, à côté de son pote...
– Puuutain !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top