18. Festin




Pour le dîner, Giovanni a pris la direction des opérations. Il nous a concocté des artichauts frits à la romaine, suivi d'une parmiggiana, pour accompagner une porchetta des Abruzzes, avec conclusion au sorbet citron.

Il a passé la matinée à faire les courses, et l'après-midi à préparer le cochon de lait, doublé d'un agneau, pour ceux qui ne mangent pas de porc. Il a enfilé les bestioles, intégralement désossées, sur un pieu de châtaigner. Il les a truffées de têtes d'ail et de romarin, arrosées de sel et de poivre vert. Puis il les a recousues, bien serré, avant de les enduire de miel pour la cuisson, non sans leur rendre une tête avenante pour que les braves bêtes, une fois allongées sur la table, accompagnent le festin d'un immuable sourire appétissant.

Aïcha pour sa part tourne et retourne les aubergines dans l'huile d'olive, râpe le parmesan, émiette la mozzarella, mijote le coulis de tomates, et fait ronronner la sorbetière. Elle éponge les excès de friture, soulève le couvercle des casseroles, retire les germes d'ail, et garde un œil sur le feu de bois dont les flammes ne doivent pas cesser de lécher les viandes.


C'est qu'il s'agit de ragaillardir ceux qui bossent sans quitter leurs écrans des yeux. Ils sont désormais une bonne vingtaine, dans les sous-sols climatisés, à préparer l'opération « Éradication », qui doit exploser sous peu, comme une nouvelle bombe. A midi, ils mangent sur le pouce, alors le soir, un festin n'est pas de trop, pour leur remplir la panse et leur mettre le moral au beau fixe, avant de replonger jusque tard dans la nuit.

Vitaly, à grandes enjambées, Georges et Albert en trottinant, arpentent le parc sans discontinuer, où ils ont demandé qu'on leur installe, à l'ombre d'un vieux chêne, de grands tableaux noirs qu'ils barbouillent d'équations. Ils sont aux petits soins pour Nora, qui leur donne du fil à retordre avec ses questions à répétition. Ils jouent aux maîtres-queux à leur manière, même si c'est elle finalement qui les cuisine. Joan, Rosalind et la femme d'Albert sont là qui veillent, dans leur chaise longue, les unes à préparer la campagne de presse à venir, l'autre à tricoter pour ses petits-enfants.


Moi, je ne fais plus rien, à part des allers-retours à Genève, pour contempler l'argent qui pleut sur nos comptes, pour m'entretenir stratégie avec Alban et Amédée, et pour répéter scrupuleusement les notes qu'ils m'ont préparées lors des interviews qu'ils me demandent d'accorder, sous la surveillance désormais des deux gardes du corps dont ils m'ont affublé.

Alors, quand je suis au château, pour me sentir exister encore, je me saoule de sport. Dès que possible, je fonce sur mon vélo et je m'amuse, dans les descentes, à donner des sueurs froides aux deux malabars qui me suivent en bagnole. 40 km, c'est mon tarif de base.

Mais je ne m'arrête pas là. Dès mon retour, après une douche, c'est parti pour 2 km de nage dans la piscine. Et pour finir, jogging, 10 petits km, entrecoupés de séances de fractionné. Parfois, cerise sur le triathlon, Nora lâche sa physique quantique, pour m'accompagner, dans le parc du château, même si je m'emploie à lui pincer les fesses, ce qui la fait détaler avec un éclat de rire jusqu'au prochain bosquet.


Juste avant de passer à table, au moment où sortent les bouteilles de Vino Nobile et où les odeurs accumulées font hurler les papilles, devinez qui m'appelle : Villeneuve, le chef de cabinet du Président, celui qui avait concocté notre perte, à Nora et à moi, celui qui s'emberlificotait au téléphone, celui qu'on a taxé de son chalet de Névache, la perle de ses économies pour les vingt ans à venir :

– Monsieur Dumonchelle ?

– Pas pour te servir, faux cul !

– Je ne vous dérange pas, j'espère ?

– Dis-toi que tu me déranges toujours : ça te mettra dans l'ambiance !

– C'est que, Maitre Schlaeppi, votre notaire...


Notre petite conversation, un premier verre de Vino Nobile à la main, va me servir d'apéro. Entendu je lui réponds, rendez-vous le lendemain, dernier étage, chez Cordier, Frères & Cousins, dans nos locaux, en compagnie de Maître Schleappi, celui qui nous a servi à pomper les nababs. C'est à propos de son cher chalet de Névache, bien entendu, celui dont il nous fait cadeau pour se racheter un peu. Signature de l'acte et remise des clés en l'occurrence.

Pour commencer, je lui confirme les conditions drastiques du contrat : un euro symbolique, ou un franc suisse, comme il préfère, en chèque ou en liquide, à sa guise, avec un beau ruban, pour son beau bijou, tout à la fois asile et cathédrale, artisanal et contemporain, antique et technologique, qui lui aura coûté près d'un million, à prélever sur ses émoluments futurs, largement obérés par ses prêts au long cours.

Quant aux frais de notaire, pour une fois, ils seront à la charge du vendeur, à cent pour cent, évidemment. Ça lui coûtera bien plus que le franc suisse ou l'euro en question et ça s'ajoutera à son emprunt longue durée. Surtout qu'il ne se fasse pas de souci : ses abîmes financiers, on s'en doute, on assume, et on s'en fiche éperdument.

Qu'il se rassure, aucun esprit de lucre derrière nos exigences. C'est une question de principe, pas du tout une question de sous, absolument pas. Question de morale plutôt, et la morale, comme chacun sait, c'est onéreux en diable...


D'ailleurs, maintenant, comme il n'est pas sans ne pas l'ignorer, on est plein aux as, et ça croît de jour en jour, en milliards, nous a dit notre banquier. Apparemment, en plus, ça risque de ne plus s'arrêter.

Donc, sa chère bicoque de plus ou de moins, on ne s'en rendra même pas compte, alors que lui, ça fera un sacré trou pour les années à venir...

Cela dit, on ne compte pas y mettre seulement les pieds, dans son chalet pourri, pourri par sa poisse. On a décidé d'en faire une fondation : maison d'accueil des trahis de la république, condamnés sans sommation, morts par omission, dont il reste quelques ressuscités par mégarde.

Il en connait un rayon, il est spécialiste, son domaine de prédilection. Ce serait gentil de sa part de nous amener une petite liste : les vingt premiers qui lui passeront de par la tête pendant le voyage en train. Ça lui occupera les méninges, plutôt que de gamberger...


Prévenant, j'ai même une pensée pour sa femme, en regardant couler le jus de cuisson sous la porchetta. Sa femme, oui, la belle Isabelle de Villeneuve, avec ses airs de duchesse et son allure de sainte nitouche. Justement, s'ils ont besoin de s'arrondir les fins de mois, elle pourrait faire des heures sup, du côté des sœurs Lajoie, là où il appréciait tant se faire retailler le poireau, par de jolies jeunes filles, genre majorité primeur. Parce que oui : il y en a qui les préfèrent plus âgées et davantage expérimentées. Et Mme de Villeneuve, avec son clitoris qui pépite, on a pu constater...

Pauvre Villeneuve, j'entends se contracter sa pomme d'Adam. Par politesse, je m'enquiers donc :

– Au fait, ton Isabeau, qu'est-ce qu'elle en dit ?

– Elle croit que c'est une blague.

– Elle vient demain, chez Cordier ?

– Bien obligée.

– Elle va donc découvrir le pot au feu, divorce à suivre...


Aïcha a entendu la fin. Elle n'aime pas le mot « divorce » et elle n'a pas la langue dans sa poche. En plus, j'ai besoin d'un avis, qu'elle ne m'envoie pas dire, aussitôt raccroché :

– Paul, il est suffisamment puni comme ça ; pas la peine de faire supporter sa peine par sa famille ; prévenez le notaire en question de rester chez lui ; faites introduire cet imbécile de chef de cabinet avec sa femme par Alban et Amédée en grande tenue, latin sonnant ; laissez-les mariner à petit feu, pendant une bonne demi heure, seuls à seuls, dans la même casserole ; sortez-les du feu et laissez refroidir, en leur demandant de vous rédiger une belle lettre de remerciement sur les vertus du pardon, de la clémence et de l'oubli ; ils seront à point, tout déconfits, pour rentrer chez eux...


Ainsi soit-il, en dépit des vilaines idées vicelardes, estampillées Dégueulasse & Malotru, qui me trottinent dans le ciboulot.

Même Nora, sourire en coin, me prie de les laisser au frigo, pour qu'on puisse enfin passer à table.

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