Le lendemain matin, après une nuit un peu agitée, la tête de Nora, tendrement nichée sur mon épaule, se met à faire des observations : à s'attaquer aux principaux services secrets de la planète ainsi qu'aux membres éminents du GAFA*, tous réunis, on est peut-être le bras armé du club Oppenheimer, mais on va sûrement être désignés complices d'une entreprise terroriste !

D'un côté, un club de cinglés, nobélisables ou nobélisés, bien planqués sous leur notoriété ; de l'autre, S@P, autrement dit nos petites pommes, cinglés aussi, version naïfs et gros petons, bien visibles et tout désignés, beaux spécimens de pachydermes sans défense, prêts à déguster en première ligne les premières salves en rafales.

Et vu les coriaces d'en face, on peut s'attendre à des réactions en chaîne. Si on ne se fait pas dépecer tout crus, c'est pas des médailles qu'on risque. Plutôt des allers simples : Guantanamo, goulag, camp de travail, d'internement ou de rééducation... Et encore, si ça ne se termine pas, sous une potence, à se balancer au gré des vents au bout d'une corde. En fait de podium, on risque plutôt l'échafaud !

Au petit déjeuner, on leur en glisse deux mots, bien dans les yeux. Vitaly hoche la tête ; Albert faisait « mm...mmm... » ; Georges passe par le latin : « audaces fortuna juvat... ibant obscuri sub sola nocte... una salus victis nullam sperare salutem... »**.

Ça nous fait une belle jambe, Virgile ou pas.

Vitaly ébauche une solution :

– PRix nobel... de la paix... d'accoRd ?

– Hein ???

– PRix Nobel paix... bien pRotéger... bon passsepoRt !

– Comment diable ?

– Nous... fabRiquer Nobels...

– Pardon ?

– Comité Nobel... gRands copains... tousss...

Georges approuve :

– Le Nobel, finalement, c'est une sorte de sanctification... si on fait de vous des saints nouvelle formule, de votre vivant... c'est comme si on vous donnait une assurance anti martyr... faisable, mais il nous faudrait des témoignages bien fiables... Amédée, tu voudrais pas jouer l'historiographe, des fois ?

Amédée hoche la tête, de gauche à droite, vigoureusement :

– Ça ne ferait même pas roman, tellement c'est pas croyable, sotie*** tout au plus, et encore... le genre loufoque, c'est franchement passé de mode en plus, sauf séries, BD ou jeux vidéos, et encore !

Alban a de l'expérience, avec la solution :

– Arrêtez vos conneries, faut lancer des journaleux, de beaux gros papiers, en première page, à l'international, affaire Dumonchelle-Ben-Asteck, bien flashy, en commençant par le Président qui baisse son froc... suivi de l'opération Criquet : Madou à Macao s'est incrusté dans les mémoires... opération Nabab, troisième épisode : la vérité, sur le rodéo Ben Asteck comme sur les milliards au secours de la Grèce, fera son petit tabac... on pourrait conclure, quatrième épisode, par l'opération Cactus, quand on en aura fini... à moins qu'on commence par là... ça fera machin à rebondissements, truc à péripéties... de loin le plus efficace... tout à fait dans l'air du temps.

Pour nos débuts, opération Chiendent, il a raison, mieux vaut passer sous silence. Sinon le grand public, avec son réservoir de gros cochons, avec leur libido qui barbote, ils exigeront tous de visionner les images.

Pour le reste, à propos des journalistes, peut-être bien qu'il a raison, même si je reste franchement dubitatif, avec une inquiétude qui me taraude. Nora, d'habitude si pudique, vient se coller contre ma chaise, les bras sur mes épaules. Je la sens frémissante. Elle a déjà donné notre accord. Que puis-je faire d'autre qu'obtempérer ?

Et Vitaly de conclure :

– Alban, toi te chaRger jouRnalissstes... bien choisiR eux... puis nous... nous chaRger Nobel... et maintenant : boum !

* GAFA, acronyme pour désigner les géants du Web, tous américains : Google, Apple, Facebook, Amazon.

**audaces fortuna juvat = la fortune sourit aux audacieux ; ibant obscuri sub sola nocte... = ils allaient obscurs dans la nuit solitaire ; una salus victis nullam sperare salutem = pour des vaincus n'espérer aucun salut est le seul salut

*** La sotie était, au 16ème siècle, dans les rues de Paris, une pièce politique ou d'actualité, jouée par la confrérie des « Sots », qui composaient des satires fondées sur l'hypothèse que la société toute entière est composée de fous.