Chapitre 6*
Mon regard passe de George immobile et silencieux, chose que je ne pensais pas possible, à lhomme à sa droite, un monsieur brun aux tempes grisonnantes qui me fixe avec la même intensité que George. Ses yeux sont dun bleu quasiment vert et son nez légèrement tordu forme une ombre sur ses lèvres fines. Après un moment de silence qui me paraît être léternité, cest finalement George qui sapproche de moi le premier. Il me prend par la main et me nettoie le bras dun geste rapide, puis me fait sortir par la première porte. Lui qui est dhabitude si bavard ne dit mot depuis mon test. Lorsque Ryan sapproche de moi, il fronce les sourcils.
-Quas-tu fait à tes cheveux ?
Mes cheveux? Je prends une mèche dans ma main. Elle est blanche, légèrement argentée. Je reste à contempler cette mèche incrédule. Mais que se passe-t-il à la fin ? George continue de me tirer par la main, mon mentor maintenant sur nos talons. Nous entrons dans un bâtiment jouxtant la maison dans laquelle jai grandi, sûrement dans une vie parallèle. Des allées remplies de livres sétendent devant nous, sur les côtés et au-dessus de nos têtes sur une mezzanine gigantesque. Pourquoi ne suis-je jamais venue ici ? Il y a sûrement des informations à foison, des histoires tout droit sorties dun livre de contes La vérité cest que quand je nétais pas dans la chambre, jétais en entraînement avec Ryan, quand je nétais pas en entraînement, je mangeais avec Jehanne et les autres ou je me promenais dans le parc de lHarmonie toujours accompagnée dun ou plusieurs mentors, et entre ces activités, on me ramenait dans la chambre en me faisant comprendre dy rester. Je ne métais pas trop posée de questions, rassurée dêtre guidée dans cet endroit inconnu qui malgré les visages souriants meffrayait secrètement.
Les allées défilent sous mes yeux, nous tournons à droite deux fois de suite, puis prenons à gauche quelques mètres après. Cette bibliothèque est un vrai labyrinthe. Nous empruntons un escalier en colimaçon pour descendre vers une petite pièce assez sombre, où quelques livres sont entreposés sur une grande table qui remplit une bonne moitié de lespace disponible. Le vieil homme me lâche enfin le bras et ma circulation sanguine revient jusquà mes doigts alors quil va sasseoir derrière la table. Il brise enfin le silence pesant mais à ma grande déception sadresse à mon mentor pour lui poser une question. Ce que je souhaite cest une réponse. Je dirais même plusieurs réponses.
-Ryan, pourrais-tu me rappeler la prophétie ?
Le rouquin regarde George bizarrement, un sourcil levé et la tête légèrement penchée sur le côté, faisant dévier laxe de ses bouclettes. Il sait pertinemment que cest plus un ordre quune question mais il ne semble pas comprendre plus que moi où George veut en venir. cest dune voix grave, presque cérémonieuse quil commence à réciter ladite prophétie.
-Un jour, des porteurs dessences envahis par le désir de vengeance se réuniront et essayerons denvahir la Terre mère. Un porteur dessence différent des autres se dressera sur leur chemin et les combattra pour défendre les humains. Ce porteur dessence aura une essence unique. Lui seul pourra les arrêter avant quil ne soit trop tard pour tous.
George se frotte le front en regardant dans le vide, ses yeux émeraudes semblant lire un texte invisible pour nous.
-Et bien Opale, il me semble clair que tu es le porteur dessence de la prophétie, ce qui veut donc dire que la guerre est proche.
Ryan me regarde comme sil ne mavait jamais vue et cela me gêne énormément. Il ne peut quand même pas croire cette histoire cest insensé. Je ne comprends pas, moi dans une prophétie, moi puissante ? Cest impossible. Mes crises de panique pourraient en témoigner. Je ne men étais pas rendu compte mais depuis tout à lheure, je secoue la tête de droite à gauche de façon continue. Le monde autour de moi tangue dangereusement et je prends appui sur le mur de derrière pour me soutenir. George me fait un petit sourire avant de me poser une question à laquelle je ne mattendais pas.
-Opale, peux-tu me raconter quand tu as appris la mort de ta mère ?
Pourquoi veut-il savoir ça ? Rien que dy penser me fait tellement mal que je sens mon pouvoir spontané se tourner contre George et je dois faire appel à toute ma volonté pour le faire rentrer en moi. Les murs se rapprochent et javale difficilement ma salive. Jessaie tant bien que mal de faire disparaître la boule qui obstrue ma gorge. Ma voix sort si faiblement que je nentends moi-même que la moitié de mes mots. Je me regarde raconter une histoire que je fais tout pour oublier depuis six ans, détachée de mon propre corps.
-Jétais dehors avec mon père... Nous étions dans le jardin car cétait le soir des pluies de météorites et quil y avait la pleine Lune en même temps, ce qui est un phénomène très rare et très beau à voir.
La première partie de lhistoire est la plus facile à raconter. Un beau souvenir avec mon père, mon dernier moment de complicité avec lui avant que tout ne sombre. Un temps où nous parlions encore des mêmes choses, où nous nous comprenions. Nous navions pas besoin de parler, juste être ensemble était une situation apaisante. Serions-nous tout de même devenus des étranger vivants dans la même maison si ce nétait pas arrivé ? Les si tournent depuis trop de temps dans mon cerveau, mais comment faire autrement ? Lhistoire quest devenue la mienne demande une réécriture. Ma respiration semballe et jexpulse un maximum dair hors de mes poumons. Ma vision se trouble, les formes dansant devant mes pupilles alors que jenvisage la suite de la nuit.
-Ma mère était chez une amie et elles devaient nous rejoindre après leur balade sur leurs chevaux. Mais son amie est arrivée seule, du sang sur ses mains. Ma mère a eu un accident, son cheval sest cabré et elle est tombée par-dessus, se brisant la nuque.
Les tremblements dans ma voix nont cessé daugmenter durant le récit de cette nuit dhorreur que jai tant cherchée à oublier. Ryan me regarde avec pitié et je déteste ça. Quand sur Terre, on me regardait bizarrement parce que jétais différente, cétait désagréable. Passer pour quelquun de faible dans les yeux de quelquun dautre, cest tout simplement insupportable. Je ne suis pas faible, ma mère ma appris à être forte. Ou du moins, elle a essayé. George, lui, sest contenté de hocher la tête tout au long de mon récit.
-Je suis désolé de tavoir fait revivre ce drame mais maintenant tout est clair.
Tout est clair. Tout nest pas clair pour moi. George fait maintenant les cent pas autour de la table, ses cheveux fins sursautant sur ses épaules à chaque enjambée, alors jattends quil me livre enfin la solution de cette énigme. Il sassoit mais se relève directement et commence enfin à mexpliquer.
-Le décès de ta mère a créé un manque immense en toi, cette nuit-là, un événement cosmique très rare sest déroulé, son énergie taura imprégnée toute entière, créant sûrement cette nouvelle essence dont parle la prophétie. Tu as mis longtemps à la faire mûrir car elle est très puissante, comme tu las entendu. Il reste des points que je ne comprends pas
Ma tête semble être une cavité creuse dans laquelle tout résonne, les bruits extérieurs mais surtout mes pensées confuses, alors que jintègre petit à petit la réalité. Je suis la porteuse dessence de la prophétie. Je suis censée avoir cette puissance en moi. Toutes les informations sentrechoquent dans mon esprit. Trop dinformations. Il faut que je redevienne maîtresse de moi-même, que je fasse ce que je fais de mieux: observer. Alors je mefface en sortant de la pièce à toute allure et en me perdant dans les allées, sans tenir compte de lappel du rouquin.
***
Je nai pas le temps de poser un pas en dehors du bâtiment quune dizaine de paires dyeux me fixent. Je ne métais pas rendu compte que jétais restée si longtemps assise près des vieux manuscrits, à réfléchir à men faire exploser le cerveau sans quaucune évidence ne mapparaisse. Ma gorge se serre. Je vois Jehanne au loin et je marche rapidement pour la rejoindre, enfin quelque chose de connu. Elle me prend la main, cest le jour visiblement, et memmène dans notre chambre.
-Emma na pas vraiment voulu mexpliquer ce quil se passait, je ne suis pas sûre quelle sache vraiment, elle a appris que quelque chose clochait de sa représentante qui la elle-même appris du représentant de leau qui était avec nous pour le test. Je me suis dit que jallais tattendre dans le parc pour pouvoir tintercepter et finalement te demander à toi.
Je dévisage Jehanne qui est aussi perdue que moi. Sauf quelle ne sait pas ce que je viens de découvrir, quelle na pas limpression davoir le poids du monde sur les épaules sans navoir rien demandé à personne, sauf que je ne suis plus censée parler à personne. Sauf que jai besoin de faire sortir les mots de George de ma tête, quils arrêtent de tourner en boucle et que Jehanne est ici ce qui se rapproche le plus dune amie. Je lentraîne dans la maison de poupée dans laquelle nous logeons, évitant les regards qui pèsent sur moi. Quand nous sommes enfin dans notre chambre, les mots sortent dune traite de ma bouche.
-Il existe une prophétie ici. Une prophétie sur une guerre entre les porteurs dessence et les humains normaux. Une guerre dans laquelle jaurais soi-disant une place importante parce que mon essence est censée être unique.
Je massois lourdement sur le lit et pour une fois la jolie brune na rien à dire. Elle sassoit à côté de moi toujours en silence et nous restons là quelques minutes, à ne rien dire. Jehanne rompt ce silence par des paroles pour le moins inattendues.
-Tu ne trouves pas ça marrant que jai lessence inverse de ma mentore ? Soit cela veut dire quà deux on se complète, soit que lune va éteindre ou évaporer lautre.
Cette constatation bien que des plus banales et totalement véridique me sort de la transe dans laquelle je suis plongée depuis lannonce. Je regarde Jehanne avec étonnement et ça la fait exploser de rire, mon étonnement se transforme en un sourire, qui se change rapidement en un rire faisant écho à celui de la brunette. Cela fait du bien de penser à autre chose, ou de rire de la situation. Je lui adresse un grand sourire pour exprimer ma reconnaissance. Mon mentor entre à ce moment dans la chambre, sans toquer comme à son habitude. Il a le même petit rictus en me voyant que le premier jour, mais il lève vite les mains en lair pour montrer son innocence quand je le fusille du regard. Il se racle la gorge comme pour se donner une contenance avant de prendre la parole.
-Bon Opale, je vois que tu tamuses bien, mais tu viens avec moi.
Je hausse les sourcils. Son ton est autoritaire et ça, ce nest pas dans ses habitudes. Jai été assez traînée dun endroit à lautre pour aujourdhui, jai reçu assez dinformations dont je ne sais que faire. Je suis à bout de nerfs.
-Où va-t-on ?
-Tu verras quand on y sera.
-Je ne bouge pas dici tant que tu ne me dis pas où on va.
-Opale tu viens avec moi il ny a pas de discussion à avoir.
Jehanne me presse affectueusement lépaule et sort de la pièce. Super, la seule personne qui réussit à me faire rire est partie. Je nai pas envie de voir Ryan. Je ne sais pas pourquoi il réagit comme ça et je nai pas vraiment envie de savoir, égoïstement je pense pouvoir dire que ce quon vient dapprendre est plus traumatisant pour moi que pour lui. Un peu dempathie me ferait le plus grand bien plutôt que des ordres. Je nai pas envie quil me voit, ou plutôt que comme tous les gens de cette satanée ville, il commence à me regarder différemment à cause dun texte sûrement vieux comme le monde et dont rien ni personne ne peut nous prouver la véracité. Cest vrai ça, je ny avais pas pensé, mais quest-ce qui peut bien me prouver que ce que George vient de me dire est vrai ? Il me faut du temps, des explications Il me faut de lespace. Je fais sortir mon pouvoir spontané de ma poitrine, ce pouvoir invisible pour les autres et le module de manière à ce quil mentoure. Si les autres ne le voient pas, et que je men recouvre totalement, je devrais meffacer aussi. Mon mentor me regarde les yeux écarquillés. Ou plutôt il me cherche du regard.
-Opale ? Quest-ce quil se passe encore avec toi? Où es-tu passée ?
Hier, jaurais sûrement été fière de réussir à maîtriser le flux aussi bien, de pouvoir disparaître de la sorte aux yeux du monde. Aujourdhui, jai juste envie de rester comme ça, à labri des informations, protégée de la réalité. Ryan sassoit sur lautre lit, la tête entre les mains, les épaules remontées, il a lair abattu. Je ravale un petit peu de ressentiment et aspire mon pouvoir dans mon corps. Il se redresse aussitôt, un point dinterrogation quasiment dessiné sur le front. Je nai pas de réponse à ce qui vient de se passer, cétait spontané.
-Tu as un deuxième pouvoir spontané ? Ce nest pas important, il faut vraiment que tu viennes avec moi voir les membres du conseil. Sil te plaît.
Son ton nest plus autoritaire, simplement fatigué. Je me demande qui sont les membres du Conseil. La discussion que nous avons eue dans le temple de Raluo me revient en mémoire, il a parlé des représentants des factions, ce sont certainement eux qui siègent à ce conseil. Je passe devant Ryan le menton relevé et le visage impassible. Faire leffort de revenir me coûte, je ne peux pas en plus mexcuser davoir juste demandé un peu dexplication avant de le suivre aveuglément. Même si finalement il est venu me guider vers des explications sûrement importantes.
-Je viens uniquement parce que je ne sais pas où je dois aller.
Il ne dit rien, sûrement parce quil sait quun mot de travers serait mal passé. Voire ne serait pas passé du tout. Il mindique les directions à prendre en maccompagnant, se tenant à environ un mètre de moi, les mains dans les poches . Nous traversons le parc, passant devant un joli banc en acajou je crois. Ma mère adorait jardiner et elle essayait tant bien que mal de me transmettre un peu de sa passion pour les plantes, désespérant que je passe toujours mon temps à regarder le ciel. Nous rejoignons un petit chemin en gravillons blancs rosés qui se dirige vers ma maison modifiée.
Le tapis nest plus le même quà mon arrivée il y a un peu plus dune semaine, les quatre couleurs des factions ressemblent à des giclées de peintures sur un fond noir, le bleu de leau courant après le rouge du feu, lui-même poursuivant le vert de lair tentant dattraper le doré de la terre. Et au milieu de cette boucle, un éclat blanc légèrement bleuté semblant créer une lueur dans lobscurité du noir du fond. Une boule se forme autour de ma trachée et jai beaucoup de mal à respirer, je ne suis que moi, quattendent-ils de cette prophétie ? Je continue de marcher dans les couloirs sombres avant de rejoindre ce qui était la cuisine dans mon autre vie. La pièce est bien plus lumineuse que les petits passages que nous avons empruntés jusque-là.
Face à moi se trouvent George, mais également deux autres hommes et une femme. Le premier homme est celui qui était avec moi après le test, le représentant de leau daprès Jehanne. Le deuxième est bien plus jeune, il est blond avec de grands yeux gris comme ceux de George, son nez à lui est lopposé de celui du représentant de leau, petit et rond, en parfaite harmonie avec ses lèvres pleines et son menton pointu. Enfin, la femme doit avoir une quarantaine dannées, elle a de longs cheveux châtains qui retombent en cascade sur ses épaules frêles et ses yeux sont marron clair, presque translucides. Ses lèvres et son nez sont dune finesse incroyable et son menton carré renvoie une autorité qui mimpressionne. Si George est ici il doit aussi faire partie des représentants de factions, son essence à lui est verte, donc il est le représentant de lair. Ce dernier toussote pour capter mon attention.
-Je pense que tu comprends pourquoi nous tavons fait venir aussi vite Opale.
Je hoche discrètement la tête à linterpellation de George. Ces quatre personnes doivent être les personnes les plus puissantes des factions à Forlow et cela me fait sentir toute petite. Mais je reste droite, pas question de passer pour quelquun de fragile face à ces personnes si fortes.
-Bonjour Opale, je mappelle Kyra, je suis la représentante du feu, voici Carl représentant de la terre, me dit la femme en me désignant le plus jeune des représentants, et Matt représentant de leau.
Matt effectue un petit hochement de tête et Carl me sourit. Je leur adresse aussi un sourire de convenance pour couvrir mon malaise. Carl me paraît bizarre, je sens la même impression que lorsque jai rencontré Emma, la mentor de Jehanne. Je ne m'attarde pas sur ce détail et regarde à nouveau George, le seul que je connaisse un peu des quatre. Il hoche imperceptiblement la tête et reprend la parole.
-Nous avons pensé que dès que ton essence se manifesterait, nous nous relaierons en plus de Ryan pour tentraîner. Nous ne devons pas laisser ce groupe sattaquer aux autres humains, quimporte leurs raisons. Nous allons définir les horaires de tes entraînements. En attendant, tu peux retourner à la librairie pour te renseigner et nous te donnerons de toute façon des cours de connaissances générales qui te permettront de mieux comprendre et cerner ce monde et ses enjeux en plus de ceux en commun avec tous les nouveaux. As-tu des questions?
Des tonnes.
-Est-il possible que la prophétie ne soit pas vraie ? Quelle ne se réalise pas.
Les quatre représentants me dévisagent de haut en bas. Matt est celui qui rompt ce silence embarrassant par un rire un peu trop fort pour sonner juste.
-Cette prophétie existe depuis toujours, nous nallons pas la remettre en cause pour un simple questionnement. Tu devrais te rendre compte de lhonneur que tu as.
Javale difficilement ma salive, me sentant comme une petite fille quon viendrait de réprimander. Et je hoche la tête, les yeux baissés. Pourtant, mon questionnement ne me semble pas aberrant, si personne ne sait doù vient ce texte, comment être sûr de sa véracité ? Et qui pourrait bien prédire le futur ? Je remonte mon regard et George me sourit.
-Bien, nous savons que cela fait beaucoup à intégrer si vite, mais nous ne pouvons pas nous permettre de perdre du temps. Tu peux nous solliciter si il te vient des questions ou si quelque chose dinhabituel advient. Nous en avons terminé pour le moment.
Il désigne la porte et nous sortons de la pièce. Je reste bloquée sur les mots de George si quelque chose dinhabituel advient. Cela fait une semaine que tout change, comment suis-je censée savoir ce qui est inhabituel ? Je tourne la tête et croise le regard de Ryan, je me dépêche de faire sortir mon mur, et mentoure avec. Je ne veux pas reprendre notre conversation maintenant. Je menfonce dans les couloirs, mais je lentends crier après moi.
-Opale, je déteste quand tu fais ça !
Et cest bien pour cela que je le fais.
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