Chapitre 5*

Les jours passent assez vite finalement, je parle avec Jehanne le soir. Enfin, elle me parle beaucoup et je lécoute du mieux que je peux. Son pouvoir spontané est de lire dans les pensées des gens. Au début, les pensées de son entourage se mêlaient aux siennes et ça en était insupportable, elle a dû apprendre à contrôler ce flux seule pendant un moment. Elle me dit que grâce à Emma elle arrive à totalement décider ou non découter ce à quoi les gens pensent. Cela me fait quand même bizarre, je ne veux pas que quelquun puisse sintroduire dans mon esprit, qui sait ce quelle pourrait en faire. Elle est sympathique, fait passer le temps mais je ne la connais pas. Je ne connais dailleurs plus personne, même mon père est devenu un étranger. Je nai pas physiquement vu mon père depuis cinq jours, mais je lavais déjà perdu six ans plus tôt, en même temps que ma mère.

Parfois, des moments de silence surviennent dans la chambre, cela fait du bien aussi, le calme. Il est quinze heures et nous sommes dans un de ces moments. Je savoure la douceur habituelle de ce son si particulier. On peut presque leffleurer du bout des doigts mais on ne peut jamais le toucher. Si on tend bien loreille, on peut toujours entendre un murmure, le froissement dun tissu ou le vol hasardeux dun papillon. Perdue dans cette mélodie en pianissimo, je reprends mon rôle dobservatrice à part entière. Je mefface pour contempler le mobilier baroque de la chambre, les sillons dans le parquet en bois. Jobserve les gens par la fenêtre qui parlent, qui rient, qui bougent mais surtout, qui vivent librement, allant et venant à leur guise dans la grande cour. Il marrive aussi dobserver ma camarade de chambre, quand elle ne parle pas, elle a cette lueur sombre qui danse souvent dans ses yeux. Je me demande si moi aussi mes yeux sont recouverts dun voile les rares fois où mon passé me submerge.

Cela fait cinq jours que jai mis les pieds à Forlow. Ici le temps passe plus vite que chez moi, je suis moins seule, bien que la solitude me manque par moments. Même si je nai pas encore le droit de me déplacer aussi librement que je le voudrais, je peux aller dehors sans me faire pointer du doigt. Je peux également parler quasiment normalement avec les autres. Avec Jehanne évidemment, mais aussi avec Ryan, Jules, Natalia et Cole. Il marrive même davoir un semblant de discussion avec Emma. Les quatre nouveaux qui maccompagnent souvent lors des visites ont tous une idée de la nature de lessence qui grandit en eux, une intuition. Jules pense être en feu, Natalia en air, Cole en terre et Harmony en eau. Tous différents mais ils ont tous une idée. Moi je ne sais pas, je nai pas plus de pressentiment pour une essence que pour une autre. Toutes mattirent mais sans quaucune ne surpasse lautre. Il ne me reste quà attendre encore, pour finalement savoir quelle est ma place. Parfois il marrive de me dire que ce sera peut-être ma nouvelle famille, mais cette pensée égoïste me donne envie de vomir, comment est-ce que je peux envisager de remplacer ce que nous avions mon père, ma mère et moi ? La photo posée sur la table de nuit à ma gauche semble me surveiller, ou veiller sur moi. La frontière est si mince que je ne sais jamais.

Heureusement, mon mentor vient me chercher pour poursuivre lentraînement me servant à contrôler mon pouvoir spontané, me sortant ainsi de cette discussion stérile que je suis en train davoir avec moi-même. Cela fait neuf entraînements et Ryan sarrache les cheveux. Au début, tout se passe toujours bien, jarrive à contrôler mon pouvoir spontané, limportance du flux, lépaisseur et la rigidité de la matière Puis, sans que je sache pourquoi, le flux semble méchapper. Il est comme saisi par quelquun dautre, une force invisible qui le module à son bon vouloir sans quil me soit possible de reprendre les commandes. Et à chaque fois, il essaie de me tirer vers lextérieur. Il paraît vouloir me montrer quelque chose mais il accélère tout le temps, pressé datteindre son but et mes jambes frêles dêtre restées enfermées de longues années ne peuvent suivre le rythme effréné du flux sauvage.

Jai parlé à George de la particularité quavait mon mur dêtre différent ici et sur Terre, il na pas su me répondre. Il ma juste dit quil se renseignerait, quil ferait ses recherches et quil me tiendrait au courant sil trouvait quelque chose. Jai gardé pour moi les échappées du flux qui senfuit de ma poitrine et me fait courir à ne plus pouvoir en respirer. Je ne sais pas pourquoi, je préfère découvrir cela seule, jai comme limpression que ce flux cherche à me communiquer quelque chose. Cest sûrement absurde, mais ce pressentiment est trop fort pour que je le mette de côté. Alors pour le moment, je garde ça pour moi.

***

Je me réveille excitée et effrayée, hier soir, à la fin de lentraînement qui sest fini une fois de plus par une course poursuite, Ryan ma annoncé que je passerai mon test aujourdhui. Cole était venu nous voir deux jours auparavant pour nous annoncer quil était bien en terre comme il lavait dit. Nous lavons questionné sur le test, mais il ne nous a quasiment rien dit. Simplement que cétait une révélation, quon allait être transporté. Jules et Natalia, les plus jeunes de notre petit groupe dapprentis, buvaient les paroles du brun. Pour ma part, je métais juste demandée ce qui se passerait si justement, rien ne se passait. Si aucune révélation comme le disait Cole, ne semparait de moi. Cependant, la question était restée coincée dans ma gorge, je préférai ne pas savoir et rester pour le moment dans cet état de quasi insouciance, quitte à me leurrer en me disant que tout allait bien se passer.

Jehanne a son test le même jour que moi, elle dabord puis moi juste après. Nous sommes donc toutes les deux aussi paniquées et nos mentors respectifs, au début amusés de notre impatience commencent à être passablement énervés. Même l'entrain maladif dEmma est atteint. Les deux mentors se décident à nous séparer pour éviter que lune entretienne la crispation de lautre et inversement. Je suis donc le rouquin dans le parc pour une session dentraînement destinée à me calmer un peu. La panique, comme le laissent entrevoir mes crises, nest pas un état que je peux contrôler. A bout de nerfs et de solutions, Ryan forme un cercle de feu autour de moi, ce qui paradoxalement me refroidit en une seconde. Il semble assez fier de lui et me force à reprendre notre entraînement normalement.

Jarrive maintenant à faire venir mon pouvoir spontané en quelques secondes ce qui est très bien daprès lui. Il ma avoué la veille quil lui avait fallu le double de temps pour parvenir à ce résultat, mais cétait uniquement dû à la complexité de son pouvoir. Bien sûr, je lui ai demandé de me montrer et sous mes yeux sûrement devenus ronds, il sest métamorphosé en renard. Il est assez facile de comprendre la complexité de cette transformation, même deux semaines devaient être un exploit. Bien sûr je ne lui ai rien dit, les compliments ne franchissent que rarement mes lèvres. Et puis il a lair assez sûr de lui pour ne pas avoir besoin quon lui chante ses louanges à longueur de journée. Mon pouvoir, bien que jarrive maintenant à le faire sortir aisément quand je le souhaite, nen fait toujours quà sa tête au bout dun moment. Mon mentor, nayant certainement pas envie de débuter une autre course poursuite avant le test, me demande de faire sortir mon pouvoir spontané deux minutes et de le faire rentrer immédiatement après. A mon grand étonnement, tout se passe bien, la force qui semble prendre le contrôle du flux ne doit pas avoir le temps de simposer si vite.

Ryan décide de memmener visiter un peu Forlow pour me détendre avant mon passage et nous arrivons devant une sorte de temple grec. Du moins, les temples que jai pu voir dans les livres. Tout est très blanc et une porte en marbre noir indique Raluo. Mon mentor mexplique que chaque essence est représentée par un créateur et que celle du feu est Raluo. Tous les créateurs ont un temple dans Forlow vers le quartier des porteurs dessence correspondants.

-Tous les porteurs de lessence viennent faire une offrande une fois par semaine, quand ils le souhaitent.

-Des offrandes?

-Je ne sais pas comment texpliquer ça, tu le verras avec ton représentant de faction. Cest comme si tu donnais un peu de ton essence et quon ten rendait un peu, une sorte de flux continu.

Ce quil me dit étrangement me parle. Nous restons un moment dans le temple, bercés par le silence réconfortant, lénergie palpable émanant du bâtiment. Lheure de partir arrive finalement et un stress puissant grandit en moi. Je vais rapidement prendre la photo que jai emportée et la mets dans la poche de ma veste. Nous traversons le parc de lHarmonie, jai appris récemment son nom ainsi que sa signification: il lie toutes les bases dessences entre elles. De part et dautre du parc sétendent des sentiers en terre et en graviers conduisant aux différents quartiers, dont les quartiers des familles dessences. Nous empruntons un de ces chemins qui mène vers une forêt de sapins, hauts dau moins cinq mètres. Ce regroupement darbres est uniquement brisé par une arche formée par le taillage des branches. A la fin du chemin, des sortes de chapiteaux sont dressés sur lherbe, dun blanc qui renvoie chacun des rayons du soleil, enfin ceux qui arrivent à pénétrer cette masse compacte de branchages et dépines.

Nous croisons Jehanne qui sort juste et semble fatiguée mais heureuse. Elle me murmure le mot eau et me fait un clin doeil pour mencourager. Je suis contente pour elle, cétait lessence quelle pensait avoir en elle, mais ce sentiment altruiste est rapidement remplacé par une panique paralysante. Ryan menjoint dun signe de tête à entrer sous les grandes bâches et me donne une petite poussée dans le dos face à mon absence de réaction. Je prends mon courage à deux mains et passe le pas de la porte, enfin, le bout de toile découpée. La pièce dans laquelle je me trouve est très sombre, on ne voit tout simplement pas à un mètre devant soi. Cela contraste étonnamment avec la bâche dun blanc étincelant à lextérieur. Mes pieds ne reposent plus ni sur la terre ni sur lherbe mais sur un tissu lisse sur lequel je manque de trébucher plusieurs fois. Un homme sapproche de moi et je mets quelques secondes avant de reconnaître George.

Bien Opale, je texplique le fonctionnement et si tu as des questions tu me les poses à la fin comme dhabitude, daccord?

Je hoche la tête. Pour changer.

Nous sommes dans une salle isolée des éléments, derrière nous se trouve une deuxième porte pour sortir et nous serons alors exposés de nouveau à eux. Tu vas tendre ton bras et nous allons étaler cette pâte dessus, elle se colorera de la couleur de ton essence. Cela risque de te remuer un peu mais cest normal. Cest bon pour toi ?

Je hoche une deuxième fois la tête, enlève ma veste avec un peu de réticence à lidée dabandonner ma photo. Je prends une grande inspiration et tends mon bras droit. La pâte nest absolument pas agréable sur mon corps, elle est visqueuse et quand elle se pose, elle se durcit un peu. Cela me rappelle de la terre qui sèche et colle ensuite, en tirant la peau. Je fais une légère grimace mais ne dis rien. On me prend la main gauche, celle qui nest pas couverte de cette substance bizarre et on me tire vers une deuxième porte au fond de la pièce, que je distingue à peine. Dès que George l'ouvre, une douleur lancinante traverse mon bras droit. Les larmes coulent delles-mêmes alors que je décolle du sol, comme soulevée par un bras invisible. Une lumière blanche sort de ma peau imbibée de produit et progressivement, parcourt tout mon corps. Puis je tombe lourdement par terre, chamboulée et désorientée par ce passage rituel.

Je suis vide. Je comprends parfaitement la fatigue de Jehanne toute à lheure, cependant, je nai pas vu la couleur de ma lumière. Elle paraissait blanche. Est-ce quelle était trop intense pour que je puisse détecter la teinte ? Est-ce possible quon se soit trompé et que je ne sois pas une vraie habitante de Forlow ? Cette pensée me terrifie. Je lai refoulée pendant trois jours mais elle tourne en boucle, entrecoupée par les pics de douleur réminiscents. Je prends appui sur mon avant-bras gauche et lève la tête vers George qui me regarde très sérieusement. Les personnes autour de lui ont toutes la bouche grande ouverte. Quelquun va-t-il mexpliquer ce que tout cela signifie ?

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