Chapitre 56

56.




J'aurais dû m'en douter.

Ma simple maisonnée n'aurait pas suffi à contenir la moitié du bahut. La grande villa de Blanca, par contre, fait l'affaire.

Après m'avoir porté comme un sac à patate sur une distance difficile à estimer avec mes yeux bandés, je sens qu'on me repose sur une surface plane. J'ai abandonné l'idée de me débattre au bout de sûrement vingt secondes de lutte acharnée. Moi ? Blasé de la vie ? Mais naaaah.

Finalement, je sens des mains remonter derrière mon crâne et lentement me retirer mon bandeau.

Et c'est planté comme un piquet sur une estrade installée dans la cour arrière de la famille Álvarez, face à plusieurs dizaines de visages m'observant dans l'attente de ma prochaine parole, que je prends pleinement conscience de l'amplitude de la chose.

Si ça n'avait pas été mes amis, j'aurais sûrement pris mes jambes à mon cou pour m'extraire de cette attention.

Je reconnais les classes voisines, et même quelques anciens élèves que j'ai connus et qui sont maintenant à la fac. Je suis persuadé que la musique a été mise en sourdine pour mon arrivée, mais à en juger les tables de petits fours déjà bien entamés et les igloos de punch, la fête n'a pas commencé il y a juste cinq minutes.

Derrière les grands arbres de sa propriété, j'aperçois le soleil se coucher. L'herbe devient orange, les guirlandes prennent la relève. J'aime cette ambiance.

Blanca émerge de la masse avec un sourire encore plus diabolique que d'accoutumée. Elle se poste face à moi, et me tend un micro.

Elle ne fait donc jamais rien dans la simplicité ?

Beaucoup confondent ma nature silencieuse et observatrice avec une peur panique de la foule et des gens. Et il est vrai qu'au fond, je tends plus vers l'introversion.

Il n'empêche que j'ai grandi avec eux, ceux qui se tiennent ici, devant moi. Je me rends compte d'à quel point ils sont nombreux, à être entrés et parfois sortis de ma vie.

Je me rends compte que j'ai été entouré. Que j'ai vécu.

Que je grandis.

Si je m'étais retrouvé face à un troupeau d'inconnus, je me serais totalement fait dans mon froc.

Et pourtant, je sens à peine mon sourire – un peu gêné certes, mais aussi heureux –, quand je porte le micro à mon visage qui doit être en feu.

— Ah bah c'est cool, hein ? Merci pour tout ça les amis !

Bateau ? J'avoue. J'aurais aimé leur dire qu'ils sont un morceau de mon infini. Que mon éternité a pris place à chaque empreinte qu'ils ont laissé dans ma vie.

Blanca me reprend le micro avec un rire qui dit que ça me ressemble bien, ce genre de discours un peu trop laconique. Elle sait qu'il camoufle bien plus sous cette écorce. Elle sait que je suis reconnaissant comme jamais.

Quand je descends de l'estrade, Magalie se tient avec sa troupe à son bras et me fait un clin d'œil. Je la regarde sans comprendre, posant ensuite les yeux sur sa guitare. On avait commencé à parler lors d'un séminaire organisé par l'école il y a un an, une espèce de « speed-dating » version nationalité, durant lequel chaque élève passait une minute sur des tables organisées en spirale et vomissait son patrimoine génétique à l'autre. Je me souviens d'elle car elle avait eu la flemme de me parler, et avait juste sorti sa flute pour me jouer « My Heart Will Go On » en faisant exprès de rater toutes les notes. Cet événement a été un grand fiasco, bien que le concept aurait pu avoir un très grand potentiel. Le fait est que sa performance m'avait beaucoup amusé et que nous avons ensuite commencé à papoter durant l'interclasse.

— Une réclamation de chanson ? me dit-elle avec sa voix naturellement aigüe.

— Tu performes pour mon anniversaire ? m'étonné-je.

— Un petit extra à côté des cours, ça me permet de faire des économies et de me payer les études.

Elle roule les épaules, comme pour s'étirer et fait des gestes circulaires avec sa tête. J'ai l'impression que la vie étudiante est plus laborieuse que ce que les films retranscrivent.

— J'aimerais bien que vous jouiez Raggamuffin.

Son corps se réoriente vers moi et sa bouche se pince d'un air malicieux, comme si elle essayait de lire à travers moi. Puis elle sourit, résignée, avant de faire demi-tour pour monter sur l'estrade.

— Comment on peut en apprendre plus sur toi si tu fais tout le temps ça, Rei ?

Je souris à mon tour, ne répondant pas. Je n'avais pas d'idée de chanson, alors j'ai énoncé sa préférée.

— Je peux t'avouer un truc ?

Je sursaute en sentant le souffle dans mon oreille. Lorsque je me retourne, Matthew se tient devant moi et me pointe du doigt avec les yeux brillants.

— Je crois que tu commences à être un peu pompette, je rigole.

Ce n'est pas un euphémisme. Je le sens être « un peu » éméché, pas assez pour sauter à poil dans la piscine, mais sûrement assez pour me parler de choses plus philosophiques qu'en général.

— Je t'admire beaucoup, Rei.

Il me le dit en me tendant un verre que je porte à mes lèves en cachant ma furtive surprise. Du punch alcoolisé, le liquide joue sur mon palais avant que je ne l'avale de mauvaise foi, et pose finalement le gobelet sur la table. Je ris devant son visage sérieux.

— Pourquoi ?

Encore une esquive ringarde. J'aurais dû lui dire que je l'admirais aussi. Sa joie de vivre malgré ses crasses dans la vie, son humour, et juste ce qu'il dégage en général. Je me mets un post-it mental pour le lui dire quand il sera complètement sobre. Il fait mine de réfléchir, levant les yeux dans le ciel qui termine de s'assombrir.

— T'as quelque chose, poursuit-il. T'es pas très loquace devant les gens et t'es loin d'être aussi excentrique que Haru et moi. Et pourtant, t'as un truc qui donne envie qu'on soit proche de toi. Je dis pas que nous on essaye forcément d'attirer l'attention des autres avec nos pitreries. C'est juste qui on est.

Il fait une pause, comme pour rassembler un autre flux de pensées.

— Mais toi t'as juste à exister. T'es une personne incroyable, et de la façon la plus chill qui soit ! T'as vu le genre de choses qu'on ferait pour toi ? Et on se pose même pas de questions, t'as un pouvoir sur nous !

Le haussement de ton sur la fin de sa déclaration me fait hausser un sourcil.

— T'es incroyable Matt, et de la façon la moins chill qui soit.

On éclate de rire tous les deux. Mon cœur se réchauffe. Je reprends tout de même :

— Tu sais... parfois je suis vraiment perdu.

— Perdu ?

— Je sais pas.

Perdu dans mes pensées, dans le passé et le futur. J'aimerais me perdre dans le présent, car au moins, il existe. Je n'ai pas envie qu'il m'idéalise. Matthew me regarde, puis ses yeux dérivent sur son verre où l'alcool remue au rythme de ses mouvements. Je le vois le poser à côté du mien.

— Ça te fait peur d'être perdu ?

— Pourquoi ça ne me ferait pas peur ?

— Bah, si t'es perdu c'est juste que tu sais pas où tu vas.

— Je suis pratiquement sûr que c'est un prérequis.

Oh, sarcasme.

— Pourquoi tu veux forcément savoir où tu vas ?

— Tu m'embrouilles, Matthew !

Il éclate de rire en me voyant agacé de la sorte. Ça sort un peu de son idée de la nonchalance dont j'ai tendance à faire preuve.

— Tu viens d'avoir dix-huit piges Reino ! Quoi de plus barbant que de savoir où tu vas ?

Il me tire le bras et nous nous dirigeons dans le monde qui danse sous les notes de Raggamuffin.

— Explore, découvre, navigue putain ! Arrête de te prendre la tête ! me crie-t-il.

Je lève les yeux au ciel avant de le suivre.

Navigue.

Naviguer. Encore ce mot.

Il aurait dû me rassurer, me faire savoir que je garde toujours le cap sur ma vie. Mais au fond, ce mot m'a terrifié.

Il me fait aussi comprendre que l'océan qui relie chacun de nos navires, peut nous séparer d'un instant à l'autre.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top