Chapitre 55
55.
Le reste de la journée se passe dans un quasi-silence.
— Je te ramène chez toi.
Haru me rejoint à la sortie de l'académie et à son ton, il ne me laisse pas vraiment le choix. Pourtant, je suis déjà lessivé par l'électricité étrange qui a plané dans l'air tout au long de la journée.
— Je préfère marcher.
— Alors je marche avec toi.
J'écarquille les yeux quand il range les clés de sa voiture dans sa poche et se cale à mon pas. Premièrement, rentrer chez moi à pied prend presque une heure. Je ne fais pas ça tous les jours. Deuxièmement, j'ai beau ne pas beaucoup m'y connaître en véhicules, je ne crois pas qu'il soit judicieux qu'il laisse sa Mercedes dans un parking sans surveillance pour toute une soirée.
Mais je ne me permets même pas de lui faire part de ma pensée.
Il m'accompagne ainsi dans un silence complet. Nous marchons comme deux parfaits étrangers empruntant à tout hasard les mêmes croisements et les mêmes rues. En y repensant, heureusement que nous ne sommes pas des inconnus, car j'aurais vraiment eu les jetons.
Après bien quarante-cinq minutes sous la brise iodée de Miami — je crois avoir inconsciemment accéléré le pas pour me soustraire au malaise de notre mutisme — nous arrivons dans mon quartier. Les cours ont fini tard et à cette période de l'année le ciel se couche plus tôt. La chaleur ambiante laisse place à un vent doux quoiqu'encore crépitant d'embruns, et je devine que j'ai le visage collant de la précédente transpiration.
Arrivés devant ma maison, Haru ouvre enfin la bouche.
— Ça s'est pas passé comme prévu.
Son murmure n'en est pas vraiment un, il a été bas mais je jure qu'il a voulu que je l'entente à la volée. Je me retourne vers lui, planté sur le porche, et ses yeux amers plongent dans les miens.
— De quoi tu parles ?
J'ai comme l'impression d'avoir la gorge en feu, y arrachant un nœud après ce silence interminable.
— Mais j'avoue que c'était un plan foireux, poursuit-il plus pour lui-même.
C'est comme si j'écoutais en direct le flux de ses pensées, qu'il les extériorisait morceau par morceau, cratère par cratère. Mais je ne sais pas de quoi il parle. Je le vois dans une sorte de semi-transe, pris dans sa tête, en dialogue avec sa propre personne. Finalement, comme s'il capitulait, sa main se pose sur le mur derrière moi, il se rapproche, et je recule.
Je ne sais pas ce qui me prend, encore une fois. Pourquoi ça m'atteint.
— Je voulais être le premier.
J'ai un instant de flottement.
— Pardon ?
Et au même moment, j'entends un vacarme monstre de l'autre côté de la porte. Nous sursautons tous les deux, avant que je ne me retourne, sans grand résultat puisque je suis désormais face à face avec une porte close, dont les bordures vibrent sous les coups d'une soudaine musique assourdissante.
J'entends des cris aigus, quelques injures familières, et à nouveau, le silence.
Quand je reviens vers Haru, il me paraît à la fois hébété et complètement exaspéré.
Mais un sourire timide prend ensuite place sur ses lèvres au moment où sa main se tend vers la mienne.
— Joyeux anniversaire Reino.
Mon réflexe est de l'attraper et de la serrer comme ma bouée de sauvetage, peut-être parce que ma frustration vient de laisser place à une énorme confusion.
— Attention, ça va péter.
La porte s'ouvre soudain et je bondis quand un tonnerre de hurlements tous plus sanguinaires et percutants me vrille les oreilles.
— À TES DIX-HUIT ANS !
— ATTENTION À LA MARCHE VICTOR A RENVERSÉ DE LA CONFITURE DE PITAYA !
— HAPPY BIIIIIIIIIRTHDAYYYYYYY TO YOUUUU !
— J'EN AI SUR LA JAAAAMBE !
J'ai l'impression que plusieurs univers ont coalisé en une fraction de seconde. Mon cerveau n'assimile pas assez vite le changement d'atmosphère. Derrière la porte, unique barrière qui me sépare de la vérité, je découvre leur plan.
Blanca, Jade, Faisal, Ioane, Matthew et Hyerin sont bien évidemment les premiers que je remarque sous mon menton, agencés dans des positions absurdes telle une formation de justiciers prêts à prendre leur envol. Ils se tiennent dans le vestibule et le salon malgré le peu d'espace. Derrière, il y a Victor, Demetria, Nikola et Dagmar. Ma maison a tout à coup été envahie par les quatre coins du globe !
Ils portent tous des espèces de boas colorés autour du cou, avec des lunettes de formes diverses – en cœur pour Matthew, en marguerite pour Demi, et je ne sais quelle tentative de symbole phallique sur la tronche de Ioane.
— Je t'avais dit que c'était pas des ciseaux, lui fait remarquer doucement Nikola quand je dévisage mon ami.
— La perspective de chacun n'est que le reflet de qui ils sont, se défend Ioane avec une nonchalance dont j'envie l'authenticité.
OK. C'est donc moi qui ai l'esprit tordu.
Ma bouche finit par s'ouvrir d'elle-même. Je devine que j'ai les yeux écarquillés au possible.
— Vous aviez pas oublié ?
— Oublier ta sortie du bac à sable ? s'offusque Blanca, les lèvres pincées. J'oublierai un date avec Ashton Kutcher plutôt que ton arrivée dans la vie d'adulte mon Riri !
Elle s'approche pour me prendre dans ses bras, et je rigole de bon cœur, mais aussi attaqué par une énorme vague de nervosité. Je lui rends son étreinte en me sentant coupable d'avoir douté d'eux.
Ils peuvent me dire que je suis stupide de les avoir boudés. Je pense que je le mérite.
— D'ailleurs un grand merci à ton monsieur, on a eu des montagnes de soucis pour que le plan tienne la route dans les temps.
Je ne sais pas si c'est le fait que Jade se réfère à Haru avec « ton monsieur » ou l'information en elle-même qui me fait soudainement faire volteface avec le cœur en pagaille.
Haru me sourit, encore adossé au chambranle.
Parfois, sa patience avec moi me dépasse.
Je me rapproche timidement de lui. J'aurais presque préféré qu'il me fasse la morale, car en prenant le bon recul sur la chose, ça n'a pas d'importance.
Le fait qu'il ne soit pas le premier n'a pas d'importance. Car je ne donne pas la même importance aux mots d'Elias, seuls les siens ont résonné.
— Je suis désolé Haru, je bredouille. Je pensais que ça vous était sorti de la-
Les autres n'ont certainement pas capté que j'étais en plein milieu d'un arc de rédemption improvisé, car je n'ai pas le temps de terminer ma phrase que l'un d'eux me tire en arrière. En un instant, je me retrouve avec un bandeau sur les yeux, les poignets liés devant moi par je ne sais quoi, et je suis presque sûr que quelqu'un vient de me refiler son boa. Un cri haut perché m'échappe quand des poignes que je devine être celles de Ioane et Nikola m'empêchent de bouger.
— Il se passe quoi !
J'entends le rire d'Haru, me paraissant bien plus sournois. À ses côtés, le timbre doucereux de Blanca me hérisse le poil. Je sens mon corps être doucement dirigé vers la sortie.
Oh mon Riri, tu pensais que la fête se passait ici ?
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