Chapitre 46



46.




Haru ne m'a jamais laissé indifférent.

J'ai encore du mal à me faire à l'idée que Blanca ait pu voir quelque chose que moi-même j'ignorais. Et pour être tout à fait honnête, ça me paraît presque exagéré.

Mais en même temps, ce sont des choses que je n'ai jamais ressenties avant aujourd'hui, alors peut-être que c'était bien là, et que je n'ai pas su le reconnaître.

— Tu vas arrêter de me regarder comme si t'allais me démembrer puis jeter ma carcasse dans les buissons ?

J'ai besoin de plus de matière à décortiquer.

— J'en pinçais pas déjà pour lui.

— C'est pas ce que je voulais dire, me contre-t-elle. Juste que y'a des signes qui m'ont montré qu'il allait très vite te plaire.

— Quel genre de signes ?

— Ça s'explique pas Reino.

Elle va encore me parler d'atomes crochus et d'intuition, et je ne vais sûrement pas y comprendre grand-chose.

— Toi et ton sixième sens, vous faites flipper.

Elle sifflote, stabilisant nos pizzas sur ses jambes pendant qu'on rebrousse chemin jusqu'à la maison. Vu qu'elle ne fait pas de remarque désobligeante sur mes manœuvres, j'en déduis que je ne m'en suis pas sorti trop mal au volant.

— Je viens d'apprendre que l'un de vous a commandé une hawaïenne, scande Ioane dès que nous ouvrons la porte de ma chambre. Je veux que cette personne reste le plus loin de moi.

En conséquence, Matthew va le coller comme une sangsue pour l'emmerder.

Haru et moi sommes les seuls à la traîne pour rendre nos dossiers d'entrée en fac. Jade vient de terminer sa conclusion et Blanca a déjà un accusé de réception de madame Jefferson.

La vérité est que pour la majorité du travail, j'étais en avance de même plusieurs semaines. Là où je bloque, ce sont mes lettres de motivations. Impossible, je n'arrive plus à aligner deux mots.

Petit à petit, mes amis quittent la maison. Ioane est le premier à prendre la porte après nous avoir dit au revoir. Blanca le suit de près, puis Jade. Faisal échange deux, trois derniers mails avec notre professeur pour corriger une simple mise en forme, et lui aussi nous souhaite un bon week-end.

Nous ne sommes plus que tous les trois. Matthew, Haru, et moi.

Mes parents reviennent du travail dans la foulée et passent dire bonsoir aux garçons. Toujours pas moyen de trouver ma phrase d'accroche, et pas question de remettre un modèle de lettre récupéré sur le net.

— T'as pas à autant te prendre la tête Rei, me rassure Matthew. Envoie un premier jet et madame Jefferson viendra te voir si c'est pas bon.

Le problème, c'est que j'ai peur qu'elle voie mon manque d'implication dans un premier jet bâclé. Princeton m'intéresse, mais je ne me sens pas de taille à intégrer cette université.

— T'as un back-up ? me demand'Haru en se penchant derrière mon épaule.

— J'en ai, oui.

J'ai postulé pour une fac dans le coin, puis pour une autre dans la ville d'à côté, qui propose un programme avancé d'architecture. J'ai aussi feuilleté les différentes formations des affiliés de la Allison Academy, mais rien ne m'inspirait.

Il n'y a que Princeton qui me braque.

— J'ai terminé.

C'est la douche froide. Je lève les yeux vers Haru, qui referme son ordinateur portable avant de s'étirer de tout son long. Il ne reste plus que moi, et la frustration se met à monter, de plus en plus.

— Il commence à se faire tard, je vais y aller, nous partage Matthew en se levant.

Je lui souhaite de bien rentrer, mais ma voix devient plus petite. Haru lui fait un signe de la main et notre ami disparaît dans le couloir. Depuis le temps il connaît bien la maison. Ça ne m'étonnerait pas qu'il s'arrête papoter un peu avec mes parents en bas.

Pendant l'heure qui suit, Haru vaque à ses occupations en essayant de ne pas me distraire. Je devine bien qu'il ne comptera pas partir tant que je n'aurai pas mis le point final à mon dossier. Il ne doit pas se rendre compte que je stagne plus qu'une nappe phréatique. J'essaye plusieurs formulations bateau, plusieurs paragraphes d'introduction. Mais ils ne racontent rien, tout n'est qu'une ligne droite.

Brusquement, je me sens nauséeux.

La pièce devient silencieuse. Je n'écris plus rien. Je ne tente plus rien.

Voyant que j'ai arrêté ce brainstorming dévoué, Haru se redresse du matelas. Je viens d'éteindre mon ordinateur et me tourne vers lui avec un air guilleret.

— Ça y est ? s'enquiert-il.

Je lui souris.

— Oui, je l'ai envoyé.

Il bondit sur ses pieds, manquant d'arracher le chargeur de son portable à cause de ses gestes.

— Hallelujah !

Je rigole et il m'embrasse le front.

— T'as fait une vraie autobiographie ma parole ! s'exclame-t-il. J'ai cru que t'en verrais jamais le bout.

Il regarde l'heure sur son portable et grimace.

— J'ai encore quinze minutes avant le début de mon émission de cuisine préférée. Il faut que je décolle, c'est bon ?

— C'est bon, je lui réponds automatiquement.

Il se penche et me dépose un baiser rapide sur les lèvres. Je le regarde partir à enjambées rapides. J'attends quelques secondes, puis je me lève pour fermer la porte de ma chambre.

Moi aussi, j'ai menti.

Je rallume mon ordinateur, cette fois sur mon bureau, espérant qu'un support plus adapté me fera pousser des ailes.

Sauf que cette fois, c'est à peine si j'arrive à lire les mots qui s'affichent. Ma vue se brouille.

Je ne sais pas quelle heure il est, mais je n'y arriverai pas. Mon cerveau bloque, mon cœur s'emballe. Je n'ai plus le temps et je ne sais pas quoi faire. Princeton, je fais ça pour Princeton. Je fais ça pour un titre. Je fais ça pour Selvi.

Princeton.

Princeton.

Qu'elle aille se faire foutre, cette putain d'université !

— Reino !

J'entends la voix d'Haru mais je ne le vois pas tout de suite. Je sens juste qu'il s'est tenu quelques secondes dans l'entrebâillement de la porte, et que l'instant d'après, il m'a pris la main pour m'attirer sur mon lit.

Je sens ensuite la chaleur de ses paumes sur mon visage humide. Je n'ai même pas remarqué que je pleurais.

— Hé, qu'est-ce qu'il y a ? me demande-t-il de sa voix la plus calme et douce, sûrement pour ne pas m'affoler encore plus.

— J'y arrive pas.

Le dire haut et fort ramène de nouvelles larmes, je me mets à piteusement renifler.

— Pourquoi on voudrait de moi là-bas ? Qu'est-ce qu'ils veulent que je leur raconte ? J'ai rien fait d'extraordinaire dans ma vie, je fais aucune différence. J'arrive même pas à savoir si je veux vraiment y aller.

Ça le peine de me voir expulser ces incertitudes, ce syndrome de l'imposteur qui me poursuit depuis que Selvi est morte.

— Raconte-leur juste qui tu es.

— J'ai aucune foutue idée de qui je suis !

Il me serre contre lui, alors qu'à bout de nerfs, j'éclate en sanglots.

— On va demander à madame Jefferson de te laisser le week-end, c'est pas grave.

— Elle va me pénaliser..., je siffle misérablement contre son torse.

— On s'en fout, Reino. Ce qui compte c'est toi.

Il me caresse le dos et je m'écroule.

Je n'arrive pas à penser à l'avenir. Je suis bloqué sur cette année, dans cette éternité avec eux. Je ne suis pas prêt à ce que l'on devienne tous des adultes.

Je ne suis pas prêt à les voir partir.

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