Chapitre 35
35.
Je ne crois pas avoir déjà autant apprécié une douche de toute ma vie.
Un peu avant la tombée de la nuit, nous sommes revenus aux dortoirs éreintés comme jamais. Cette première journée de bénévolat aura été plus difficile que ce à quoi nous nous attendions.
Nous avons ensuite diné dans la cantine et avons eu quartier libre jusqu'à l'extinction des feux à 22h.
Pendant notre temps libre, j'ai pu parler avec Haru, mais depuis notre interaction de tout à l'heure, je le sens tout de même un peu plus retenu. J'avais la trouille et je n'ai pas osé lui demander ce qui clochait, j'avais à la fois peur de me faire des idées mais aussi peur de l'avoir involontairement blessé. Je sais que parfois, mon ton peut devenir un peu plus acéré.
Alors, même après le couvre-feu, je ne parviens pas à fermer l'œil. Ça me travaille et je sais qu'il me suffirait tout simplement de provoquer un dialogue avant que ce silence ne devienne une habitude entre nous. J'ai déjà remarqué que nous fuyions souvent ces moments où la confrontation pourrait nous aider. J'ai remarqué que je les fuyais, pour être plus précis, et que parfois Haru en fait les frais.
Tandis que tout le monde roupille à poings fermés, j'ai les yeux sur le dessous du matelas du haut. Haru y est, puisque nous partageons les mêmes lits superposés. Je ne l'ai pas senti bouger et j'ai alors pensé que lui aussi, comme les autres, dormait.
Mais alors que je me force à accueillir la moindre bribe de sommeil, une très légère secousse réduit mes efforts à zéro. Je suis tout à coup totalement alerte, encore plus quand la silhouette d'Haru, le plus silencieusement possible, descend de l'échelle pour ensuite se diriger vers la porte de sortie du dortoir.
Je ne me fais pas prier, dès qu'il est hors de vue, je le suis.
Les étoiles brillent bien plus dans ce coin ci, plus reculé, plus campagnard. La lune trace un sillage argenté sur une partie du jardin tropical. Haru s'engage vers l'arrière des bâtisses, là où nous jouions à des parties de ping-pong et de baby-foot. Dans cette aire avoisinant d'épais arbres, je le vois grimper entre les mailles du trampoline et s'assoir en son centre. Il a son portable à la main et je crois qu'il parle à quelqu'un.
— Oh...
Ma voix me parvient et me fait sursauter, je marche sur des feuilles qui craquent un peu trop fort. Aussitôt Haru lève le regard, les yeux grands. Il a dû penser que j'étais un surveillant et qu'il s'était fait prendre en dehors des heures de libres. Quand il me reconnaît, je ne sais pas si c'est de l'étonnement ou du soulagement qui dessine ses traits.
— Rei ?
Je me sens idiot, à quelques mètres de lui sans justificatif. Je mords ma lèvre et lui murmure un faible « désolé », ne voulant pas déranger sa vie privée. J'amorce un pas pour faire demi-tour, honteux, quand je l'entends à nouveau prononcer mon nom. Je tourne alors la tête vers lui.
— Viens.
Je ne sais pas pourquoi, mais ce simple mot, comme ça, presque comme une supplique, me fait frissonner.
Je le rejoins à pas feutrés sur le trampoline, prenant place à côté de lui.
Toujours son téléphone à l'oreille, il s'allonge sur le dos et parle en regardant le ciel.
— Je suis avec quelqu'un, là, ça te dérange ?
Je n'entends pas la réponse de la personne, mais Haru a un léger rire.
— Oui, c'est lui.
C'est lui.
Est-ce qu'il parle de moi à ses amis ?
Et il me laisse écouter les mots qu'il partage à son ancienne vie. Il échange avec un proche qui est resté en Californie, à travers des plaisanteries et des réflexions plus sérieuses, par des avis tranchés, puis tranchants, et un réconfort indubitable. Je devine que cet ami a des problèmes, là-bas, et que Haru profite de cette nuit pleine d'étoiles, sur ce trampoline, pour lui offrir une épaule lointaine.
Je découvre encore une autre facette, celle du garçon vers qui les gens vont pour se réfugier. Même à l'autre bout du même pays, il reste l'ancrage de quelqu'un.
— Moi, ça va.
Il doit parler une bonne trentaine de minutes, au point où j'ai moi aussi fini par imiter sa position, allongé, regard vers le ciel. Je ne sais pas pourquoi, mais il dégage aussi énormément de sagesse. Je ne pensais pas un jour me dire que sa voix, chantonnant dans la nuit à travers un appel téléphonique, m'apaiserait autant.
— On te dit bonsoir.
Je n'ai pas senti que je somnolais, et mes yeux se rouvrent quand je tourne la tête vers Haru. Il me regarde et le combiné est orienté vers moi :
— Salut..., marmonné-je.
— Salut, el famoso Reino Laine.
La voix de l'autre côté est rocailleuse, avec une pointe de chaleur. Haru laisse un peu de lui chez chaque personne qui croise un jour sa route. Je l'entends dans la lumière de son propre entourage. Matthew, Hyerin, et beaucoup partagent cette énergie, à la fois juvénile et ancestrale. Je me demande si je dégage un peu ça, un peu de lui, depuis qu'il est entré dans ma vie.
Le surnom me fait lever les yeux au ciel et pourtant, je souris. Je plante mon regard dans le sien :
— T'es pas possible.
Son ami s'appelle Gavin, il est aussi très proche de Matthew.
Quelques secondes plus tard, Haru raccroche. Et j'étais là, pendant cet échange qui ne m'appartenait pas.
— Il a l'air sympa, ton pote, tenté-je.
Une étoile scintille un peu plus fort que les autres et je suis sûr que nous la regardons.
— On était trois, avec Matthew.
Je déglutis, car je me rends compte que bien que j'apprenne petit à petit à connaître qui il est, je n'ai jamais cherché à savoir qui il était.
— Ça te manque ?
Los Angeles. Ses amis. Son passé. Tout ce qu'il a construit là-bas, avant qu'une simple promotion ne le propulse à près de quarante heures de voiture de là où il a grandi, à cinq heures de vol. Pour certains, ça équivaut à des années-lumière.
— Parfois, oui, me répond-il simplement.
— T'as le mal du pays ?
C'est une expression étrange : « Le mal du pays. » A-t-elle sa place pour décrire un endroit duquel nous ne sommes même pas séparés par une goutte d'eau ?
— Parfois, oui.
Je reviens contempler le ciel en espérant qu'en haut, une formule permettra un jour de décrypter la complexité de son esprit.
— Je suis désolé pour tout à l'heure, finis-je par dire.
Un léger vent transporte le souffle de la mer, j'entends l'écho des vagues sur le sable.
— De quoi tu t'excuses ?
Je perçois un peu de fatigue dans sa voix, me donnant l'impression qu'il se laisse lui aussi bercer par la douceur de cette nuit.
— C'est vrai que parfois je donne l'impression que tu me soules, mais c'est pas méchant. C'est même affectueux, en fait. Je voulais pas te froisser avec ma façon de te rembarrer...
J'anticipe sa réaction, son profile se dessine dans une faible lueur. Il a les yeux clos, mais l'esquisse d'un sourire me prouve qu'il m'a entendu.
— Je sais, Rei. Désolé si j'ai eu l'air distant.
Il ajoute :
— J'ai pas envie de t'étouffer.
Je crois que le dialogue s'achève sur cette phrase, car je ne sais pas comment rebondir. Je ne me suis jamais senti aussi novice en quoi que ce soit qu'à cet instant, limite un nouveau-né dans la vie. Les codes m'échappent et me perdent. Je ne sais pas vraiment ce que je fais, parmi ce nous qui attend, qui espère, mais je ne suis pas sûr d'emprunter les sentiers battus.
Doucement, ma main quitte mon torse et effleure le textile qui nous soutient.
Elle rejoint la sienne entre nos deux corps.
Je fais s'entrelacer nos doigts, il prend une inspiration silencieuse. Peut-être ne s'attendait-il pas à mon geste, mais il raffermit notre étreinte et son pouce caresse mes phalanges.
Et jeme sens un peu plus fort, un peu plus capable. Je sens que je peux moi aussi,faire un pas vers lui.
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