Chapitre 17



17.







« Et donc parce que je vous dis qu'ils "ont l'air" d'aller bien, vous n'allez même pas prendre la peine d'envoyer quelqu'un pour en être sûr ? »

Mon père s'est disputé avec les autorités pendant une bonne dizaine de minutes au téléphone. Le signal passait mal et, chance ou malchance, la tempête a redoublé d'intensité dès l'instant où nous avons mis un pied dans ma maison. De l'autre côté du combiné, je n'ai pas pu deviner ce qui se racontait, mais je supposais que l'argument premier était devenu les routes impraticables.

Ils ont demandé à parler à Haru et Hyerin.

Et ils n'ont pas dit la vérité.

À aucun moment Haru n'a évoqué sa quasi-noyade. J'ai senti la lourdeur dans les yeux de sa sœur quand il a fait ça, mais elle ne l'a pas dénoncé pour autant. Un docteur de chez eux a procédé à un « examen » de fortune à distance, demandant si leur vue était trouble, s'ils ressentaient le moindre engourdissement dans certains membres, s'ils avaient fait une chute.

Il a demandé à ce que quelqu'un parmi nous vérifie la dilatation de leurs pupilles. Elles s'agrandissaient normalement à la lumière. Et pour finir, il leur a demandé d'articuler une phrase bateau en marchant le long du salon. Pas d'accident vasculaire cérébral à venir.

« Il y aura une accalmie très tôt demain matin. Nous enverrons quelqu'un pour faire des analyses approfondies à l'hôpital. Pour l'instant, ils semblent aller bien. »

Ma mère avait anticipé la longueur de l'appel et avait pris les devants pour contacter leurs parents dans la foulée. Entre deux questions médicales, il leur a donc aussi fallu les rassurer. C'était assez désordonné comme procédé, et paradoxalement tout s'est dénoué de manière très fluide – si on omettait à quel point Haru et Hyerin se sont fait engueuler.

Matthew a eu droit à plus d'intimité, il a utilisé mon téléphone dès qu'il s'est rallumé.

Et moi, j'ai tout observé comme au ralenti, comme extérieur à tout et à moi-même.

« Allez prendre une douche chaude. Rei, tu prêteras des vêtements aux garçons, je verrai ce que j'ai à disposition pour Hyerin. »

Quand Haru s'est redressé pour suivre les directives de ma mère, j'avais l'impression qu'il n'avait rien vécu des précédentes heures, que pour lui elles avaient été dérisoires. Il l'a suivie dans les escaliers d'une démarche naturelle et s'est même donné la liberté de lui demander son signe astrologique





Pendant au moins une heure dans la pénombre de ma chambre, je sais très bien que malgré la fatigue accablante, aucun de nous quatre ne parvient à dormir.

Hyerin et Haru sont sur un matelas posé au sol, tandis que Matthew et moi partageons mon lit. Cette situation me rappelle un peu la première fois qu'ils se sont trouvés ici, après notre soirée au skate-park. Ioane et Blanca étaient de la partie, et ce soir, il y a la sœur de Haru.

Ma chambre a rarement accueilli autant de personnes en aussi peu de temps.

Je reste avec les yeux sur mon plafond. Je le vois presque détail par détail malgré le jeu d'obscurité. Le tonnerre continue de gronder. Les minutes s'écoulent, avec la même symphonie à côté.

Je me tourne sur le flanc, et le visage de Matthew a enfin perdu de sa raideur. Il s'est endormi.

Doucement, je me dégage des draps car j'ai l'impression de suffoquer. En voyant Matthew finalement se laisser emporter dans les bras de Morphée, j'en ai fait la supposition assez peu cohérente que Haru et Hyerin aussi, se sont assoupis. Ainsi, je contourne leur couchette sans les regarder. J'entends simplement un souffle ample dans leurs draps, et je n'y prête pas plus attention. Silencieusement, j'ouvre ma porte et déambule dans le couloir de l'étage.

J'ai toujours trouvé ma maison trop grande. Les murs sont haut et les pièces vastes. Parfois, j'ai l'impression qu'elle respire, avec tout l'air qui siffle dans cet espace.

J'avance de quelques mètres, et sans cérémonie, je m'allonge à même le parquet de bois.

Cette fournaise m'oppresse pas mal, ce soir. Les vents chauds sont une spécificité des ouragans, alors pourquoi je me sentais à ce point transi de froid quand nous étions dehors ? Mon corps cherche un soupçon de fraicheur dans le sol, visage vers le plafond, dos le long des lattes. Je prends une grande inspiration et espère que la maison soufflera un courant d'air dans la foulée.

J'entends des pas et mon cœur s'affole. Sans me relever, je tends le menton vers le fond du corridor. Une silhouette referme la porte de ma chambre.

— J'avoue que c'est pas là que je m'attendais à te retrouver.

La silhouette reproduit mes pas en décalé, et bientôt son visage apparaît entre le plafond et moi.

Haru ne dormait pas.

— Tu fais souvent ça ?

— M'enfuir ? demandé-je.

— Non, t'aplatir comme une crêpe au milieu de ton couloir.

Je fais mine de réfléchir et il réprime son sourire.

— Paraît que c'est bon pour le dos, tu rigoleras moins quand je soulèverai encore mon poids en haltères à quatre-vingt-dix ans.

Je crois qu'il lève les yeux au ciel, parce que pendant un court instant, je me suis surpris à fermer les miens.

— Du coup, la séance kiné elle est en solo ou ils prennent les retardataires ? me nargue-t-il.

Je me décale sur ma gauche et sa présence se fait sentir à côté de moi. Je l'entends soupirer de douleur en s'abaissant pour imiter ma position. Les courbatures qui l'attendent me font compatir d'avance.

Quel vieux croûton, chantonné-je en finnois.

Il me claque l'épaule avec une plainte et mon rire répond. Il ne m'a pas compris, j'en suis persuadé, mais mon ton trahissait ma taquinerie. Il se positionne, mains sur son ventre, dans mon t-shirt et mon jogging qui là, sont à sa taille, alors qu'ils ont toujours été trop grands pour moi.

— J'avoue, c'est confortable, reconnaît-il.

On ne dit rien pendant un moment. Mais encore une fois, la journée se rembobine. L'alerte d'urgence, les cours dans une ambiance morose et électrique, et ensuite, tout ce désordre.

La voix d'un sage résonne dans ma tête, sa mélodie se joue et surplombe le grondement du tonnerre. Je ne suis pas prêt à l'entendre, alors mes mots trépassent d'eux-mêmes :

— C'est normal pour toi, ce qu'on vient de vivre ? j'interroge.

Je ne le regarde même pas, nous avons beau être proches, c'est comme si nous avions conscience de notre individualité dans chaque espace de ce couloir.

— Un mercredi comme un autre.

Je sais qu'il plaisante pour son propre bien, pour se rassurer à sa manière. Mais pour le coup, je n'ai pas envie de rigoler. Il prend mon silence comme une réplique, peut-être même comme un reproche. Sans jugement, il ajoute :

— Non, c'est pas normal ce qu'on a vécu.

J'enchaîne :

— T'en es conscient ?

— De quoi ?

— Que t'allais mourir.

— Pas du tout, me répond-il sans aucun faux semblant.

Ça a le don de me surprendre, je me tourne sur le flanc et il en fait de même. On se regarde.

— Pourquoi ?

— Les lois universelles ont décidé que j'étais une créature increvable. J'ai fait le vœu d'y croire coûte que coûte !

Je plisse les yeux, alors il fait une drôle de moue.

— Allez Reino, fait-il pour me dérider, autant en rire maintenant que c'est terminé.

Je ne comprends pas. Je ne comprends pas ce qu'il est, comment il fonctionne, quel est le genre de pensées qui l'envahit et qui le maintient éveillé en plein milieu de la nuit. J'ai voulu le connaître, découvrir ce qui se cache sous toutes ces couches, mais elles semblent infinies. J'ai pensé que sa vérité était celle qu'il montrait aux autres, mais dès la seconde d'après, il devient un nouveau visage.

Tout ce fouillis en une seule personne me fait tellement m'y perdre que...

— Tu me rends dingue.

...

Shit.

Mes yeux s'écarquillent et ceux d'Haru me regardent comme si j'avais parlé en hébreu.

— Hein ? couine-t-il.

— Rien !

Est-ce que je viens de lui gueuler dessus ?

Par instinct, je me redresse en position assise, les mains plaquées à mes genoux. Je vérifie en un coup d'œil en arrière que je n'ai pas rameuté les autres. L'orage a dû couvrir ma voix.

— J'voulais dire que je pige pas ton personnage, t'as l'air de sortir d'un film de Tim Burton.

Lui est toujours allongé, un bras derrière sa nuque et le genou replié. Il semble perplexe.

— C'est la première fois qu'on me la fait, celle-là.

— Jure ? contré-je, blasé.

— On m'a déjà comparé au Chat Chapeauté.

— Ça se rejoint : excentrique, déjanté, impossible à suivre.

Finalement, c'est lui que j'entends rire.

— C'est ce que tu penses de moi ? s'esclaffe-t-il.

— Pourquoi, tout est faux ?

— J'suis juste un ado qui prend pas trop la vie au sérieux.

— Et moi je veux pas perdre mon temps avec un mec qui s'en branle de crever !

Ça lui provoque une réaction, de la même façon que ma propre phrase s'enfonce dans mon cœur comme un pieu. Mon corps entier se crispe, je suis totalement paumé. Avec lui, je suis perdu.

Mais il y a une chose que je sais.

— J'ai vraiment eu peur, Haru.

Peur qu'il disparaisse et que tout ce qu'il est s'en aille comme un mirage. Peur de ne jamais avoir la possibilité d'en apprendre plus sur lui. Peur que tous ces mystères, toutes ces failles inexplorées, toutes les histoires qu'il n'a jamais racontées se terrent dans l'oubli. Parce que je ne peux pas le nier : il est singulier.

Et je l'apprécie.

— Je suis désolé, Rei.

Quand je tourne la tête, il est maintenant lui aussi assis. Son regard est sincère, un tantinet dérouté. C'est étrange mais ça me manque quand même, cette facette un peu plus timide, un peu moins sûre d'elle. Je secoue la tête.

— Non, c'est moi qui m'excuse, lui dis-je d'une manière plus douce. Ce sont les nerfs, j'suis épuisé et j'arrive pas à fermer l'œil. Je dis n'importe quoi.

Je me relève et il se tient face à moi.

— J'étais flippé, c'est normal. J'suis pas une machine.

Soudain, je prétexte devoir aller pisser pour me soustraire à cet échange. Mais alors que m'apprête à le contourner comme s'il était une sorte de Moai planté devant moi depuis trois millénaires, il me prend le poignet et me tire.

Je sens ses bras passer autour de mes épaules, et il me serre contre lui.

Par automatisme, mes mains s'accrochent au tissu de son t-shirt, dans son dos. Mon cœur part en vrille.

Et de la même façon, c'est comme si mon épuisement me tombait dessus au centuple. Je me retrouve à m'abandonner à l'étreinte qu'il me donne. Je ne sais pas si c'est lui ou moi, ou nous, qui en avons besoin. Je ferme les yeux et prends une grande inspiration.

En me calant contre lui, mon nez effleure son cou et je le sens frissonner. D'abord, nous ne bougeons pas plus. En fait, nous restons même totalement immobiles, juste à sentir le cœur de l'autre dans notre propre cage thoracique.

Alors, il tourne légèrement la tête, je sens son souffle sur ma peau. Avec lenteur et tendresse, il dépose un baiser sur ma tempe. Je ne sais même pas s'il en a eu conscience sur le moment.

J'ai l'impression d'être un peu sonné par tout ça. Je bats plusieurs fois des paupières en levant la tête, croisant ainsi son regard sur moi.

Et là, c'est comme une claque.

Nous nous séparons aussi maladroitement que deux manchots et je ne sais pas ce que je commence à gargouiller comme conneries. On rit nerveusement et en sourdine.

— Je retourne dormir, baragouine-t-il.

— Ouais, et j'ai dit que j'allais pisser.

On setourne le dos, mais il se cogne l'orteil au coin de la porte et je me prendsles pieds dans le paillasson.

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