11.

Harry.

Octobre.

L'odeur du café me chatouille les narines alors que je m'éveille doucement. Je m'étire, le ressort du lit grince légèrement sous moi et je me tourne sur le dos. Hadès, qui somnolait à mes pieds, se redresse et vient lécher ma main pour réclamer ses caresses matinales.

Ça fait trois semaines que je dors ici, chez Olivia, dans son petit appartement. Dans ma nouvelle chambre. Elle m'a convaincue, après de nombreuses heures à en discuter, que c'était la solution la plus simple en attendant de vendre la maison.

Parce que je ne peux plus passer une nuit de plus là-bas. J'en suis physiquement et mentalement incapable. Ça devient de plus en plus dur d'y entrer, de rester entre ces murs qui renferment des souvenirs que je souhaite oublier.

J'ai attendu quelques jours avant de l'annoncer à Lili et Noé, ils auraient fini par trouver ça étrange que je sois là avant eux chaque matin et que je reste le soir après le service. Et je n'avais pas envie de leur cacher un secret en plus. Je leur ai dit que j'avais des problèmes avec ma mère et que je préférais prendre mes distances, raison pour laquelle j'ai emménagé temporairement chez Olivia le temps de me trouver un appartement.

Ce n'est pas totalement un mensonge, plutôt une vérité masquée.

Nous sommes le douze Octobre et depuis ma discussion avec Olivia ce soir là, nous avons rencontré le huissier, plusieurs agences immobilières et notaires. Je suis sérieusement perdu entre tous ces rendez-vous, ces conversations auxquels j'ai l'impression de ne rien comprendre et le numéro de l'hôpital qui m'a recontacté il y a deux jours. Ma mère souhaite me revoir.

Je suis soulagé et reconnaissant qu'Olivia soit à mes côtés pour m'aider. Nous avons été récupérer plusieurs de mes affaires chez moi, dans des cartons que j'ai préparé. Elle n'est pas rentrée, je n'ai pas voulu qu'elle voit peut-être des traces de mon passé.

Mais c'est elle qui avait raison, ça me fait du bien de me détacher de tout ça, petit à petit. Je ne suis pas heureux, mais je vais mieux. La fatigue a pratiquement disparue, la peur est toujours là seulement moins présente, moins forte.

Olivia m'a laissé son bureau, c'est une petite pièce et c'est certain que ça me change de la grande maison que j'avais pour moi tout seul, mais je préfère mille fois être ici. J'ai commencé à déballer des affaires et décorer la pièce avec des livres, ma guirlande lumineuse et quelques affiches.

Ce sera long et compliqué pour voir enfin le bout du tunnel, mais je sens que je suis sur la bonne voie. Du moins, je n'ai plus fait de cauchemars depuis plusieurs jours et je considère cela comme une bonne nouvelle.

Il est presque sept heures trente. Le salon est vide, Olivia doit déjà être en bas. Je mets à chauffer de l'eau pour le thé, file sous la douche, choisit des vêtements dans ma commode. Une fois prêt, je descends avec une tasse de thé, une pomme et Hadès à mes pieds. Nous ouvrons seulement dans une demi heure, il a donc le temps de faire le tour du salon avant de monter se cacher à l'appartement.

Lili est déjà là, elle vient m'enlacer quand j'arrive dans la cuisine après avoir fermé à clefs la porte derrière moi. Je lui souris et donne les clefs à Olivia qui s'occupe de mettre les viennoiseries dans la vitrine.

– Tu m'aides à préparer les spécialités d'Halloween ?

Ma question fait sourire Lili qui enfile son tablier et s'assoit à côté de moi à la table. Elle s'occupe des ingrédients pour le pumpkin spice latte, froid ou chaud, que nous allons servir de nombreuses fois dans la journée. Les clients en raffolent. Je m'attaque aux roulés à la cannelle qui vont me prendre un peu de temps à préparer.

Comme prévu, je passe une partie de la matinée à cuisiner. Noé et Lili s'occupent de servir les clients en salle, Olivia reste au comptoir et vient parfois me fournir de l'aide lorsque l'afflux de clients se calme.

L'après-midi, je lui laisse ma place en cuisine et vais ranger le coin bibliothèques. Nous avons un carton de nouveaux livres, des donations qui se sont accumulées au fil des semaines, qui attend d'être vidé.

Je leur trouve une place dans des coins vides d'étagères ou sur certaines tables. J'ai toujours adoré cette partie du travail aussi, et je crois que dans une autre vie, si je ne m'étais pas découvert une passion pour la pâtisserie je serais certainement devenu libraire. J'aime le contact avec les livres, ce qu'ils apportent.

Un échappatoire. Une réalité différente. Un monde meilleur, peut-être. Toujours meilleur qu'ici.

– Salut.

Surprit, je repose le livre dont j'étais en train de lire le résumé pour me retourner vers cette voix familière. Louis s'approche d'une table où il pose son gobelet du salon et un sac sur une chaise. Il porte un pull rouge, au-dessus d'une chemise à carreaux et il paraît à la fois tellement élégant et doux.

– Bonjour.

Il me sourit, je détourne les yeux et préfère me concentrer sur autre chose que l'éclat qui brille dans son regard. Ou bien la chaleur qui me monte au visage.

Depuis qu'il est venu au salon la première fois, j'ai été impressionné par sa beauté et son air maladroit. Mais plus les jours passent, plus nous nous parlons et passons du temps ensemble, surtout lors des cours de pâtisseries, plus j'ai l'impression que ses moindres gestes me font l'effet d'une tempête dans la poitrine.

Et ça me fait peur.

– Tu vas bien ?

J'acquiesce simplement et ose relever les yeux vers lui, il sourit. Je me demande s'il disparaît un jour de son visage, cet air heureux, ou bien si ça fait partie de sa personne. Mais je crois que Louis est quelqu'un de solaire, qui éblouie tout ce qui l'entoure et ne laisse pas de place à l'ombre des nuages.

Le Mardi soir, quand on fait de la pâtisserie, il fait rire tout le monde, ils gravitent tous autour de sa lumière dorée. Personne ne résiste à son charme. Et le pire c'est qu'il ne s'en rend même pas compte, du pouvoir qu'il a sur les autres. J'aimerais avoir cette assurance, cette confiance en moi.

Mais c'est moi l'ombre, c'est au-dessus de ma tête que traînent les gros nuages noirs chargés de pluie et d'orage. Je pense que c'est pour ça que j'ai peur lorsque je me retrouve sans lumière, parce que je suis enfermé avec moi-même. Ce trou noir qui me dévore, qui prend le dessus sur mon corps et je ne parviens pas à tuer.

Louis prend son sac et s'avance d'un pas, je suis tiré de mes pensées par ses mouvements et le suis du regard.

– J'ai ramené plusieurs livres que j'aimerais donner.

– C'est gentil, merci.

Ma voix est légèrement enrouée, je ravale ma salive et me racle la gorge. Louis commence à sortir quelques livres du sac, en dépose sur la table, mais sa manche accroche les poignets et tout le contenu se renverse au sol.

Je me penche pour l'aider à ramasser les ouvrages tombés sur le parquet. Il soupire et s'accroupit afin de les empiler et les remettre en ordre, soufflant qu'il est vraiment trop maladroit. Mon regard s'arrête sur un livre comme neuf, à la couverture lisse et douce. Le titre et le nom de l'autrice me font sourire en coin.

Louis pose sa pile sur la table je me redresse à mon tour et demande en lui tendant le roman :

– Tu veux te séparer d'une si belle édition d'Orlando ?

Il repousse une mèche qui lui tombent devant les yeux et son se pose sur l'oeuvre en question. Ses paupières clignent plusieurs fois et semble en pleine réflexion pendant un instant avant de hausser les épaules.

– Oui, c'est une édition rare, mais je l'avais en double. On m'a offert le gros livre qui contient toutes ses œuvres. Même si j'aime les collectionner, je me suis dit que ça ferait plaisir à quelqu'un d'autre de l'avoir.

– Je vois, elle est vraiment jolie. Elle va partir vite.

Son pouce passent contre le dessin en noir et blanc sur la couverture, puis la reliure. Un nouveau sourire se dessine alors sur ses lèvres tandis qu'il le tend vers moi.

– Tu sais quoi, je te la donne.

J'ouvre grand les yeux, mes joues se mettent à rougir et je m'empresse de répondre, en secouant la tête :

– Oh, non... c'est pas...

– Elle a l'air de te plaire, m'interrompt-il, prends la avant qu'un inconnu ne vienne mettre la main dessus. Comme tu as dit, elle va partir vite, je ne voudrais pas que tu regrettes.

Comme j'hésite, Louis pose le livre sur la table, à côté de la pile qu'il a ramené et le pousse vers moi. Son sourire est contagieux, et je ne peux que céder et laisser mes lèvres s'étendre légèrement.

Mes yeux se posent sur la couverture, une nouvelle fois. Au loin, j'entends la clochette de la porte d'entrée du salon mais elle me paraît être dans une autre dimension. J'ai le sentiment d'être seul avec Louis.

Je me pince les lèvres et lui confie :

– Je l'ai lu il y a des années. J'ai toujours admiré l'écriture de Virginia Woolf.

– Moi aussi.

Il me sourit encore. Et j'aimerais que mon coeur cesse de s'emballer à chaque fois que nos regards se croisent.

– J'ai perdu mon exemplaire.

C'est mieux que de dire la vérité. Que ma mère, lors d'une de ses crises à répétition quand elle habitait encore à la maison, a jeté certains de mes livres dans le feu de la cheminée. Il n'y a pas eu que ça. Des vêtements aussi, des affaires qui m'appartenaient.

Ma mère détestaient les conflits et elle les réglait en hurlant à pleins poumons et en brisant tout ce qui lui tombait sous la main, dont moi. Elle ne m'a jamais battu. Mais au sens psychologique, elle ne m'a pas laissé intact, elle non plus.

Louis s'approche de moi afin d'être en face du livre lui aussi, je ne recule pas. Quand il est là, c'est le seul moment de la journée où les nuages au-dessus de ma tête se dissipe un minimum. J'observe un instant son visage penché vers les pages du roman qu'il tourne délicatement du bout des doigts.

Son nez est fin, arrondi, et ses longs cils viennent épouser et mettre en valeur l'intensité de son regard. Je remarque des petites taches de rousseurs qui constellent son visage et je baisse les yeux vers le livre avant de me perdre dans des pensées trop immenses pour moi.

– Alors, c'est ton jour de chance on dirait. En plus, regarde, il y a des illustrations et des portraits de Vita Sackeville-West. Tu connaissais l'histoire entre elles et Virginia ?

Il me faut quelques secondes pour comprendre qu'il s'adressait à moi et pour enregistrer sa question. J'acquiesce et demande, d'une petite voix :

– Oui, elles ont eu une relation non ?

– Tu m'as fait peur. J'ai cru que tu allais me dire, comme tous ces historiens, qu'elles étaient de « bonnes amies ». A leur place, je remettrais toute la notion d'amitié en perspective.

Nous échangeons un regard, je souris, et il se met à rire doucement. Le livre est ouvert sur un portrait de Vita, en noir et blanc, toute en splendeur. C'est bien plus qu'un roman, c'est un hommage. Et je vois dans l'expression de Louis que ce n'est pas une simple lecture parmi tant d'autres pour lui.

– Mais oui, c'était de l'amour. Un amour passionnel, qui défit le temps et révolutionne la littérature. Orlando c'est la biographie romancée de Vita, et quand tu le sais, quand tu le lis sous cet angle c'est tellement bouleversant. La plus belle preuve d'amour qui puisse exister. Virginia l'a fait vivre éternellement dans ses mots.

Louis tourne la tête vers moi, il sourit et le coin de ses yeux se plisse. C'est trop, je baisse les miens vers la table.

– Désole, je m'emballe, c'est juste que j'adore ce roman.

J'inspire et prends finalement le livre entre mes mains. Louis doit me trouver tellement ennuyant et inintéressant, je ne sais jamais comment me comporter, comment lui répondre, quoi lui dire, j'ose déjà à peine le regarder dans les yeux ou lui sourire.

– Non, ça me fait plaisir. Merci, merci beaucoup. J'en prendrais soin.

– Je n'en doute pas.

Sa voix est aussi douce que son sourire, je garde le livre entre mes mains, précieusement. Il reprend son sac et observe la pile de livres sur la table. Je dis :

– Tu devrais t'inscrire au club lecture, ils lisent beaucoup d'oeuvres dans ce genre.

– Si j'avais le temps je le ferais...

– Mais à la place tu continues les cours de pâtisseries ?

La couleur de ses pommettes s'assombrit, il se mord brièvement la lèvre avant de me répondre.

– Je n'ai pas vraiment envie d'arrêter, en fait.

C'est lui qui baisse les yeux en premier. Et je crois que c'est tant mieux sinon il aurait pu lire la surprise sur mon visage.

Un sentiment chaud, inconnu, s'éveille dans ma poitrine, le creux de mon ventre, je ne sais pas partout à la fois dans l'entièreté de mon corps je dirais.

– Et puis, ça me change de ne pas être tout le temps enfermé dans les livres. C'est différent, j'aime bien, essayer de nouvelles choses.

Il me regarde à nouveau, j'acquiesce sans vraiment porter attention à ce qu'il vient de me dire. Parce que tout ce que je retiens, c'est qu'il veut continuer les cours. Le bleu de ses yeux a la même couleur que l'eau clair de la mer en plein mois d'Août, sous le soleil assommant, ça me serre la poitrine, ça me fait peur, j'étouffe je déteste l'été

– Tu peux le dire que t'en a déjà marre de me voir tu sais ?

Sa question me ramène les pieds sur Terre, je regarde autour de moi. Il y a quelques nouvelles personnes installées plus loin aux tables et je vois Lili passer avec un plateau remplit. Elle me voit et me sourit.

Je repose les yeux sur Louis, partout sauf son visage. J'aime le regarder, découvrir un nouveau détail à chaque fois, mais je ne peux pas, pas s'il me regarde déjà, pas s'il me regarde comme ça. Je n'ai pas le courage d'affronter l'intensité de ses yeux. Ils me font peur, ils renferment tellement de choses, de sentiments, de lumière, de couleur qui ne me ressemblent pas.

– Non, je réponds très lentement, non ce n'est pas le cas.

C'est tout le contraire, à vrai dire. Je pense qu'on ne se lasse pas d'une personne comme Louis, que c'est définitivement impossible.

Si ça existait, je pense qu'il serait un livre sans fin, riche de nouvelles surprises à chaque chapitre. Un livre qu'on ne pourrait pas lâcher, qu'on aurait à la fois envie de faire durer une éternité mais aussi de dévorer en quelques heures.

– Ça me rassure alors. Mais attends que je fasse brûler la cuisine et on en reparlera.

Son rire me noue l'estomac à chaque fois, si clair et spontané, il n'y réfléchit pas, mais c'est tout l'univers qui prend, il lui redonne un sens. Je souris, parce que je ne peux pas réellement m'en empêcher, il reprend son gobelet et son sac vide.

– Bon, je dois filer, mais on se voit demain au cours.

– Oui. Merci... pour le livre.

– Il y a pas de quoi, si ça te fait plaisir.

– Ça me touche, vraiment.

Il ne me répond pas, il n'a pas besoin. Il sourit et ça suffit. Avant de partir, il me fait un petit signe de la main, je lui murmure un au revoir. Quand il est parti, je peux encore sentir son parfum. Je ne saurais pas vraiment le décrire, juste que c'est lui.

Je garde le livre de côté pendant que je range les autres. Je prends le temps de regarder chaque couverture et lire chaque résumé des romans qu'il a laissé. C'est une part de lui qui reste ici, entre ces murs.

Sans vraiment s'en rendre compte, il doit laisser des traces de lui partout où il passe. Des souvenirs de son sourire, un écho de son rire, une réminiscence de sa lumière. Il ne fait pas partie de ces personnes qu'on peut effacer définitivement de sa mémoire. Ils nous marquent, même sans le vouloir, d'une manière ou d'une autre, de la mauvaise ou de la bonne façon.

Et si un jour Louis venait à disparaître, je crois que je ne pourrais jamais l'oublier, même si je le voudrais.

Orlando serré entre mes doigts, je retourne en cuisine. Je m'assois au plan de travail et prépare une dernière fournée de roulés à la cannelle. Mes yeux se posent sur la couverture du livre, posé à côté de moi. Je repense aux mots de Louis, à l'enthousiasme et la passion dans sa voix, l'éclat dans son regard.

– Qu'est-ce qui te fait sourire comme ça ?

Je tourne la tête vers Noé qui dépose un plateau sur le côté vide de la table et hausse un sourcil dans ma direction. Mon visage chauffe, je baisse les yeux vers mon plan de travail sale et attrape une lavette afin de le nettoyer.

– Rien. Rien du tout.

– Tu es bien resté un long moment dans le coin des livres.

Noé se penche vers moi, en souriant, je frotte scrupuleusement les tâches. Lili entre à ce moment là en cuisine, elle aussi, et lui tapote gentiment le dos.

– Laisse le tranquille No, va plutôt t'occuper de l'expresso et du brownie à servir à la table du fond.

Après avoir levé les yeux ciel et m'avoir assuré qu'on en reparlera, il sort de la pièce. Lili rit, je souris en coin. Elle me fait un clin d'oeil puis s'éclipse à son tour.

Plus tard, après le travail, Olivia et moi dînons devant une émission de pâtisseries. Elle reste devant la télévision pendant une partie de la soirée tandis que je m'allonge dans ma petite chambre et me replonge dans la lecture d'Orlando.

Quand je repose le livre, j'en suis presque à la moitié, il est près de vingt trois heures. Je me tourne sur le dos et m'endors immédiatement, ce qui ne m'est pas arrivé depuis des mois.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top