Chapitre 5
La librairie est calme, ce matin. J'en profite pour chercher le numéro de téléphone d'Émilien sur Internet. Je n'ai qu'à taper "Émilien Lansay" pour que son numéro s'affiche. Mon cœur fait un bon lorsque je reconnais les deux derniers chiffres : 73. Le 7, son chiffre préféré. Le 3, le mien.
Je reste un long moment figée devant mon écran. Je peux enfin le contacter ! Puis mon enthousiasme retombe. Il a certainement mieux à faire que de m'avoir au téléphone. Il est devenu important, et doit donc s'occuper d'affaires importantes...
- Ophélia ?
Je me tourne vers mon interlocutrice. Il s'agit de Maja, une jeune femme d'environ mon âge, avec qui je travaille.
- Oui ?
Maja regarde par-dessus mon épaule. Mince ! Je ferme rapidement ma recherche, les chiffres mémorisés dans mon esprit (j'ai une mémoire photographique).
- Tu t'intéresses à Émilien Lansay ?
- Pas vraiment. Je l'ai seulement vu à la télévision hier, et j'ai beaucoup aimé le fait qu'il aide les orphelins.
Heureusement pour moi, Maja paraît assez convaincue. J'ai eu chaud !
- Et tu as vu son ami ? Il était si...
Ça y est, j'ai décroché...
Soudain, un homme entre dans la boutique, faisant tinter la clochette.
- Je vous reconnais ! je m'écrie, sans pouvoir m'en empêcher. Nous nous sommes parlés hier !
L'homme me regarde attentivement puis sourit.
- Effectivement. Je me souviens de vous, mademoiselle.
Je dois avoir une tête de célibataire, pour qu'il m'appelle encore "mademoiselle", à mon âge. L'homme disparaît derrière les rayons sur un salut de tête à mon intention.
- Une conquête ? demande Maja.
- Bien sûr que non ! m'exclamé-je, outrée. Je ne suis pas du genre à m'amouracher du premier homme que je croise !
Et j'ai déjà quelqu'un dans mon cœur. Mais ça, je le garde pour moi.
- De quoi vous discutez, toutes les deux ?
Nous nous retournons vers Loïs, qui est le dernier de notre joyeux trio de libraires. Enfin, il y en a d'autres, mais Maja et Loïs sont ceux qui se rapprochent le plus de mon âge.
- De rien, je réponds évasivement.
Je lance un regard noir à Maja, pour la dissuader d'intervenir. Mais celle-ci sourit curieusement.
- Je vais vous laisser en tête-à-tête, lâche-t-elle brusquement, avant de s'éclipser.
- Mais qu'est-ce qu'elle...
Je ne réussis pas à terminer ma phrase. Loïs se passe une main dans les cheveux, mal à l'aise.
- J'aimerais discuter avec toi, dit-il abruptement.
- Heu... De quoi ?
- De ce que je...
Un raclement de gorge nous interrompt dans notre conversation.
- Je suis désolée de vous déranger, mais je suis assez pressée, fait une vieille dame, une pile de livres dans les bras.
Je me précipite vers elle.
- Vous êtes enregistrée chez nous ? C'est à quel nom ?
Tout en mettant les livres dans un sac en papier, je regarde derrière moi ; Loïs a disparu. La vieille dame me regarde avec compassion. Lorsque je lui tends le sac, elle me glisse :
- Il est gentil, mais ce n'est pas le bon pour vous. Votre cœur est déjà pris...
Mal à l'aise, je lui offre un sourire timide, auquel elle me répond gentiment.
- Tant de peines pour un si jeune âge..., marmonne-t-elle en s'éloignant.
Je la regarde partir un moment, mon regard fixé sur son dos, interloquée. Comment peut-elle savoir ?
***
A la pause de midi, je déjeune sur un banc à l'ombre, en face de la librairie. Puis, les mains tremblotantes, je cherche mon téléphone portable dans mon sac à main.
J'ai pris la décision d'appeler Émilien. C'est mon frère, et nous étions si proches... Je ne veux pas briser ce lien.
Il me manque...
Je compose le numéro, les doigts tremblants. Une tonalité. Deux tonalités. Trois tonalités. Quatre tonalités. Cinq tonalités.
Au moment où je vais raccrocher, la voix d'Émilien retentit dans le combiné :
- Allô ?
Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je suis paralysée, le téléphone à la main. Puis les larmes coulent.
- Émilien ? C'est...Ophélia.
Un blanc s'installe à l'autre bout du fil.
- Émilien ? m'inquiété-je aussitôt.
Il éclate brusquement en sanglots.
- Ophélia, c'est vraiment toi ?
- Oui, c'est moi.
- Oh, j'ai cru ne jamais te revoir ! Je t'ai tellement cherchée, ces dernières années... Je ne sais pas quoi dire. Je t'aime, ma sœur.
- Moi aussi, Émilien, moi aussi.
Je serre le combiné dans ma main, comme si je pouvais ainsi faire venir mon frère à côté de moi, sur ce banc.
- Comment vas-tu, Lia ?
Je hausse les épaules, oubliant qu'il ne peut pas me voir.
- Ça va. Et toi ?
- Mieux, maintenant que je sais que tu es encore vivante.
Je souris tristement.
- Alors ? demande-t-il, la voix rauque. Quoi de neuf, de ton coté ?
- J'habite avec Isabella et...ses enfants.
J'ai trop peur de lui parler de Julia. Mon frère est si protecteur avec moi... Et puis, ça ferait beaucoup d'un coup.
- Quoi ?! explose Émilien. Mais vous vous détestez !
- Crois-moi, soupiré-je, si nous pouvions faire autrement, nous le ferions.
- Que s'est-il passé ? fait la douce voix de mon frère.
Alors je lui raconte tout. Comment nos parents m'ont mise à la porte le jour de mes dix-huit ans. Comment Isabella m'a retrouvée, des années plus tard, et m'a annoncé la mort de nos parents.
Je ne raconte pas les mois passés avec le père de Julia, ni même la naissance de cette dernière.
- Et Isabella te traite correctement ?
- Oui, tout va bien.
- Tu es sûre ?
Il est toujours aussi perspicace. A moins que je ne sache pas mentir...
Je hausse les épaules.
- Les choses habituelles, Émilien. Rien n'a changé.
Je m'entends grincer des dents. Par miracle, il n'insiste pas.
- Lia ?
- Oui ?
- J'aimerais beaucoup qu'on se revoie.
Je retiens mon souffle.
- Moi aussi.
- Je ne suis pas chez moi pour le moment. Que dirais de venir...demain soir ? J'organise une petite fête.
Je me mords la lèvre.
- Désolée, mais les fêtes, ça me rends mal à l'aise. Tu sais, les gens...
Je m'interromps, la gorge nouée.
- Tu pourras rester le temps que tu veux, Lia. Et puis, Isabella n'a pas besoin de toi.
Mais Julia, oui.
- Il y a quelque chose que tu ne me dis pas.
Impossible de lui mentir.
- Il semblerait.
- Ophélia... Viens. S'il te plaît.
Je pousse un long soupir.
- Je ne resterais pas longtemps, je préviens. Juste pour te parler.
- Et pour rencontrer quelques amis à moi, bien sûr !
- Émilien... Tu me présenteras en tant que qui ?
- Je dirai que tu es ma sœur. Car c'est la vérité.
- Tu en serais capable ?
- Bien sûr.
J'ai un sourire idiot affiché sur les lèvres.
- Tu n'as donc pas honte de moi ? demandé-je, d'une toute petite voix.
- Bien sûr que non ! s'exclame-t-il d'une voix sincère. Tu es ma sœur, Ophélia, et j'en suis fier.
J'ai recommencé à pleurer. Heureusement que je ne me maquille jamais, car j'aurais eu l'air d'un clown !
- Je dois venir pour quelle heure ?
- Demain soir, 19 heures précises. Tenue correcte exigée ! plaisante-t-il.
Je ris avec lui tout en m'interrogeant sur ma tenue. Je sens que je vais avoir l'air affreusement débraillée...
- Et je te jure, Ophélia, que je ne te laisserais plus jamais tomber, reprends Émilien d'une voix bien plus sérieuse. Bientôt, tu viendras habiter avec moi. Il est hors-de-question que tu continues de vivre avec cette peste et ses affreux enfants !
- Son fils est adorable ! protesté-je.
- Et les autres ?
Je grimace.
- Sa fille lui ressemble atrocement.
Il rit. Son rire m'avait manqué. Tout chez lui m'avait manqué.
- Ça ne change rien. Je ne te laisserais plus seule.
- On verra, Émilien. J'ai pas mal de choses à te dire. Et peut-être que ça te fera changer d'avis ! plaisanté-je.
Julia, par exemple. Mais je lui en parlerais demain soir. Il faut que je trouve la bonne façon de lui annoncer qu'il a une nièce.
- Rien ne me fera changer d'avis, Lia. Et tu sais comme je suis têtu.
- Oh ça, oui ! Je pense que je le sais mieux que personne !
- Je t'envoie mon adresse par message, ma Lia. On se voit demain soir ?
- On se voit demain soir, j'acquiesce.
C'est les yeux pleins de larmes que je raccroche. Je ferme les yeux, remuée par cette conversation. Lorsque je les rouvre, le monde me paraît plus beau, comme si je le voyais avec un regard neuf.
Je me lève du banc, heureuse comme jamais. Lorsque je range mon téléphone dans mon sac, ma main rencontre un petit papier.
Je fronce les sourcils, intriguée. En le sortant, je me souviens. Il s'agit de la carte du monsieur avec qui j'ai longtemps discuté, hier soir.
Alphonse Dupré
Psychiatre diplômé
Suivi d'un numéro de téléphone.
Je lève les yeux pour regarder la librairie. M. Dupré en sort justement. Je me précipite dans sa direction en agitant sa carte.
- Pourquoi m'avez-vous donné votre carte ?
Il me jette un regard bienveillant à travers ses lunettes rondes, ce qui me réchauffe le cœur.
- Je vois quand les gens vont mal. Vous avez besoin d'aide, même si vous refusez de l'admettre.
Je lui souris gentiment.
- Je ne peux pas.
Il me scrute.
- Pourquoi ?
- Je n'ai pas les moyens, je réponds honnêtement. Et d'autres personnes ont plus besoin d'aide que moi, monsieur.
- Nous sommes tous différents, mademoiselle. Vous pensez simplement ne pas mériter d'aide.
Je recule d'un pas, stupéfaite qu'il m'ait percée à jour.
- Comme je vous le disais, je n'ai pas les moyens. Et je viens de retrouver une personne très chère.
- Effectivement, vous me paraissez plus sereine qu'hier. Mais si vous avez besoin, n'hésitez pas. Je diminuerai mon prix.
- Mais pourquoi feriez-vous ça ?
- Je suis psychiatre. Mon but est d'aider les gens à aller mieux. Si vous ne pouvez pas payer l'intégralité du prix mais que vous allez mieux, ma réussite vaudra tout l'or du monde.
Il pose une main sur mon épaule et, sur un sourire, disparaît. Une larme roule sur ma joue. Tout espoir n'est pas perdu. Des gens pensent que je mérite d'être aidée. Peut-être que c'est vrai.
Il y a de la lumière au bout du tunnel.
Émue et touchée par la gentillesse du psychiatre, je souris.
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