Ce n'est que lorsqu'Isabella éteint la télévision que je me rends compte que j'ai arrêté de respirer.
Notre frère n'a pas tellement changé. Je suis heureuse de savoir qu'il va bien, et qu'il a réalisé son rêve.
En fait, c'était notre rêve à tous les deux, d'aider les associations. Quand nous avions quinze ans, tout était prêt pour nous enfuir tous les deux. A la dernière minute, je m'étais défilée, car j'avais peur de l'inconnu. Alors il était parti seul, en me promettant qu'il reviendrait. Je revois encore ses cheveux malmenés par le vent et ses yeux brillants de larmes avant qu'il ne parte pour toujours.
Isabella ne l'a jamais su. Elle a toujours été jalouse de la relation que nous entretenions. Nos liens étaient plus puissants que ceux de tous les frères et sœurs réunis !
Mes yeux me piquent lorsque des souvenirs m'assaillent. Émilien qui m'apporte un morceau de pain volé quand notre mère m'avait interdit de manger. Émilien qui me serrait dans ses bras en me disant que tout irait bien. Émilien qui me déclarait m'aimer plus que tout...
Des larmes glissent le long de mes joues. Voilà un moment que je n'ai pas pleuré.
Oh, Émilien ! Si tu savais comme j'ai souffert après ton départ !
C'est lui qui m'a protégée. En tout cas, le plus possible. Il avait même parfois été insolent avec nos parents pour avoir la même punition que moi et qu'on reste ainsi ensemble dans la douleur. Je l'avais forcé à partir. Sinon, il était prêt à rester pour moi. Il avait réussi à fuir et à réaliser son plus grand rêve, alors que j'avais été trop lâche pour le faire.
— Ainsi donc, il est toujours en vie, souffle Isabella.
Un silence s'installe entre nous. Chacune, nous revivons nos souvenirs. Elle doit en avoir peu, car elle était plus jeune lorsqu'il est parti, et ça remonte à loin ! Et Isabella et Émilien n'étaient pas proches, contrairement à moi avec lui. Il trouvait Isabella trop égoïste, trop égocentrique, trop méchante... J'ai tenté de la comprendre. Mais je n'ai jamais réussi.
Ma sœur se tourne brusquement vers moi et me scrute de ses yeux bruns.
— Tu le savais ! m'accuse-t-elle.
— Non.
Ma réponse est franche. Si j'avais su où il était depuis toutes ces années, je l'aurais contacté, d'une manière ou d'une autre, pour que nous soyons à nouveau réunis. Mais je n'ai jamais su.
Pendant que je vivais dans la rue avec Julia bébé et que je me battais contre le froid et la faim, Émilien se battait pour les associations.
Nous nous sommes perdus de vue. Il est devenu riche et célèbre. Comment pourrait-il vouloir me revoir ?
J'ai envie de le revoir, pour lui parler. Nous étions si proches... Il faut que je trouve un moyen de le recontacter. Au pire, il ne voudra pas me parler, et j'aurais le cœur encore plus brisé qu'il ne l'est déjà. Au mieux... Je préfère ne pas y songer. Mais peut-être, oui peut-être...que je retrouverai enfin mon frère.
Les larmes aux yeux, je vais trouver refuge dans la cuisine. Je m'assois sur une chaise et tente de reprendre mon souffle. Puis la petite tête de ma fille se pose sur mes genoux.
— Maman, c'était qui le monsieur à la télé ? Pourquoi tu pleures ?
Le visage de Julia est crispé par l'inquiétude. Mais je ne veux pas qu'elle se fasse du souci pour moi. Elle n'est qu'une petite fille ! Je suis la maman, et elle est l'enfant. C'est à moi de me préoccuper d'elle, pas l'inverse.
J'ai entendu dire que les enfants absorbaient toutes les émotions de leurs parents. Alors je lui caresse doucement les cheveux afin de la rassurer.
— C'était mon papa ?
La question me prend au dépourvu. Je ris tristement.
— Non, Julia. C'était ton oncle.
Un silence. Puis ma fille s'anime brusquement :
— J'ai un oncle ? Je veux tout savoir !
— Oui, tu as un oncle. Il s'appelle Émilien et c'est mon frère jumeau.
— Pourquoi je ne le connais pas, moi ? Vous êtes fâchés ?
Je fronce les sourcils.
— Nous ne sommes pas fâchés, Julia. Il y a 14 ans, il est parti, parce qu'il avait des rêves que nos parents n'approuvaient pas.
— Et...
Je me dérobe.
— Julia, tu as école, demain. Va te coucher.
Elle proteste.
— Ma chanson !
Je souris mais soupire, fatiguée.
— J'arrive, mon ange.
Pendant qu'elle part en chantonnant dans sa chambre, je retourne au salon nettoyer les dégâts que j'ai causés. Isabella me regarde faire en silence. Puis soudain, elle lâche :
— Il est riche. Il pourrait nous aider.
Surprise, je relève la tête.
— De qui est-ce que tu parles ?
— Ne fais pas semblant, Ophélia. Tu sais parfaitement de qui je parle !
— Non.
Cette joute verbale m'épuise.
— Émilien.
Elle lâche le prénom de notre frère du bout des lèvres, comme si ça lui écorchait la langue de le prononcer. J'éclate de rire.
— Lui ? Il ne sait même pas où nous sommes.
— Nous...
— Il n'y a pas de "nous", Isabella. Je ne mêlerai pas Émilien à ça.
— Il a de l'argent ! Il peut nous aider !
Je la dévisage.
— Tu me dégoûtes, Isabella. Tu devrais être heureuse et soulagée qu'il soit vivant et qu'il vive son rêve ! Et pourtant, non. Tu restes égoïste, en te servant des autres pour arriver à tes fins. Ta seule pensée en voyant notre frère à la télévision, c'est le mot "argent".
Isabella me jette un regard noir.
— Tu ne l'as jamais apprécié. Mais là, il devient utile car il a de l'argent. Je te préviens : si tu veux tenter quoi que ce soit, tu le feras seule, Isabella.
Elle relève le menton.
— Il m'aidera, j'en suis absolument certaine.
— De nous deux, c'est Émilien qui te détestait le plus. Je pense qu'il préférera aider les enfants orphelins plutôt que toi.
— Et comment tu peux être sûre de ça ? rétorque ma sœur.
Je la toise. Pour une fois, je n'ai pas peur. Je ne veux plus avoir peur ; c'est terminé.
— Dois-je te rappeler comment nous étions proches ?
Elle recule, comme frappée par la foudre.
— Mais pourquoi, il t'aimait plus ?
Je veux dire ce que j'ai sur le cœur. Tout ce que j'ai si longtemps tu.
— Émilien n'aimait pas l'injustice. Il haïssait nos parents d'aussi mal me traiter. C'est lui, qui m'a toujours protégée d'eux. Quand tu as commencé à faire comme eux, il... (Ma voix tremble.) t'a aussitôt détestée. Je me suis battue pour toi, Isabella. Je lui ai dit que vous pouviez être proches. Mais il m'a dit : "Je ne serai jamais proche de celle qui martyrise sans arrêt ma sœur jumelle".
Je ne raconte pas à ma sœur que j'ai failli m'enfuir avec lui. Ce secret, je me suis promise de l'emporter dans ma tombe.
— J'aurais voulu que nous soyons proches, Isabella. Mais tu ne m'en as pas laissé l'occasion. Je voulais te montrer que, même si je n'étais pas aussi belle et intelligente que toi, je n'étais peut-être pas le démon que notre mère voyait en moi. J'aurais aimé te comprendre. J'ai essayé. Mais tu étais de plus en plus méchante avec moi. J'étais si blessée par tes rejets que j'ai fini laisser tomber.
Je me rends compte que, en effet, il est trop tard. Je ne peux plus essayer d'aimer Isabella comme une sœur, car elle a trop été cruelle avec moi.
Je suis trop méfiante. Nous ne pouvons pas partager les liens du cœur en plus de ceux du sang.
C'est trop tard. Et j'en suis désolée.
J'aurais aimé que la vie se passe autrement.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top