Chapitre 36
Il m’a regardé droit dans les yeux en me disant ça. J’en ai le souffle coupé. Comment sait-il ?
- Je regrette, dit-il. Je voulais garder ça pour un peu plus tard dans la soirée, mais tu m’as poussé à bout, Ophélia...
Le serveur fait finalement son apparition, et il rompt la tension entre nous deux.
- Avez-vous choisi ?
- Oui, répond Nathaël.
Il lui indique un plat sur la carte, et demande la même chose pour moi. Puis, d’un simple geste, il renvoie le serveur et se penche vers moi par-dessus la table en bois massif qui nous sépare l’un de l’autre.
- Tu n’as pas dit à Raphaël que Julia était en vie, je me trompe ?
Il sourit. Ce sourire me fait mal. Je reste silencieuse.
- Tu ne veux pas parler ? se moque Nathaël. Pourtant, moi, j’ai envie de parler. Je suis au courant pour Julia, mais mon frère ne l’est pas. Allons, Ophélia, tu ne pensais pas pouvoir me mentir aussi facilement, quand même ? Elle a tes cheveux roux, et elle a les yeux verts. Mais tu aimerais savoir de qui, de moi ou Raphaël, elle les tient...
- Tais-toi.
- Elle sort les griffes !
- Tais-toi ! je crie, en serrant la nappe de mes poings.
- Tu as de la chance que j’aie choisi une table dans un coin reculé où personne ne pourrait nous déranger. Je suis assez prévoyant ! Mais revenons-en à notre Julia...
Il a dit « notre Julia »... Est-il... ?
- Tu me dégoûtes ! je souffle. Dis-moi la vérité, qu’on en finisse !
- Oh, mais ma chère Ophélia, maintenant que tu sais qui je suis, je ne vais pas me priver de passer un bon moment avec toi ! Je préfère discuter encore un peu, et toi aussi. N’est-ce pas ?
- Dans tes rêves !
Il fait comme s’il n’avait rien entendu.
- J’aurais pu rester, tu sais. Avec toi. J’aurais pu voir Julia grandir. J’aurais pu être présent, être un vrai père, un bon père pour elle. Sauf que je suis parti.
Mes yeux se remplissent de larmes. Ce sont les mots que j’aurais voulu entendre dans la bouche de Raphaël, quand je pensais qu’il était parti. Je ne veux pas que Nathaël soit le père de Julia !
- Et tu aurais continué à me faire croire que tu t’appelais Raphaël ? je lance, amère.
- J’aurais pu tout t’avouer, poursuit-il. Tu m’aurais sûrement pardonné, car on aurait vécu plusieurs années dans le bonheur. Ou alors, je ne t’aurais rien dit, et j’aurais attendu que Raphaël revienne et nous découvre ensemble, avec notre petite fille. Tu m’aurais cru, et je t’aurais raconté l’histoire de mon frère jumeau Nathaël, qui cherche à détruire notre relation et à nous prendre notre adorable Julia...
- Tu es horrible, je murmure.
Il sourit.
- Ophélia, nous aurions été heureux. Très heureux. Tu n’aurais peut-être jamais su. Julia non plus. Tout aurait été parfait. Mais je suis parti.
- Et pourquoi es-tu parti ?
Son regard se voile.
- Je ne veux pas m’encombrer avec des mioches !
Sa mâchoire est serrée. Voici une chose qu’il a en commun avec Raphaël ; serrer les dents lorsqu’il est en colère.
- J’aurais pu être là, reprend-il en levant les yeux vers moi. Pour Julia. Et pour toi.
J’aurais pu être là pour toi. Ces mots me font mal. Terriblement mal. Parce que c’est Nathaël en face de moi, c’est Nathaël qui prononce les mots que je voulais entendre chez Raphaël. Mon cœur souffre atrocement. Il bat fort dans ma poitrine, et j’ai l’impression qu’il va s’envoler, me laissant seule et vide de tout sentiment.
- Arrête, j’articule d’une voix étranglée, sans le regarder.
Il attrape mes mains, et les serrent fermement dans les siennes.
- Ça suffit, je souffle. Dis-moi.
Il garde le silence. J’avale ma salive et lève les yeux. Nos regards se croisent, et le temps s’arrête. Tout s’arrête. Le monde n’existe plus autour de nous. Il n’y a plus rien. Seulement lui et moi. Nous.
- C’est toi, n’est-ce pas ?
Il ne prononce pas un mot, se contentant de me regarder. Alors je le regarde. Et je vois enfin tout ce qu’il m’a dit.
Il tient la main de Julia, et moi l’autre. Il dit quelques mots, et Julia éclate de son rire mélodieux et joyeux, une lumière qui n’a jamais existé dans ses yeux verts, si semblables à ceux de son père. Je vois le père lire une histoire à la fille, lui apprendre à nager, et à compter. Je vois le père s’occuper de Julia avec tendresse, la border avant d’éteindre la lumière, lui embrassant le front. Je vois Julia grandir, encore et encore, entourée de ses deux parents, et d’une aura lumineuse, le visage radieux.
Mais qui est cet homme aux yeux verts ?
Je cligne des yeux et reviens brusquement à la réalité, les yeux remplis de larmes. Tout ce que je viens d’entrevoir n’existe pas. Ça n’a jamais existé et n’existera jamais.
Je fonds en larmes dans le restaurant, mes mains sur ma tête pour me cacher. Au bout d’un long moment, je sens des mains se poser sur mes épaules, et quelqu’un m’enlacer. Je me laisse aller quelques secondes avant de me souvenir et de repousser cette personne.
Je me lève brusquement et crie à Nathaël :
- Tu n’es pas Raphaël ! Alors arrête ! Arrête...
Je suffoque. Mes larmes roulent, mais ça n’a pas d’importance. Cet homme, que je ne connais pas, a vécu avec moi, pendant plusieurs mois. J’ai dormi à côté de lui, dans le même lit, et...nous avons même fait l’amour ensemble. Comment ai-je pu ne me rendre compte de rien ? Suis-je aveugle à ce point ?!
Je replonge ma tête dans mes bras et continue de pleurer silencieusement. Je n’aime pas que ce soit lui qui me voit pleurer.
Des bras écartent les miens avec force. Je lève les yeux avant de tourner la tête. Mais Nathaël me force à le regarder.
- Ne te cache pas de moi, Ophélia. Je t’ai vu pleurer des centaines de fois. Je ne suis pas à quelques larmes près, dit-il d’un ton méprisant. Rassieds-toi, s’il te plaît. Nous sommes en train de dîner, et les plats vont bientôt arriver.
Je lui jette un regard noir, mais revient à ma place une fois qu’il a regagné la sienne et que je suis certaine qu’il est trop loin pour pouvoir me toucher.
Nous gardons le silence. Je tamponne mes yeux avec un mouchoir en papier et me mouche bruyamment, rien que pour l’énerver. C’est peut-être un comportement de gamine, mais je n’en ai rien à faire. Il ferme les yeux une demi-seconde, l’air ennuyé, puis les rouvre et me contemple avec un soupir, mais ne fait aucun commentaire, ce qui n’est pas plus mal.
Quelques instants plus tard, les plats arrivent, toujours dans ce silence de plomb.
Je picore dans mon assiette, puis la repousse. Si c’est lui qui paye, j’espère que c’était un plat cher, parce que je ne mangerai pas beaucoup, ce soir. Cette conversation avec Nathaël me coupe définitivement l’appétit...
Je le regarde mâcher consciencieusement ses légumes et découper soigneusement sa viande. Il n’a pas la même façon de faire que Raphaël. Je le vois parfaitement dans ses gestes. Ils sont tellement différents, pour des jumeaux ! Ça me surprend énormément, moi qui ai un frère jumeau.
Émilien... J’ai hâte de le revoir. Raphaël m’a dit qu’il rentrait bientôt.
Je décide de relancer la conversation. J’en ai assez d’attendre que monsieur daigne bien me parler du sujet qui m’importe.
- Comment es-tu au courant pour Julia ? Je n’ai rien dit à Raphaël...
Il m’adresse un sourire narquois avant de s’essuyer la bouche avec sa serviette.
- J’ai mes propres sources. Merci de m’indiquer que Raphaël n’est pas au courant, mais je m’en doutais. D’ailleurs, il y a beaucoup de choses dont Raphaël n’a pas connaissance...
Je me crispe.
- Tu n’en sais rien, je lance.
- Je sais beaucoup de choses, Ophélia, prononce Nathaël avec lenteur.
- Tu ne...
Il lève une main en l’air, me faisant signe de me taire. Il pose soigneusement ses couverts dans son assiette, puis fouille dans une des poches de sa veste. Finalement, il pose un petit morceau de bois sur la table.
Un petit morceau de bois qui change tout.
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