Chapitre 32


Raphaël se gare sur le parking du bar. J’avale ma salive et, contrairement à ce que l’homme à mes côtés a toujours fait, il ne me rassure pas. Je ravale un sourire amer. Certes. Après tout, il a une fiancée, maintenant... Je ne compte plus pour lui.

- Tu viens ? me demande-t-il, l’air impatient, avant de claquer sa portière.

Je détache ma ceinture et sors de sa voiture. Raphaël s’éloigne déjà. Je peux comprendre qu’il n’aime pas être vu avec moi. Il est quelqu’un d’important, et il est fiancé. Et je ne veux absolument pas gâcher la relation qu’il a avec cette Amelia, qui n’a rien fait de mal.

Lorsque j’arrive à l’intérieur de l’établissement, Raphaël semble se souvenir de ma présence, et se tourne vers moi, m’attirant près de lui avec son bras.

- Je vais regarder s’il est déjà là, d’accord ? Mais, sous aucun prétexte, tu ne t’éloignes de moi, compris ?

Je me dégage de son emprise.

- Qu’est-ce que ça peut te faire, après tout ?

Il soupire.

- Je voudrais simplement en finir avec les malentendus.

- Désolée.

Il me mène à une table. Je me hisse sur un tabouret. La salle empeste la fumée et l’alcool. Ça me fait drôle. Voilà longtemps que je n’avais pas senti ces deux odeurs aussi fortement. Pourquoi Nathaël a tenu à nous rencontrer ici ?

- Il ne veut pas se faire trop remarquer, et moi non plus, à vrai dire, me glisse Raphaël, comme s’il avait lu dans mes pensées.

- Nous sommes à l’heure ?

- Oui. Il ne devrait pas tarder, nous n’avions pas beaucoup d’avance.

- Vous voulez quelque chose ? nous demande une serveuse en s’approchant de notre table.

- Non, rien. Nous attendons quelqu’un.

La serveuse n’insiste pas, et repart. La mâchoire de Raphaël est crispée. Il est nerveux. Cependant, je ne dis rien. Je ne veux pas qu’il soit encore froid avec moi. Je n’aime pas la façon dont il me parle.

Nous patientons une demi-heure avant que Nathaël ne fasse son entrée. Les yeux fixés sur la porte de l’établissement, je ne rate pas une seconde.

Il n’a pas la même démarche que Raphaël, ni la même expression faciale. Il fait beaucoup plus arrogant que mon ex-fiancé. Mais ils sont atrocement pareils au niveau du physique. C’en est troublant.

Nathaël s’arrête dans l’entrée, semblant chercher quelque chose du regard. Lorsque ses yeux verts tombent sur nous, je comprends que c’est nous qu’il cherchait. Il s’avance vers nous, et nos regards s’accrochent. Il ne brise pas le contact. Nous ne nous quittons pas des yeux. Quelque chose scintille dans son regard, avant de disparaître quand il s’assoit à notre table. Il rompt le contact entre nous en posant les yeux sur son frère.

- Tu voulais me voir, Raphaël ?

Raphaël ne parle pas tout de suite ; il semble troublé. Depuis combien d’années n’a-t-il pas revu son frère ?

Nathaël attend un moment, patient. Puis il se tourne vers moi, lorsqu’il comprend que son frère ne le saluera pas.

- Ophélia. Ça fait longtemps.

- Bonjour Nathaël.

Une lueur s’allume dans son regard alors que je prononce son prénom.

- C’est plaisant d’entendre enfin mon nom dans ta bouche, Ophélia.

Je ferme un court instant les yeux pour me calmer, puis les rouvre.

- Vous ne m’avez pas laissé l’occasion de connaître votre nom avant...

- Allons, allons, Ophélia, susurre Nathaël avec un petit sourire en coin. Nous avons vécu ensemble pendant plusieurs mois, et tu m’as toujours tutoyé !

Raphaël se crispe tout entier, et semble sur le point de le frapper. Je m’interpose entre eux deux, alors qu’ils se dévisagent tour à tour, tendus et prêts à en découdre.

- Ça suffit. On peut s’expliquer calmement. Quant à vous, Nathaël, je continuerai de vous vouvoyer. Je ne vous connais pas. Vous vous êtes fait passé pour Raphaël pendant plusieurs mois, mais ça ne veut pas dire que je vous connais bien.

Je veux instaurer une certaine distance entre moi et Nathaël en le vouvoyant. Il ne m’aura pas. Pas cette fois.

Il m’adresse un petit sourire, comme s’il avait connaissance de mes pensées.

- Parce que tu aurais aimé qu’on se connaisse, Ophélia ?

- Non, je n’aurai pas aimé, je...

- Arrête de prononcer son nom, Nathaël, s’interpose la voix rauque de Raphaël.

C’est la première fois depuis le début de la conversation qu’il parle à son frère.

- Tu vas le laisser parler à ta place, Ophélia ?

Je plisse les yeux, comprenant qu’il s’agit d’une provocation à l’intention de son frère. Je pose une main sur le bras de mon ex-fiancé, qui s’est figé sous la colère.

Je prends une grande et profonde inspiration.

- Est-ce que Raphaël vous a dit pourquoi nous voulions vous voir, Nathaël ?

Le frère de Raphaël lève les yeux vers moi.

- Oui, il me semble. Mais vous pourriez peut-être me le rappeler, je ne me souviens plus...

Il fronce les sourcils, l’air concentré. J’ouvre la bouche, mais Raphaël m’interrompt :

- Arrête, Nathaël. Je vois clair dans ton petit jeu. Tu te souviens parfaitement de la raison pour laquelle tu te trouves ici. Et j’aurai préféré ne pas avoir besoin de toi.

Nathaël renverse sa tête en arrière et part d’un grand éclat de rire, tandis que, Raphaël et moi, nous attendons. Mon ex-fiancé semble tout simplement dégoûté par son frère jumeau. Et, à cet instant, je ne peux que le comprendre. Ils n’ont rien en commun, hormis leur physique qui fait d’eux des personnes semblables.

Le regard de Nathaël retombe sur moi lorsqu’il a terminé de rire.

- Tu es toujours aussi naïve, ma petite Ophélia. Tellement innocente... Tu crois toujours tout ce qu’on te dit...ou ce que tu crois voir...

Je me crispe sur ces derniers mots.

- Vous m’avez forcée à croire que vous étiez Raphaël..., dis-je, dans un murmure à peine perceptible.

- Tu ne vas pas me faire croire que ça t’a blessée ?

- Vous êtes sérieux ? (Ma voix gronde.) Vous pensez sérieusement que je n’ai pas souffert ? Je me suis sentie abandonnée, alors que tout était un mensonge depuis des mois !

Raphaël me contemple en silence ; je sens son regard peser sur moi. Mais ma colère est forte. Cet homme ne se rend même pas compte de tout ce que ses actes ont engendré ! Ça me rend folle, vraiment !

- Vous êtes un monstre.

Nathaël part d’un rire sans joie.

- Je sais. Ne me sors pas ce que mon très cher frère m’a souvent dit, s’il te plaît. Ça ne te ressemble pas, Ophélia.

- Ça suffit, Nathaël. Je ne veux pas te voir plus longtemps que je ne le dois. Nous nous trouvons ici pour une raison précise, alors fais-moi le plaisir de nous révéler ce que nous voulons savoir.

Nathaël regarde un moment son frère, puis il esquisse un sourire et se tourne vers moi. Il y a quelque chose dans son regard, quelque chose que je n’arrive pas à définir lorsqu’il m’observe... Je ne sais pas quoi penser.

- Que veux-tu savoir, Ophélia ?

Mes mains tremblent sous la table, mais je serre les poings à en avoir des crampes.

- Tu sais ce que nous voulons savoir, Nathaël, gronde Raphaël, la voix dangereuse. Alors ne joue pas l’innocent.

Nathaël ignore son frère, gardant les yeux rivés sur moi. Je dois lui dire. Sinon, il ne répondra pas. Il veut que je verbalise ce que j’attends de lui, je le sens. Je prends une grande inspiration.

- Vous m’avez laissée alors que j’étais enceinte, Nathaël.

Sa mâchoire tremble un instant. C’est si rapide que je me persuade d’avoir imaginé ce mouvement.

- Vous êtes parti du jour au lendemain, après m’avoir laissé croire que vous vouliez cet enfant, et que vous étiez heureux de ma grossesse. Alors... (Ma voix se brise sous l’émotion.) J’aimerais savoir qui, de vous ou Raphaël, est le père de cet enfant.

- Et qu’est devenu cet enfant ?

- Il est mort.

Une ombre passe dans son regard, avant qu’il ne me sourisse, insensible.

- Comment pourrai-je savoir qui est le père ? souffle-t-il, un sourire mesquin sur les lèvres.

Il a très bien compris comment il pourrait le savoir, je le sais. Je le vois dans son regard. Mais il veut me mettre mal à l’aise. Je pince les lèvres, puis me lance :

- Je voudrais savoir si vous vous êtes protégé ou non durant cette...période.

- Cette période où nous étions ensemble ?

- Non ! je crie presque. Je n’étais pas avec vous ! J’étais avec Raphaël, dans mon esprit ! Vous m’avez induite en erreur, alors ne rejetez pas la faute sur moi !

Je ne suis pas loin des larmes. Cette rencontre avec Nathaël est une torture. Après qu’il ait dit la vérité, je ne veux plus jamais le recroiser de ma vie !

- Tu pourrais le savoir aussi bien que moi, dit-il.

Je n’ai pas la force d’affronter son regard.

- Je ne me souviens quasiment plus de cette période.

Raphaël tourne la tête vers moi, les sourcils froncés.

- Pourquoi ? me demande Nathaël, cette étrange lueur à nouveau présente dans son regard vert.

- Je... C’est comme ça, c’est tout ! Je veux juste savoir qui était le père de cet enfant ! Vous vous en rappelez sûrement...

- J’ai couché avec un certain nombre de femmes, Ophélia...

- Nous n’avons pas besoin d’entendre l’histoire de tes nombreuses petites aventures, intervient Raphaël, la mâchoire serrée.

Il ne parle pas beaucoup, mais j’apprécie qu’il reste en retrait.

- Pourquoi es-tu là, Raphaël ? demande Nathaël à son frère.

- Parce que cet enfant était peut-être le mien. J’ai également le droit de savoir, tu ne crois pas ?

Le sourire de Nathaël s’élargit.

- Donc, si je comprends bien, je suis le seul à connaître la vérité sur ce secret ?

Je lui adresse un regard suppliant, faisant fi de ma fierté.

- S’il vous plaît, Nathaël. J’ai besoin de savoir la vérité...

- Je te jure que si tu ne nous dis rien..., menace Raphaël.

Je n’entends pas la suite, entièrement absorbée par le regard de Nathaël. Nous nous regardons fixement, silencieusement. Il y a quelque chose, dans son regard, quand il me regarde... C’est quasiment imperceptible, mais je le vois bien. Seulement, je ne sais pas ce que c’est. Il ignore les paroles de son frère. Il n’y a, à cet instant, que lui et moi, dans cette salle, à cette table. Nous sommes seuls au monde.

Il y a quelque chose entre nous. Nous partageons quelque chose, nous avons partagé quelque chose. Pendant plusieurs mois, j’ai vécu avec cet homme, en pensant qu’il était Raphaël. Il est donc normal qu’il y ait quelque chose entre nous. Nous avons un passé commun. Mais cette...lueur, dans ses yeux verts, me trouble, parce que je ne sais pas de quoi il s’agit. C’est sombre. Ce n’est pas doux, et pourtant...

Il rompt à nouveau le contact. Il affiche à nouveau son petit sourire en coin qui m’est insupportable.

- La vérité ? Tu veux la vérité, Ophélia ?

- Oui. S’il vous plaît, Nathaël. J’ai besoin de...

- Comment vous êtes-vous retrouvés, tous les deux ? Je vous pensais définitivement séparés...

- Définitivement séparés à cause de toi ? rit Raphaël, amer. Oui, nous sommes définitivement séparés. Tu peux être fière de toi, mon frère.

- Alors comment vous êtes-vous retrouvés ?

- As-tu vraiment besoin de le savoir ?

- Si tu veux la vérité, il le faut.

- C’est du chantage...

- N’est-ce pas la seule chose pour laquelle je suis doué ? Hormis le fait de réussir à me faire passer pour toi, bien entendu...

J’ignore la pique. Mais Raphaël ne fait pas de même :

- Comment oses-tu...

- Nous nous sommes revus lors d’une fête donnée par mon frère, un ami de longue date de Raphaël, j’avoue brusquement.

- Ah oui ? Je vais peut-être...

- Tu ne feras rien.

- Pourquoi pas ? (Un silence.) Non, tu as raison, mon frère. Passer mon temps à ruiner ta vie ne m’intéresse plus...

Raphaël serre les poings.

- Pourquoi ça ?

- Parce que je t’ai pris Ophélia.

- Je me suis fiancé, Nathaël.

Ce dernier sourit, et quelque chose passe entre eux deux, quelque chose que je suis incapable de comprendre. Ils ont une langue à eux, un langage incompréhensible pour les autres autour d’eux. Ils sont jumeaux, après tout...

- Je suis très heureux pour toi, Raphaël. Mais je sais que tu ne réussiras jamais à oublier Ophélia. Je te l’ai enlevée.

Le regard de Raphaël devient noir, mais Nathaël poursuit, insensible :

- J’espère que tu ne penseras pas à Ophélia quand tu seras marié...

- Nous sommes séparés.

- Parce que je te l’ai prise. J’ai pris la dernière chose qui comptait pour toi, ce qui comptait le plus à tes yeux de ta vie. N’oublie pas que je te connais mieux que personne, mon frère.

Ces derniers mots étaient la goutte de trop. Raphaël se jette sur son frère, qui...sourit. Je me lève.

- Ça suffit, vous deux. Raphaël, arrête. Il te provoque !

Le regard de Nathaël brille.

- Tu es peut-être moins bête que mon frère, en fait.

Raphaël grogne, mais se rassoit. Je prends une inspiration.

- Nathaël. Pourriez-vous me dire qui était le père de cet enfant ?

Il penche la tête d’un côté, signe qu’il réfléchit. Je me souviens de Julia faisant ça. Et si... ? Je serre mes doigts sous la table. Il va me le dire, il va me le dire, il va me le dire...

- Le père de l’enfant, marmonne Nathaël, les yeux dans le vague. Tu disais que cet enfant était mort-né ?

J’acquiesce, faute de ne pas parvenir à parler.

- J’aurais pu rester avec toi, si j’avais su !

Ça fait mal, ce qu’il dit. Mais je ferme les yeux un court instant, faible tentative pour m’immuniser contre ses paroles cruelles.

- Ne lui parle pas comme ça ! crie presque Raphaël.

- Je suis désolé, cher frère.

Mais Nathaël ne semble pas désolé du tout. Son sourire mesquin est si grand qu’il risque de se décrocher de sa mâchoire.

- Dis-nous, Nathaël. J’en ai assez de ces fausses politesses, gronde la voix de Raphaël à côté de moi.

- Le problème, cher frère, prononce lentement Nathaël, c’est que je n’ai aucunement envie de parler de ceci devant toi.

- Ça me concerne aussi !

- Peut-être..., murmure Nathaël.

Il se tourne vers moi. Je le scrute, désespérée, avec l’impression que ma vie ne tient que plus à un fil.

- S’il vous plaît...

Son visage se durcit, mais son sourire demeure.

- Je suis navré, Ophélia, mais si tu veux découvrir la vérité, il va falloir que nous nous rencontrons à nouveau, ailleurs et...sans mon cher frère, je le crains.

Il n’y a, à nouveau, plus que nous deux au monde. Je retiens mon souffle.

- Qu’est-ce que vous voulez dire ?

- Je veux que nous soyons seul à seule, chère Ophélia. Juste toi et moi.

- Je ne te laisserais pas faire, Nathaël.

Ce dernier affiche un petit sourire en se reversant contre le dossier de son siège.

- En fait, Raphaël, reprend-il, la voix dure, c’est à Ophélia de choisir. Soit elle me retrouve et nous discutons tous les deux et je lui révèle qui de toi ou moi, Raphaël, est le père, soit elle reste dans l’ignorance. Pour le restant de sa vie.

Je déteste lorsque l’on parle de moi comme si je n’étais pas là.

- Ce n’est pas un choix, et tu le sais pertinemment, Nathaël. Tu..., tente d'argumenter Raphaël.

Nathaël se tourne vers moi, l’air profondément las.

- Alors, Ophélia ? Que choisis-tu ?

Il sait ce que je vais choisir. Parce que ce n’est pas un choix. Si je veux connaître la vérité sur le père de Julia, il faut que je rencontre à nouveau Nathaël. Seule à seul.

- J’accepte.

Nathaël me sourit, et son air condescendant m’agace. Il se lève.

- Je savais que tu ferais le bon choix, Ophélia.

Il passe devant moi et s’arrête, arrivé à ma hauteur. Moi assise sur un tabouret haut et lui debout, nous faisons la même taille. Posant une main sur ma nuque et l’autre sur la table devant moi, il se penche vers moi et me souffle dans l’oreille :

- A très vite, chérie...

Je déglutis, et il me glisse une carte dans la main, avant de s’éloigner.

Je voudrais effacer ce contact sur ma nuque ! Je serre la carte dans mon poing. Dans peu de temps, je saurais enfin la vérité. C’est mon unique réconfort...

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