Je me réveille dans mon lit avec l'impression d'être heureuse et à nouveau complète. Mais cette sensation agréable et vertigineuse s'estompe bien vite.
J'ai trahi Loïs.
Cette pensée me donne la nausée. Je l'ai "aimé" quelques jours, puis jeté comme une vieille chaussette trouée.
Je suis tellement, tellement désolée, Loïs. Si tu savais combien je m'en veux...
J'aurais voulu tout lui dire, pour lui expliquer. Mais je ne pouvais pas le faire. Les mots ne voulaient pas sortir de ma bouche.
Quelque chose se jette sur moi en criant et je sursaute avant d'éclater de rire.
- Julia !
Sa tresse est toute ébouriffée, elle rit de son rire enfantin qui me fait fondre. Raphaël m'a peut-être abandonnée, mais il m'a laissé le plus beau cadeau au monde : un enfant, un mélange de lui et moi. J'aurais aimé que nous soyons une famille, tous les trois. Mais c'est trop tard.
Julia possède les boucles rousses, mais lorsque je la regarde, je le vois lui. Et ça me frappe encore plus ce matin. Elle est le mélange parfait de lui et moi. Et même si Raphaël ne l'aimera jamais, moi je l'aime, notre fille. Et je continuerai aussi d'aimer Raphaël en silence. Aucun autre homme ne pourra avoir mon cœur, car il lui appartient déjà et ce, depuis notre rencontre dans ce restaurant. Il a brisé mon cœur, mais je ne pourrai jamais en confier les morceaux, les offrir, à un autre que Raphaël. Quand je l'avais vu pour la première fois, j'avais su que ce serait LUI. Le premier...et le dernier. Je n'avais pas prévu qu'il me donne une fille merveilleuse et qu'il m'abandonne du jour au lendemain, notre amour voué à l'échec. J'avais naïvement pensé, à l'époque, que nous nous aimerions pour la vie. C'était faux. Il ne m'aimait plus, mais mon cœur lui appartenait pour l'éternité.
A côté de mon lit se tient Diego, les yeux encore tout ensommeillés. Je lui ébouriffe tendrement les cheveux. Puis je me redresse sur mon matelas et serre les enfants contre moi. Je leur caresse doucement les cheveux en fredonnant (c'est notre petit rituel, à tous les trois, du samedi matin).
- Où sont Bianca et Isabella ? je leur demande.
- Sorties, répond Diego, les yeux fermés.
Je fronce les sourcils.
- Où ça ?
Diego grommelle en rouvrant les yeux.
- Je ne sais pas. Maman est partie avec Bianca ce matin en disant que, vu que tu étais là, tu pourrais rester avec nous.
- Et comment ta mère a-t-elle su que j'étais rentrée ?
Il hausse les épaules puis ses yeux s'illuminent et il se redresse vivement. Je remarque que Julia s'est rendormie contre mon épaule.
- D'ailleurs, tu étais où, hier soir ?
- Avec... quelqu'un, éludé-je.
- Dis ! insiste-t-il en battant des mains, curieux.
- Non, je rétorque. Quand Isabella tentera de te tirer les vers du nez, je préfère que tu ne sois pas au courant afin qu'elle ne te harcèle pas. Tu comprends, Diego ?
Il fronce le nez pour toute réponse. Je le touche du bout de l'index pour en laisser les plis. Puis je lui lance avec un sourire espiègle :
- Puisqu'elles ne sont pas là, que dirais-tu de faire des pancakes ?
***
Il est midi lorsque ma sœur et ma nièce pénètrent dans l'appartement. Isabella porte deux grands sacs à la main.
- Tu as fait les courses ? je lui demande poliment.
Elle me toise avec dédain.
- Biens sûr que non. Ce sont des vêtements pour Bianca. La pauvre chérie n'avait plus rien à se mettre.
Je pince les lèvres.
- Je t'ai dit que je voulais acheter un nouvel ensemble pour Julia...
- Eh bien ! Elle n'aura qu'à récupérer les vêtements trop petits de Bianca. Ta fille n'a pas à avoir sans arrêt des affaire neuves sous prétexte que c'est la plus jeune !
Offusquée, je rétorque :
- Bianca non plus ! Tu lui as acheté la semaine dernière un nouveau pull, ainsi qu'une jupe, alors que tu sais pertinemment qu'elle ne les mettra jamais !
Isabella prend Bianca par les épaules et la rapproche d'elle.
- N'écoute pas ta tante, ma chérie. Tu sais comment elle est hystérique.
Bianca hoche la tête.
- Arrête Isabella. C'est faux.
En moi brûle une rage sourde. Elle n'a pas le droit de me traiter de cette façon !
- Oui, oui, bien sûr. L'homme qui t'a raccompagnée hier soir, c'était du faux, aussi ?
- Qu'est-ce que tu viens de dire ?
Je sens que je deviens toute pâle. Isabella affiche un petit sourire suffisant.
- Il a l'air très gentil. Tu l'inviteras, un jour ?
J'aurais pu trouver sa demande sincère et innocente, si Julia ne s'était pas écriée à ce moment-là :
- C'est mon nouveau papa !
Je pose mon regard sur Isabella. Elle affiche un petit sourire en coin. Ce qu'elle vient de faire est cruel, très cruel, même.
En voyant que je ne réponds pas, Julia insiste :
- Hein, maman ?
Je sens l'espoir dans sa voix. J'aimerais lui annoncer que oui. Mais je ne veux pas lui dire un mensonge. Car c'est la vérité : Loïs ne serait jamais son "nouveau papa". Son vrai papa est revenu dans cette ville. Il vit là, quelque part. Et ça me tue, de ne pas pouvoir lui dire.
Je m'en veux tellement de briser le rêve de ma fille, mais je dois le faire.
- Non, Julia. Il ne sera jamais ton "nouveau papa". Je ne suis pas encore prête, tu te souviens ?
Je ne parlerai pas de Raphaël en présence d'Isabella. Le visage triste et déçu, Julia hoche tout de même la tête. Puis elle repart dans sa chambre. On entend la porte claquer.
Isabella fait mine d'épousseter son jean, chassant une poussière imaginaire.
- Pourquoi fais-tu ça ? demandé-je. Tu ne peux pas donner de faux espoirs à Julia comme ça !
Elle sourit.
- La preuve que si, justement.
- Ta méchanceté n'a donc aucune limite ?
Elle ne répond pas. Je fais un pas vers elle.
- Comment peux-tu m'espionner ? Il s'agit de ma vie privée !
- Pourquoi est-ce que tu as le droit de sortir alors que je dois m'occuper des enfants ? Je mérite plus que toi de recevoir l'amour d'un homme !
C'est comme un coup de poignard en pleine poitrine. Je fais un pas en arrière.
- J'en ai le droit aussi, soufflé-je.
Isabella sourit mauvaisement. Je me rends compte que Bianca s'est éclipsée.
- Non, tu n'en as pas le droit.
Elle s'avance. Elle est en position de force. Je le sais, et elle aussi.
- Tu ne mérites pas l'amour, Ophélia. Tu n'as jamais reçu celui de notre famille, et jamais un homme ne t'aimeras !
- Émilien m'a aimée ! je réplique.
Isabella ricane.
- Il faisait peut-être semblant... Papa a essayé de t'aimer, mais tu es tellement affreuse qu'il a laissé tomber.
Je plaque mes mains sur mes oreilles, pour taire sa voix et celles des souvenirs qui m'emplissent la tête. J'ai la sensation d'être à nouveau une petite fille.
- C'est faux ! C'est faux ! martelé-je.
- Je sais pourquoi tu ne dis rien à Julia à propos de son père ! Il vous a abandonnées lorsqu'il a su que tu étais enceinte. Pour lui, tu n'étais pas assez bien, importante. Tu ne l'intéressais plus. Il n'a jamais voulu d'enfant avec toi, parce qu'il avait trop honte ! Je suis certaine qu'il couchait avec d'autres femmes dès que tu avais le dos tourné ! Comment quelqu'un pourrait réellement t'aimer, Ophélia ? Tu n'es rien.
- Arrête ! hurlé-je, la voix affaiblie. Tu n'en sais rien ! Je n'ai jamais raconté cette histoire ! A personne ! Alors arrête immédiatement, car tu ne connais pas la vérité...
- Ce n'est pas si difficile à deviner, Ophélia.
Je secoue la tête de gauche à droite.
- Pourquoi penses-tu que personne ne t'aime, Ophélia ? Tu n'as rien pour toi : tu es moche, inutile, d'une intelligence très basse... Tu es une personne invisible, qui ne sert absolument à rien ! Et tu sais ce que deviennent les femmes comme toi ?
- Arrête, je t'en supplie. Isabella...
Ma sœur n'hésite pas. Elle piétine les morceaux de mon cœur brisé, encore et encore.
- Elles ne se marient jamais. Elles rêvent d'être à la place des autres. Personne ne peut t'aimer comme tu es, personne ! Tu ne mérites pas l'amour, répète-t-elle en détachant chaque mot.
Elle ricane et me lance une chaussure à la tête. Je l'évite et titube jusqu'à ma chambre, que je ferme vite à clé. Heureusement qu'il y a une serrure !
Mes mains tremblent. Je me souviens, en regardant mes ongles rongés, que me mère détestait que je sois comme ça. Stressée, empotée et trop rêveuse. J'étais toujours sur mon nuage, j'avais besoin de ma bulle, et ça l'agaçait. Le fait qu'elle découvre que j'étais gauchère l'a fait perdre le peu d'affection qu'elle avait à mon égard. Pour elle, c'était la main du mal, de la noirceur... Bref, que je sois gauchère avait été la goutte de trop. Une fille rousse, gauchère, empotée et stressée à mort. J'étais tout ce qu'elle abhorrait.
Je me rappelle du CP. J'écrivais de la main droite, certaine de pouvoir ainsi faire plaisir à ma mère. Je pensais qu'elle pourrait peut-être m'apprécier. Mais j'écrivais tellement mal de la main droite, et ça me fatiguait, donc je revenais à la main gauche. La maîtresse l'avait dit à ma mère lorsque celle-ci avait posé la question "De quelle main écrit-elle ?". Je me souviens parfaitement de ce soir-là. Elle était rentrée à la maison en furie et m'avait frappée. Je n'avais pas compris. Moi qui avais pensé qu'elle serait fière que j'ai réussi quelque chose. Elle m'a hurlé qu'elle avait découvert la supercherie, et elle s'est arrangée pour casser ma main gauche.
Je me prends la tête entre les mains et glisse le long de la porte. Mes larmes coulent entre mes doigts et tombent au sol, mais je m'en fiche.
Je me souviens de tout. De chaque mot, de chaque coup. De chaque douleur, de chaque peur. J'avais enduré tout ça, simplement parce que j'existais. Parce qu'aux yeux des autres, je n'étais qu'une erreur de la nature.
Le tonnerre gronde dehors. Un éclair illumine brusquement la pièce. La pluie tombe, sans discontinuer.
Je vois, à travers ma fenêtre, qu'il fait nuit noire.
***
Je n'ai pas dormi de la nuit. Je suis restée assise en boule sur le sol dur et glacial, avec pour seul compagnie l'orage qui grondait au-dehors. La poignée a bougé, une fois. Je savais qu'il s'agissait de Julia, mais je n'ai pas ouvert. Elle avait peur de l'orage et voulait que je la rassure, mais je n'ai pas eu la force de faire comme si tout allait bien.
Car je ne peux pas aller plus mal.
Et je refuse que ma fille me voit comme ça.
Des fois, j'en viens à regretter d'avoir gardé mon bébé. Julia mérite une mère tellement mieux que moi... Comme l'a dit Isabella, je suis une personne affreuse.
Je me frappe le front du plat de la main. Dehors, le ciel est gris, mais il ne pleut pas. Pas encore.
En ouvrant ma fenêtre pour faire circuler l'air, je vois des gens marcher dans la rue. Ils discutent, ils rient, comme s'ils n'avaient aucun souci en tête. Je les observe un instant, en pleine réflexion.
Julia existe. J'ai choisi de la garder, de la mettre au monde. Et elle est la plus belle chose dans ma vie. C'est grâce à elle que je réussis à me lever le matin, que j'ai encore l'énergie d'affronter la vie, alors que je pense à mon passé et que j'ai une baisse de moral.
Julia est mon présent.
Elle vaut la peine que je me batte. Je ne peux plus continuer à vivre dans le passé. Il faut que je vive le présent. Même si mon passé me hante, me harcèle et me torture. Même si Raphaël m'a abandonnée, alors qu'il était le BON. Je sais que Julia n'aura jamais d'autre papa, car je ne peux pas le remplacer. C'était LUI. Et ce ne sera jamais personne d'autre.
Je ferme ma fenêtre en expirant un grand coup.
Je me dirige ensuite vers la porte de ma chambre et tourne la clé dans la serrure.
Je fais tout ça pour Julia. Parce que je l'ai choisie, elle. Je ne dois pas l'abandonner.
Alors je sors de la pièce et fais quelques pas dans le couloir, pour Julia.
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