Chapitre 10​

Je frissonne, et me frotte les mains pour tenter de me réchauffer.

Soudain, des mains se posent sur mes épaules. Je sursaute, et me retourne brusquement, prise de peur. Heureusement, je remarque qu'il ne s'agit que d'Émilien. Je soupire de soulagement, puis remarque une chose importante : il est seul, alors qu'il m'a dit qu'il reviendrait avec son ami.

- Il ne vient pas ? demandé-je.

- Il arrive. Je suis venu te dire au revoir, petite flamme.

Je fronce aussitôt les sourcils.

- Comment ça ?

Le visage de mon frère est sombre.

- Un voyage de dernière minute.

Je me crispe. Je n'aime pas les « voyages de dernière minute ». Les gens que j'aime finissent tous par ne jamais revenir.

- Et tes invités ?

- Mon ami peut s'en charger. Je lui confierai ma vie.

- Donc... Tu pars ? je demande, la gorge nouée.

- Je serai bientôt de retour, me rassure-t-il.

Je m'accroche à son bras.

- Tu me recontacteras, hein ?

Mon frère pose ses grandes mains sur mes épaules.

- J'ai ton numéro de téléphone, fait-il d'un ton doux. Je ne te laisserai pas, Lia.

- Promis ?

Je sais que je ressemble à un petit enfant en faisant ça, mais je ne peux pas m'en empêcher. J'ai tellement peur qu'il ne revienne jamais...

- Promis, Ophélia. Et puis, bientôt, je viendrai à ton appartement pour voir Julia.

- Et Diego, insisté-je.

- Et Diego, répète-t-il dans un soupir.

Victorieuse, je lui adresse un sourire satisfait. Je lui serre la main.

- Merci, Émilien.

Son regard plonge dans le mien.

- Tu n'as pas à me remercier, Lia. Je suis ton frère.

Je lui souris avec sincérité.

- Je t'aime, Émilien.

- Moi plus encore, petite flamme.

Je remarque qu'il s'attarde encore un peu. Je profite de ces derniers instants en sa compagnie. Ses mains chaudes, son odeur rassurante, son regard doux... Les yeux remplis de larmes, je le pousse vers la sortie, et lui dis, la voix tremblante :

- Pars, maintenant.

Il sait que je lui dis ça pour qu'il ne me voit pas pleurer. Il embrasse ma joue et je ferme les yeux. Lorsque je les rouvre, il n'est plus là. Mais je l'entends chuchoter à quelqu'un resté à l'extérieur de l'alcôve :

- Prends soin d'elle, s'il te plaît.

Une voix rauque lui répond :

- Bien sûr.

Deux petits mots murmurés d'une voix qui me rappelle tant de choses...

Des pas s'éloignent (je devine qu'il s'agit de ceux de mon frère), et une respiration lente et profonde se fait entendre de l'autre côté du rideau.

Je sais. Mais en même temps, j'espère me tromper.

Lorsqu'une main attrape le rideau pour le soulever et qu'un homme pénètre dans l'espace, je recule brutalement, comme frappée par la foudre.

J'ai compris quand j'ai entendu sa voix.

Mais je n'étais pas prête à le revoir.

Mon souffle se bloque dans ma gorge.

Je cligne des yeux pour chasser les larmes qui me brouillent la vue.

Il me regarde sans rien dire. Ses mâchoires sont serrées, tout son corps est crispé.

Son regard est concentré sur mon visage.

Nous ne disons pas un mot, et le silence est pesant.

Il n'a pas changé. Sa grande taille, ses mains qui doivent faire le double des miennes et ses cheveux bruns aussi impeccablement coiffés que d'habitude. Il a forcément un peu vieilli, mais il le porte bien.

Et je regarde en dernier la première chose qui m'a frappée chez lui. La première chose que j'ai aimée. La première chose que j'ai vue, et la dernière que j'ai contemplée. Cette chose dont Julia a hérité. Ses yeux verts, à cet instant remplis d'émotions diverses, que je n'arrive toujours pas à déchiffrer.

Je vacille, sous le choc de le revoir aussi brutalement.

Et je comprends.

- Tu es l'ami d'Émilien, dis-je.

Il hoche lentement la tête.

- Et toi, tu es sa sœur.

Entendre sa voix après tant d'années me déstabilise. Ça me donne envie de pleurer.

J'ai envie de courir me jeter dans ses bras, de pleurer toutes les larmes de mon corps. J'ai envie qu'il me caresse doucement les cheveux, comme avant. Sa présence me rassure tellement... Quand il est là, je me sens entière. Réelle.

Puis je me souviens. Et cette colère, cette rage sourde, m'envahit de nouveau.

Mes poings se serrent sur ma robe.

- Depuis combien de temps connais-tu mon frère ?

Sa réponse résonne dans la minuscule pièce comme un coup de tonnerre :

- Depuis avant que l'on sorte ensemble.

Je déglutis, et mes mains tremblent. Si j'avais su, j'aurais pu revoir mon frère bien avant ce soir...

- Le monde est petit.

Mon sourire est forcé. Je le ravale. Je n'ai plus la force de lui sourire.

Alors je décide de partir. Mon frère n'est plus ici. Je n'ai plus rien à faire chez lui. Rencontrer son ami était la pire des erreurs.

Je le contourne pour sortir. Alors que je soulève le rideau, une main, sa main, attrape mon bras. Je me dégage aussitôt en lui jetant un regard noir.

- Ne me touche pas !

Je referme le rideau et serre mes bras autour de moi. J'essaie de ne pas lui montrer que je suis bouleversée, complètement chamboulée de le revoir après tant de temps. Qu'est-ce qu'un simple toucher peut réveiller de milliers de souvenirs ! Ceux que j'avais désespérément tenté d'effacer de ma mémoire...

- Ophélia.

Sa voix est rauque. Il se racle la gorge et poursuit :

- Je ne m'attendais pas à te voir ici. Je ne pensais pas que tu serais la sœur d'Émilien.

- A vrai dire, je ne m'attendais pas non plus à ce que tu sois le meilleur ami de mon frère. Je pensais que je ne reverrai jamais. Et j'aurais préféré que ce soit le cas.

Il fronce les sourcils.

- Pourquoi tu dis ça ?

Mon rire est sec.

- C'est toi qui me demande pourquoi je dis ça ?

- Je ne comprends pas.

Je le toise en essayant de cacher ma tristesse, le poids de ma douleur.

- Tu es parti.

- Oui.

C'est bien, il ne tente même pas de le nier !

- Tu m'as abandonné ! l'accusé-je.

Cette fois, je ne peux empêcher ma voix de partir dans les aigus, tant mon mal-être est présent. Les souvenirs de ce matin-là m'assaillent. Je les repousse comme je peux.

Les yeux de mon premier amour s'écarquillent.

- Quoi ?! s'exclame-t-il. Je ne te suis pas, là.

- Eh bien, cherche dans ta petite mémoire ! Ça ne devrait pourtant pas être bien difficile à retrouver !

Il s'approche, mais je recule, les larmes aux yeux. J'ai peur qu'elles coulent. J'ai peur de lui montrer mes faiblesses.

- Reste loin de moi.

- Lia...

- Et ne m'appelle pas comme ça !

- S'il-te-plaît...

- Non.

Un silence s'installe entre nous.

- Ophélia... Pourquoi m'accuses-tu de t'avoir abandonnée ? demande-t-il.

Je ne réponds pas.

- J'aimerais comprendre, Ophélia.

- Tu me jures de me laisser tranquille ensuite ?

- Oui. Alors pourquoi dis-tu que je t'ai abandonnée ?

- Parce que c'est vrai !

- Mais non. Je t'ai laissé mon appartement, et de l'argent pour que tu ne te soucie de rien jusqu'à mon retour.

- On ne parle pas du même départ, Raphaël.

Le temps s'arrête après son prénom, si amer sur ma langue. Je m'étais juré de ne plus jamais le prononcer.

Il effleure ma joue mais je me dérobe.

- Ne me touche pas, je t'ai dit !

- Je ne comprends pas, Ophélia. C'était le seul départ... Explique-moi, enfin.

Je ricane tristement.

- Si tu ne t'en souviens pas, c'est vraiment que ça t'importe peu !

- Ne dis pas ça. Je tiens à toi.

Sans réfléchir, je le gifle. Les larmes coulent sur mes joues.

- Je t'interdis de me faire encore du mal ! Ne dis plus jamais quelque chose de faux comme ça !

J'ouvre le rideau et sors dans la salle. Je cours aussi vite que je le peux. Je ne sais pas comment j'arrive aux escaliers sans trébucher, avec mes yeux pleins d'eau salée.

Mais je descends les marches rapidement.

Lorsque j'atteins la porte d'entrée et que ma main se pose sur la poignée, une autre main se pose sur la mienne.

- Ne pars pas, Lia. Je voudrais que tu m'expliques.

La voix de Raphaël me fait trembler. Son souffle chaud dans mon cou me rend nerveuse. Il est si proche, et si loin à la fois.

Je me tourne vers lui, et nous nous retrouvons nez à nez. Je ferme les yeux, car voir mon reflet dans son beau regard vert me trouble.

- Laisse-moi partir. S'il te plaît, je murmure doucement.

Un ange passe. Puis une main frôle ma joue pour remettre une mèche de cheveux derrière mon oreille.

J'ouvre brusquement les yeux. Je me retrouve face à face avec son regard vert.

Il est allé trop loin, et je pense qu'il le sait, parce qu'il se recule lorsque je le repousse.

- Je t'interdis de m'approcher ! Je ne veux plus jamais te revoir, Raphaël.

Son prénom sur mes lèvres porte un affreux goût d'au revoir. Encore un. Je me promets qu'il s'agit du dernier.

Lorsque j'ouvre la porte en actionnant la poignée dans mon dos et que je sors sur le perron, il reste immobile dans l'entrée, figé en statue.

Il ne me retient pas.

Je le regarde encore quelques instants, m'attardant sur ses magnifiques prunelles vertes, souhaitant graver à jamais son visage dans ma mémoire.

Puis je me détourne et cours jusqu'au portail de la demeure d'Émilien.

Mes larmes coulent sans interruption. Je viens de comprendre, en rencontrant à nouveau mon premier amour, que jamais je ne pourrai effacer l'amour que je porte à Raphaël.

Je l'aimerai jusqu'à ma mort.


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