Julia souffle sur les six bougies de son gâteau d'anniversaire. Je la mitraille sous tous les angles avec mon vieil appareil photo. Elle me regarde ensuite, m'adressant un sourire fier, que je lui rends.
— Bravo ! je m'écrie en l'applaudissant.
Je suis bientôt suivie par ma sœur Isabella et sa fille Bianca. Son fils fait la moue, mais en croisant le regard de sa cousine qu'il adore, il capitule et tape dans ses mains. Diego me fait rire. Ses gestes manquent de conviction, et je sais pourquoi.
Un peu plus tôt dans la journée, alors que je préparais le gâteau d'anniversaire de ma fille, il était venu me parler, l'air embêté.
— Tantine, avait-il commencé. Je n'ai pas de cadeau pour Julia.
Je m'étais accroupie devant lui et lui avait redressé le menton.
— Diego, ce n'est rien.
— Bien sûr que si ! Que va-t-elle penser ?
Je l'avais doucement attrapé par les épaules. Le gâteau attendrait un peu ! Il avait sept ans, et pouvait parfaitement comprendre ce que j'allais lui dire.
— Diego, tu sais que nous ne roulons pas sur l'or, n'est-ce pas ?
Il avait acquiescé. Alors j'avais poursuivi.
— Si ta mère et moi avions de l'argent, nous ne vivrions pas ensemble et je ne suis pas sûre que tu connaîtrais Julia, d'accord ?
Les yeux de mon neveu s'étaient écarquillés.
— Pourquoi ?
J'avais envié son innocence. Lorsque j'avais son âge, j'avais déjà perdu ma propre innocence depuis longtemps : ma mère me traitait de démon et mon père buvait tellement qu'il ne me protégeait plus.
— Mon ange, ta mère ne me porte pas dans son cœur.
— Mais pourquoi ?
— C'est comme ça.
Isabella avait toujours été la préférée de la famille. Déjà, elle avait les cheveux bruns. Ensuite, elle était jolie. Et enfin, elle était tout ce que je n'étais pas.
D'après ma mère, j'étais un démon car j'avais les cheveux roux. Pour elle, il s'était toujours agi d'une malédiction. Je n'étais pas très jolie, je n'avais aucun ami, j'étais trop mélancolique, trop mûre pour mon âge, trop...bizarre.
— Donc Diego, je vais te dire un truc : le plus beau cadeau que tu puisses faire à Julia pour son anniversaire, c'est d'être là, avec elle et qu'elle sache que tu es son ami. Ça vaut tout l'or du monde, tu sais ?
Il avait froncé le nez, peu convaincu, mais il m'avait finalement souri.
— Merci, tantine.
— De rien, mon ange.
Je coupe le gâteau en parts et donne la plus grosse part à Julia, bien qu'elles soient toutes à peu près égales. Après tout, c'est son anniversaire.
— Pourquoi elle a la plus grosse part ? s'écrie Bianca.
— C'est son anniversaire. Quelle part veux-tu ?
— Celle de Julia ! crie Bianca. Ce n'est pas juste !
Elle me jette un regard meurtrier.
— Bianca, ça suffit ! Tu vas arrêter de faire des caprices !
Elle verse aussitôt des larmes de crocodile. Comme si ça allait m'impressionner ! Quelle peste ! Pour ça, elle est bien la fille de ma sœur.
Alertée par le bruit, Isabella revient de la salle de bain.
— Que...
Mais Bianca se jette dans ses bras en pleurnichant.
— Maman ! Tant Ophélia n'est pas gentille ! Elle me crie dessus !
Ma sœur me lance un regard qui me fait aussitôt culpabiliser.
— Qu'est-ce que tu as encore fait ? me demande-t-elle.
Son regard marron me trouble. Soudain, le décor change. Je suis dans la maison de mon enfance, et ma mère me toise du regard dont Isabella a hérité.
— Qu'est-ce que tu as encore fait ? murmure-t-elle.
Elle n'attend pas ma réponse et m'administre une gifle phénoménale.
Je sors de ma rêverie et touche ma joue comme autrefois. Mais elle n'est pas brûlante. Isabella me dévisage en silence. Je serre les dents et fourre ma main au fond de la poche avant de mon jean. Ma sœur ne me quitte pas des yeux. Un silence de mort s'est abattu sur la pièce. Même Bianca ne fait plus aucun bruit. Les doigts de ma sœur sont crispés sur sa fille. Puis elle la pose au sol. Me toise. Et dit trois petits mots :
— Elle avait raison.
Puis, comme si de rien n'était, elle se dirige vers la table où Bianca s'est rassise. Isabella attrape l'assiette de Julia et la pose devant sa fille.
— Je ne vois pourquoi ta fille devrait avoir la plus grosse part. C'est toujours à elle que tu donnes les plus grosses portions, et ça ne se fait pas.
Je prends ça comme une gifle. Je vois Isabella s'assoir à table sans la voir. Je vois Julia manger une autre part de gâteau sans la voir.
Ma fille n'est pas une enfant dodue, contrairement à Bianca qui est normalement constituée. La mienne est maigre et fragile. Et elle a failli mourir. Même le médecin a dit qu'elle devait bien manger.
Comme à chaque fois qu'une dispute entre ma sœur et moi se produit, je n'interviens pas. Parfois, j'aimerais bien en être capable. Parce que c'est bien ça, le problème : je ne peux pas intervenir.
Pendant toute mon enfance, on m'a dit de me taire. Sinon, ma mère me donnait une gifle ou une fessée. Et aujourd'hui, alors que je suis l'aînée, je n'ose pas intervenir de peur de me faire rembarrer par ma sœur. Elle sait que je ne peux pas. Et les trois petits mots qu'elle a prononcé me mettent dans une rage folle. Elle disait que ma mère avait raison lorsqu'elle me criait que j'étais un démon et que jamais, je n'aurais dû venir au monde.
Brusquement défigée, je recule de quelques pas. Isabella parle avec Bianca pendant que Diego et Julia discutent. Les enfants ne s'attendaient pas plus qu'Isabella à ce que j'intervienne. Et ce constat douloureux me fend le cœur.
J'attrape une veste et sors précipitamment de l'appartement.
— J'ai besoin d'air !
La porte claque derrière moi. Je ne veux pas qu'ils me voient en larmes. Alors je m'élance dans l'escalier jusqu'à atteindre la porte extérieure de l'immeuble. J'enfile mon manteau en frissonnant. Début octobre, il ne fait pas très chaud...
Je fais un tour dans le parc qui se situe seulement à quelques rues de chez nous. L'air frais me fait un bien fou ! J'inspire et j'expire profondément, en m'obligeant à ne pas ressasser tout ce qui s'est passé. Il n'y a quasiment personne dans le parc, aujourd'hui. Il fait trop froid, tout le monde est bien au chaud. C'est normal. Enfin, je pense. Je n'ai pas la même vision de la normalité que certaines personnes, parfois.
Je termine mon tour en passant devant les jets d'eau éteints. Nous sommes venues plusieurs fois cet été, avec Julia et Diego, pour se rafraîchir en s'aspergeant d'eau fraîche.
Julia...
Je secoue la tête. Je ne peux pas rentrer maintenant, même si j'ai la désagréable impression d'abandonner ma fille. C'est trop dur, le poids dans mon cœur est trop lourd. Je sais que je suis égoïste.
Je fais quelques pas sur le trottoir, sans vraiment savoir où je vais. Puis, lorsque je lève les yeux, j'aperçois la cloche de l'église du quartier. Je la vois tous les jours et pourtant...ça me frappe seulement aujourd'hui. Il faut que j'y aille, même si j'ai arrêté de croire en Dieu depuis longtemps. Enfin, est-ce que j'y ai vraiment cru, un jour ?
Je finis par arriver face aux portes de l'église, sur le trottoir d'en face, mes mains enfoncées dans les poches de mon manteau pour combattre le froid. J'ai envie de faire demi-tour, mais je sens qu'il faut que j'entre. C'est une nécessité.
Alors je traverse la rue après avoir expiré, laissant derrière moi un nuage de buée.
La porte est lourde, mais solide. Ça me permet de me raccrocher au monde réel, de ne pas me perdre dans mes souvenirs.
Le lieu est sombre et vide. Alors que je commence à m'asseoir sur un banc, je me redresse précipitamment. Qu'est-ce que je suis en train de faire, au juste ? Je n'ai pas le droit de...
— Bonjour, madame...
Je me retourne. Un prêtre se tient là, face à moi, et me regarde.
— Si vous voulez vous asseoir, vous pouvez. Le Seigneur accueille toutes les âmes...
— Dieu et moi avons coupé les ponts depuis longtemps, je riposte. Je ne devrai pas me tenir là.
Puis je bafouille, honteuse par ce que je viens de dire :
— Excusez-moi, je...
Il balaie l'air d'un revers de la main.
— Tout va bien. Vous êtes en sécurité.
Je manque de rire à ces mots et secoue lentement la tête.
— Non, je ne suis pas en sécurité. Ni ici, ni nulle part. Je ne l'ai jamais été.
Il m'observe attentivement. Sous ses yeux scrutateurs, je me questionne à nouveau. Qu'est-ce que je suis venue faire ici ??
— Vous semblez bien triste.
Je secoue la tête.
— Je ne sais même pas ce que je suis venue faire ici...
— Peut-être vouliez vous vous rapprocher de quelqu'un ?
Je me fige. Me rapprocher de quelqu'un ? Certainement pas. Je ne voudrai jamais me rapprocher d'elle. Jamais.
— Non.
— Vous voulez obtenir le pardon.
— Vous ne savez rien de moi ! je proteste, en colère.
Il reste impassible.
— Vous souffrez.
— C'est faux, je souffle.
J'ai bien retenu qu'il ne fallait pas hausser le ton dans une église, ou dans tout lieu religieux.
— Je devrais rentrer chez moi, et oublier tout ça, je soupire en me passant une main dans les cheveux avec nervosité.
— Vous devriez peut-être plutôt vous en souvenir.
Je pince les lèvres.
— C'est mieux d'oublier.
— Non, c'est plus facile.
Sa voix est douce. Je prends conscience qu'il dit vrai. J'ai tort de vouloir oublier ce que j'ai vécu.
— Je ne suis pas prête.
— Un jour, vous le serez, prononce-t-il lentement, les yeux remplis de sagesse.
Bon, j'ai corrigé la fin de ce premier chapitre, parce que ça n'allait pas du tout...
Ceux et celles qui ont déjà lu OOL en intégralité, est-ce que c'est en accord avec le reste du livre ? (Étant donné qu'une partie du passé d'Ophélia a un lien avec la religion...)
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