Avis de tempête
Harry aimait sa vie, elle n'était pas parfaite, mais elle lui convenait. C'était seulement lui et sa mère et ça aussi ça lui convenait.
Louis a longtemps aimé sa vie, elle était parfaite à ses yeux. Jusqu'au jour où son monde s'est écroulé. Deux fois en réalité.
À seize ans, le premier en veut à la terre entière. À seize-ans le deuxième se renferme sur lui-même.
Et le mariage entre la mère d'Harry et le père de Louis n'a rien arrangé.
Il n'est jamais trop tard pour croire en la magie de Noël.
❄️
Point de vue Harry
— Allô ?
— Harry ? ***c'*** maman. Tu m'en***tends ?
— Non, très mal. Vous êtes où ? C'est quoi ce numéro ?
— Nous sommes coin- en- ille, la voi-re est tombée en -ne.
— Maman ?
Ça coupe encore. Je l'entends bouger derrière le combiné, enfin je crois. Il y a vraiment beaucoup de bruits sur la ligne, de toute façon on ne capte rien dans ce village paumé.
— Tu m'entends mieux ?
— Un peu.
— Notre voiture est tombée en panne, le portable de Paul n'a plus de ba***
Nouveau brouillage, mais j'aperçois son téléphone sur le comptoir de la cuisine à côté de la corbeille à fruits. J'en déduis qu'elle est en train de me dire qu'elle l'a oublié.
— La tem-ête de**** nous**nu***hote** matin.
Je n'ai pas entendu le début, la moitié et probablement aussi la fin de sa phrase, mais je m'approche de la fenêtre et écarte le rideau. Même si ce n'est que le milieu de la journée, le ciel est noir et le vent s'est levé, des bourrasques de neige passent devant mes yeux. Le chemin pour arriver au chalet, n'est déjà pas pratique en temps normal, mais quand il y a une tempête, il peut rapidement devenir dangereux. Je rassemble les morceaux de la conversation tout seul :
Tempête. Nuit. Hôtel.
Traduction : cet immense chalet pour moi tout seul jusqu'à demain matin. Sans personne. Je raccroche quand je l'entends prononcer le prénom de Louis. Je m'en fous de toute façon, au pire je lui dirais demain qu'on a été coupé. Je m'appuie sur le plan de travail de la cuisine et regarde autour de moi. L'immense salon, la cheminée bien chaude et le bois qui brûle à l'intérieur, le frigo rempli derrière moi, je pense au jacuzzi et à la piscine intérieure. Tout ça rien que pour moi. Je me sens comme Kevin Mc'Callister dans Maman J'ai Raté L'Avion, quand il réalise que toute sa famille a disparue et qu'il a la maison pour lui tout seul.
Je vais allumer le jacuzzi, avant de monter à l'étage pour me changer. Je redescends une dizaine de minutes plus tard en short de bain, ma serviette sur l'épaule.
— PUTAIN !
Je pousse un cri de surprise et manque de tomber sur la dernière marche de l'escalier. Louis me regarde sans la moindre expression sur le visage.
— Qu'est-ce que tu fous là ?!
Il hausse les épaules.
— Je me fais un sandwich.
Il recommence à étaler du beurre de cacahouète sur sa tartine, comme s'il n'était pas littéralement en train de me gâcher la vie une fois plus. Et de foutre en l'air la soirée de rêves que j'avais prévu de passer TOUT SEUL.
— Ouais je vois ça, mais je voulais dire qu'est-ce que tu fais LÀ. T'étais pas parti avec Paul et ma mère ?
— Non.
— Comment ça non ? Et t'étais où ces trois dernières heures ???
— Dans ma chambre.
— Et rappeler aux gens que t'existent ça t'arrive des fois ? J'ai cru que j'étais tout seul.
Il hausse une fois de plus les épaules.
— Franchement le jour où ton père a épousé ma mère, j'aurais dû intervenir quand le prêtre a dit : bla-bla-bla ou se taise à jamais.
Il se tourne enfin vers moi.
— Tu l'as fait, je te rappelle.
Ce n'est pas tout à fait vrai. Je n'ai pas attendu qu'on me propose de m'opposer à ce mariage pour le faire et de toute évidence ça n'a pas fonctionné puisqu'on est tous les deux dans cette cuisine aujourd'hui. De toute façon c'est un souvenir que je préfère effacer de ma mémoire, même si je ne pourrais jamais oublier le regard de déception que maman a posé sur moi ce jour-là.
— Bref. Je vais me baigner.
C'est tout ce que je réponds avant de disparaitre dans l'autre partie du chalet. Je suis complètement énervé, j'étais persuadé que ce crétin n'était pas là et que j'allais enfin pouvoir respirer rien que le temps d'une soirée. Mais non, évidemment. Je referme la porte derrière moi et je souffle un bon coup pour me calmer. J'ai juste à l'ignorer comme je fais d'habitude et ça ira. Et sans les parents ce sera encore plus simple car personne ne sera sur mon dos pour me dire de faire des efforts.
Je déteste ce chalet. Maman et Paul l'ont loué parce qu'ils voulaient qu'on passe notre premier Noël en famille à la montage. Sauf qu'on n'est pas une famille et que je n'avais pas envie de venir ici. J'avais encore moins envie d'emménager chez Paul et Louis, sous prétexte que leur maison était plus grande que la notre. Je déteste Paul, je déteste Louis et j'en veux à maman d'avoir chamboulé toute ma vie, mais ça elle ne le comprend pas. Elle ne me comprend jamais de toute façon.
Même si je déteste ce chalet, la piscine et le jacuzzi sont dans une véranda entièrement fermée et vitrée avec vue sur les montagnes et je dois bien admettre que ça c'est cool. Il est hors de question que je le laisse gâcher ma soirée de rêves.
Je m'installe dans le jacuzzi, l'eau chauffe depuis tout à l'heure, la température est parfaite. Je mets mes écouteurs et pose ma tête en arrière sur le coussin fait exprès, je ferme les yeux et me détends complètement.
***
Je sursaute quand je sens qu'on me secoue le bras.
— Putain, mais qu'est-ce que tu fous ?
— Je t'appelle depuis cinq minutes, mais tu ne m'entendais pas.
— Ouais et alors ? Qu'est-ce que tu veux ?
— Il est tard.
Je me redresse et retire mes écouteurs en regardant à travers la baie vitrée. Il fait nuit, je me suis peut-être endormi.
— Et ?
— Et ta mère et mon père ne sont toujours pas là et ils ne répondent pas au téléphone.
Je vois l'inquiétude dans son regard. Ah ouais c'est vrai, j'ai oublié de le prévenir.
— Ils sont coincés en ville, ils rentrent que demain.
Il écarquille les yeux.
— Quoi ??? Pourquoi tu ne me l'a pas dit ??? Comment ça que demain ?
Je souffle agacé, en sortant du jacuzzi.
— Demain, après cette nuit quoi. Qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus ? Ah non hein, panique pas. Tout va bien.
Sauf que c'est trop tard, il quitte déjà la pièce.
— Où tu vas ?
Il ne me répond pas. J'attrape rapidement une serviette que j'enroule autour de ma taille et je le suis. Je manque de glisser plusieurs fois sur le parquet avec mes pieds mouillés.
— OH, je te parle.
Mais il ne m'entend pas. Il ouvre la porte d'entrée et sort, je grelote immédiatement face à la bourrasque de vent froid qui rentre dans le chalet. Je le rattrape sur le porche, j'agrippe son bras.
— Lâche moi.
Il essaye de se libérer, mais j'ai plus de force que lui.
— Je crois pas non, où tu comptes aller ?
— Je vais les rejoindre.
— Et comment ?? À pieds peut-être ? Rentre, je me les gèle là.
Il baisse les yeux sur moi, à moitié à poils sous moins 15 000 degrés. Il semble revenir à lui et me pousse.
— Mais rentre !
— Pas sans toi, si tu meurs ton père va me tuer et c'est clairement ce qu'il va arriver si tu pars dans la montagne en pleine tempête et en pleine nuit. Désolé, mais je suis trop jeune pour mourir.
— J'ai pas besoin de toi.
— Moi non plus.
On se tient tête, alors je rajoute :
— Au cas où t'aies pas remarqué, il fait noir dehors la nuit.
Il semble enfin le réaliser, il rentre rapidement dedans et referme la porte derrière nous. Je tremble littéralement de froid à cause de cet abruti. Si j'attrape une pneumonie et que je meurs par sa faute, je vais clairement revenir le hanter jusqu'à la fin de sa vie.
— Ils vont bien ?
Je lève les yeux aux ciel.
— Mais oui, ils vont bien. La voiture est tombée en panne, ils vont passer la nuit à l'hôtel, chez la vieille là que t'aime bien.
C'est le seul hôtel et restaurant de la ville de toute façon, donc ils ne peuvent pas être ailleurs. Il me regarde, il attend encore.
— Ils seront là demain matin, dès que la tempête se sera calmée.
Il me fixe, on dirait qu'il analyse mes mots pour voir si je dis la vérité ou pas, quand il semble convaincu, il hoche la tête.
— D'accord.
— D'accord ? Genre d'accord si je vais m'habiller, tu vas pas tenter un autre truc stupide à cause de ta panique ?
— Je ne paniquais pas.
Je lâche un rire ironique.
— Non, pas du tout.
Il serre les dents.
— Je vais préparer le dîner.
C'est tout ce qu'il marmonne avant de s'éloigner. Pendant que je monte les escaliers, je l'entends verrouiller toutes les portes et fenêtres du chalet. Bon courage, il y en a beaucoup.
Quand je redescends une vingtaine de minutes plus tard, toutes les lumières sont allumées, même celles des pièces qu'on n'utilise pas. Il est en train de faire cuire je ne sais pas quoi, mais ça sent bon. Je m'installe sur l'un des tabourets de l'îlot central, pendant qu'il cuisine. J'attrape mon portable, mais évidemment il n'y a plus du tout de réseau maintenant à cause de la tempête, d'ailleurs on entend le vent souffler dehors. Vraiment parfaite cette soirée.
— Tu fais quoi ?
Il reste de dos à moi, à s'activer sur ses casseroles.
— Du riz avec des légumes.
— Comment ça se fait que tu saches cuisiner comme ça au fait ?
Même à la maison il cuisine souvent sans qu'on lui ait rien demandé, maman apprécie beaucoup évidemment.
— C'est pas compliqué.
— Je sais pas faire moi.
Il se tourne vers moi, je sens qu'il hésite à rétorquer quelque chose, je le vois dans ses yeux, mais il n'ose jamais. Il finit par soupirer :
— J'ai appris après la mort de ma mère.
C'est clair que la cuisine ne fait pas partie des talents de Paul. Je me rappelle qu'il avait dit une fois à maman, que sans Louis ils se seraient sûrement nourris exclusivement de pizzas et d'hamburgers. Moi l'idée ne m'aurait pas dérangé. Je ne réponds rien, je me relève pour attraper des assiettes et des couverts.
On mange en silence, même si je n'ai pas de réseau, je reste la tête baissée sur mon téléphone. Quand j'ai terminé, je mets mon assiette dans l'évier et je commence à monter.
— Où tu vas ?
Je sens l'inquiétude dans sa voix.
— Où je vais à ton avis ? Je compte pas passer la soirée avec toi. T'as fermé toutes les portes alors détends-toi, on risque rien.
Il reste planté là, en bas des marches, comme un andouille. Fidèle à lui-même quoi.
***
Il est presque minuit maintenant, je regarde un film enregistré sur mon ordi, car évidemment ne plus avoir de réseau téléphonique veut aussi dire ne plus avoir de connexion internet. Je déteste vraiment cet endroit et que je crois cet endroit me déteste vraiment lui aussi, et ce n'est pas la piscine ou le jacuzzi qui peuvent rattraper ça.
Je suis presqu'à la fin de Attrape-Moi Si Tu Peux, quand d'un seul coup la lumière de ma lampe de chevet s'éteint. J'essaie de la rallumer plusieurs fois, mais rien, plus aucune électricité. J'imagine que les plombs ont dû sauter à cause de la tempête. Instinctivement je pense à l'autre idiot que j'ai entendu monter dans sa chambre, il y a une heure à peu près. Je secoue la tête, non je m'en fous. En plus j'ai suffisamment de batterie pour regarder la fin de mon film tranquillement et même un autre après, ce n'est pas mon problème et les parents seront là demain matin.
Au bout de quelques minutes je pousse un grognement agacé et je me débats avec mes jambes emmêlées dans la couette pour me relever.
J'allume la lampe torche de mon portable en traversant le couloir, je ne prends même pas la peine de frapper, je rentre directement dans sa chambre. Comme je m'y attendais il est en pleine crise de panique, ce qui lui a déclenché une crise d'asthme.
— Ça va, je suis là. Respire.
Même si la lune éclaire sa chambre, je sais que ce n'est pas suffisant pour lui. Sauf que non, ça ne va pas du tout, sa respiration est encore plus sifflante que d'habitude pendant ses crises. Je l'éclaire avec mon portable, son visage me fait peur, il est complètement crispé tellement il cherche l'air.
— Elle est où ta ventoline ???
Je fouille frénétiquement un peu partout, je retourne tout ce que je touche.
— Réponds pas surtout, ça y est je l'ai !
Je n'ai jamais été aussi content de voir ce petit tube à la con. Je reviens rapidement vers lui, je l'aide à se redresser un peu plus assis, comme le fait son père.
— Allez, respire.
Un coup. J'attends qu'il inspire bien, puis je remets le truc dans sa bouche.
— Encore.
Deuxième coup. Il inspire, mais sa respiration se calme pas comme elle le fait d'habitude.
— Putain, c'est pas vrai, même respirer tu sais pas faire.
Moi aussi je commence à paniquer, mais je ne lui montre pas sinon ce serait encore pire. Et d'ailleurs ce n'est pas que j'en ai quelque chose à faire, mais je ne vais pas non plus faire de la non assistance à personne en danger. De toute façon il ne me laisse pas le temps de réfléchir plus, qu'il attrape mon poignet, il le serre fort.
— Je reste là, mais maintenant il faut que tu respires ok ?
Je prends des inspirations et je souffle lentement, comme j'ai vu son père ou maman le faire souvent. Là tout de suite je regrette clairement qu'ils ne soient pas là.
— Fais comme moi.
Il essaie, mais je vois bien que ça ne fonctionne pas. Je ne peux même pas appeler les secours vu qu'il n'y a pas de réseau.
— Je vais mourir.
Il dit entre plusieurs tentatives de respiration.
— Mais non, tu vas pas mourir. Ce serait trop beau.
Enfin, s'il n'arrive pas respirer à force je sens qu'il va devenir tout bleu.
— Il est où ton pot là ?
Je libère mon poignet et je retourne fouiller là où j'ai trouvé sa ventoline. Je mets rapidement la main dessus, je l'ouvre et je le sens.
— Wow ça sent super fort ton truc !
C'est une crème à l'eucalyptus menthe machin je sais pas quoi, qui l'aide souvent à se calmer. Vu l'odeur, je comprends mieux, ça doit carrément dégager ses poumons. J'en mets sur mes doigts, c'est là que je réalise que je tremble, parce que son état me fout vraiment la trouille. On est toujours éclairé par la lune et par le flash de mon portable posé à l'envers sur le lit, ça me suffit toujours pour y voir, ça ne lui suffit toujours pas. J'écarte le col de son pull et son t-shirt comme je peux.
— Je te jure que si tu répètes ça à quelqu'un, c'est pas toi qui vas mourir tout seul, c'est moi qui vais te tuer.
Je commence à le masser. J'ai vu Paul le faire tellement de fois, que j'ai juste à reproduire ses gestes.
— Allez cette fois tu te concentres et tu respires. Fais comme moi.
Je respire, il m'imite.
— Je vais mourir.
Il répète encore, mais mieux cette fois.
— Toujours pas.
— Si.
— Non.
Je continue de masser ses poumons.
— T'as juste peur du noir et tu fais une crise d'angoisse comme d'habitude. T'en es jamais mort jusqu'à maintenant.
On respire encore un moment et petit à petit, amen, merci Dieu, je te promets de croire en toi à l'avenir, il se calme doucement. D'ailleurs en parlant de Dieu :
— Je suis sûr que quand t'es venu au monde, Dieu t'a donné la mission divine de me gâcher la vie.
Il m'insulte du regard parce que lui il croit en Dieu et à cause des Tomlinson, tous les dimanches je me retrouve sur les bancs d'une église alors que maman non plus elle n'est pas croyante.
— Ça va mieux ?
Il secoue la tête.
— Si, ça va mieux, regarde tu respires.
Il prend une inspiration, comme pour en être sûr, puis il finit par lentement hocher la tête. Ses doigts se décrispent sur le couette, mais il tremble toujours de tout son corps. J'arrête de le masser et retire ma main, mais il attrape immédiatement mon poignet.
— Ne me laisse pas.
Si sa crise d'asthme s'est calmée, sa crise de panique, clairement pas. Son regard est terrifié.
— Va vraiment falloir que t'arrêtes d'avoir peur du noir comme ça. À seize ans c'est ridicule. On va aller en bas, près de la cheminée, il y aura de la lumière.
— Tu veux pas aller remettre le courant à la place ?
Je lâche un rire ironique.
— Dans tes rêves. Je descends pas dans la cave.
J'ai vu assez de films d'horreur pour savoir que c'est la pire des idées. Surtout qu'on est dans un chalet perdu au milieu de nul part. Le scénario est trop parfait là.
— Bon, on y va ? Je vais pas te porter.
— Je peux marcher.
Il marmonne encore essoufflé, mais il ne bouge pas d'un millimètre. Il regarde partout autour de lui. Je soupire.
— Allez viens, on va faire vite et dans moins d'une minute tu seras devant la cheminée.
Il met une éternité à se décider, je me retiens de ne pas l'insulter ou le secouer. Au bout de presque une minute il bouge enfin. Il se relève, entourant complètement sa couette autour de lui. Au moins s'il tombe dans les escaliers ou qu'il me prend l'envie soudaine de le pousser, ça amortira sa chute.
On arrive à descendre à peu près sans accident. Dès qu'il voit la pièce bien éclairée par la cheminée, il pousse un long soupire de soulagement. J'éteins la lampe torche de mon portable, je n'en ai plus besoin maintenant. Il s'assoit par terre, contre le canapé, près des flammes.
— La vache !
Je vois bien son visage là et c'est encore pire que ce que je pensais. On dirait un cadavre.
— T'es vraiment flippant. Je vais nous faire des chocolats chauds.
Je pars du côté de la cuisine, je prépare nos chocolats... sauf que pas d'électricité donc rien pour chauffer le lait. Je reviens vers lui et lui tends l'une des tasses.
— C'est un chocolat froid finalement.
Il la prend, mais ne boit pas. Je crois qu'il n'est pas tout à fait revenu à lui encore. J'attrape le plaid de maman qui traine sur le canapé, je m'enroule dedans et m'installe à côté de lui.
— Bois, ça va te faire du bien.
Il obéit.
— Franchement tes crises d'angoisse, elles sont flippantes.
On y a droit au minimum deux fois par semaine, c'est vraiment casse-couilles. Et encore, s'il y avait que ça, mais non, il a peur de tout, tout le temps et pour rien, il passe sa vie à sursauter. Bon c'est clair que ce soir je reconnais que c'est costaud, le chalet, l'absence des parents, la coupure de courant, le combo total pour qu'il perde son calme. Mais quand même, ça reste vraiment chiant.
— Est-ce que tu sais pourquoi tu les fais au moins ?
Il hoche la tête. J'attends, mais il ne dit rien de plus. Aucune réaction. Il continue de regarder les flammes. Il finit par reprendre la parole au bout de quelques minutes.
— Pourquoi t'es gentil avec moi ce soir ?
Je hausse les épaules.
— Je suis pas gentil.
— T'es moins méchant que d'habitude.
— Je suis pas méchant.
Il se tait plusieurs secondes, il semble réfléchir.
— Tu as raison, tu n'es pas méchant. Tu es en colère et tu en veux au monde entier.
— Je rêve, tu te prends pour un psy ou quoi ?
Il soupire et moi je m'agace.
— Je t'adresse plus de trois mots et ça y est tu te sens pousser des ailes c'est ça ?
— Tu te venges sur moi.
— Évidemment que je me venge sur toi. Tout est de ta faute et tu le sais très bien.
C'est à cause de lui si nos parents se sont mariés. Tout ça à cause de son stupide accident. Il s'est fait renverser par une voiture, il y deux ans, une nuit alors qu'il rentrait de je ne sais plus où et je m'en fous. Le chauffard a pris la fuite et lui a été retrouvé seulement le lendemain matin, sur le trottoir entre la vie et la mort. C'est maman qui l'a opéré et qui s'est occupé de lui pendant son séjour à l'hôpital. Il est resté dans le coma un mois et son pronostique vital est resté longtemps incertain. C'est comme ça que maman et Paul se sont rencontrés, à cause de lui. Je sais qu'il a clairement failli mourir et que c'était grave, mais si cet abruti s'était pas fait renverser, on en serait pas là.
— C'était pas ma faute.
— C'est ça ouais.
Je me relève, je récupère sa tasse et la mienne et je vais les mettre dans l'évier. Il est en train de me saouler là. Il n'a peut-être pas choisi ce qui est arrivé, mais ça reste de sa faute quand même.
— C'était pas un accident.
Je ne suis pas certain de bien avoir entendu. Je suis un peu loin et il n'a pas parlé très fort.
— Quoi ?
Je reviens vers lui, il est toujours recroquevillé dans sa couette, contre le canapé. Il relève la tête vers moi.
— Je n'ai pas été renversé par une voiture.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Bien sûr que si, tu as été renversé par une voiture. Tu refais une crise ou quoi ?
Il me regarde toujours et je vois dans son regard qu'il hésite, comme si quelque chose le bloquait. Il reporte son attention sur les flammes.
— J'ai été agressé.
— Hein ?
Je fronce les sourcils. Je ne sais pas à quoi il joue là, mais c'est vraiment pas drôle du tout. Sauf qu'il a l'air vraiment sérieux. Il prend une grande respiration, ferme les yeux et j'ai l'impression que cette fois s'il ne dit rien de plus, c'est parce qu'il n'y arrive pas. Je me rassoie à côté de lui.
— Agressé ? On t'a frappé c'est ça ?
Il hoche lentement la tête.
— Pour te voler tes affaires ou un truc comme ça ?
— Ils voulaient mon téléphone et mon ordinateur. C'est tout ce dont je me souviens avant-
Mais il s'arrête, il ne termine pas sa phrase. Je le fais pour lui mentalement : avant d'être laissé pour mort sur un trottoir. Wow, je ne m'attendais pas à ça.
— Pourquoi tu ne me l'a pas dit ? Pourquoi personne ne me l'a dit ?
Pourquoi maman m'a menti comme ça ?
— Parce que tu allais le répéter à tout le lycée.
J'ouvre la bouche pour protester, mais je la referme rapidement. Il a raison, c'est probablement ce que j'aurais fait. Je ne sais pas trop quoi dire, ni comment réagir.
— Tu sais qui t'a fait ça ?
Il secoue la tête.
— La police ne les a jamais retrouvés.
On reste un long moment silencieux. Il s'est remis à trembler, je réalise que ça a vraiment dû être dur pour lui de m'avouer ça. Moi aussi je regarde les flammes. Il se passe plein de choses dans ma tête.
Je revois maman qui n'arrête pas de me répéter sans cesse de faire des efforts, d'être plus gentil avec lui et blablabla, parce qu'il a vécu des choses difficiles. J'ai toujours cru qu'elle parlait de la mort de sa mère. Je ne me suis jamais vraiment intéressé à son accident, parce que justement pour moi c'était qu'un accident. Ok il a failli mourir, ses organes avaient été touchés, il a subit plusieurs opérations, coma, rééducation tout ça tout ça, mais c'est tout quoi. Il était encore en vie alors je n'ai pas cherché plus loin, je m'en foutais.
Sauf qu'une agression, ce n'est pas un accident. Se faire frapper au point d'être laissé pour mort, ce n'est pas la même chose qu'être renversé par une voiture qui a perdu le contrôle. Puis vu l'état dans lequel il était, les coups ont dû vraiment être violents. Il dit qu'il ne s'en rappelle pas. Je lui jette un coup d'oeil sur le côté, mais ça m'étonnerait. C'est rare qu'on s'évanouisse au premier coup de poing. Peut-être qu'au contraire, il se rappelle de plein de choses. Je comprends mieux ses crises d'angoisse maintenant, il a vraiment de quoi être traumatisé.
— Pourquoi tu me déteste autant ?
Je reviens à moi, je tourne la tête vers lui, il est en train de me regarder. Je pousse un long soupire.
— Je ne te déteste pas. Enfin si.
Ça ne sert à rien de mentir, je supporte à peine de me retrouver dans la même pièce que lui et il le sait très bien.
— Tu sais que ton père ne reviendra pas et ce n'est pas la faute du mien.
Il murmure doucement. Je serre les dents, le regard menaçant.
— La ferme, tu le connais pas.
J'ai toujours cru que maman et lui finiraient par se remettre ensemble, mais maintenant qu'elle a épousé ce con de Paul c'est foutu. Même si je crois qu'au fond de moi, je ne perds pas espoir que ça arrive quand même. Papa ne s'est pas remarié lui.
— Me dis pas que ce mariage ridicule te convient à toi ? Que genre tu es d'accord avec ça ?
Je crois qu'il hausse les épaules, mais il est trop emmitouflé dans sa couette et encore trop faible pour le faire vraiment.
— J'aime beaucoup Anne et je suis content de voir mon père heureux.
Il me regarde, il hésite un peu puis il finit par rajouter :
— Tu n'aimes pas voir ta mère heureuse ?
— Si, mais pas avec ton père.
— Pourquoi ? Il est gentil avec elle.
— Ouais, mais c'est pas mon père. C'est tout.
Un gros bruit résonne, il sursaute brusquement.
— Ah non hein, pas encore. C'est juste une branche qui a tapé contre la véranda.
Il regarde partout autour de lui, affolé.
— Calme toi, y'a rien alors respire. En plus on est bien éclairé là d'accord ?
J'entends qu'il marmonne un truc, mais c'est incompréhensif.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je compte.
Il murmure avant de continuer.
— Tu comptes pas là, les chiffres ne suivent pas.
— 3 - 6 - 9 - 14 - 19 - 24 -
J'essaie de comprendre le calcul mathématique qu'il peut faire, mais non, là rien ne me vient. J'imagine que ça doit être sa propre logique.
— Et tu dois t'arrêter à combien ?
— Quand je me sens mieux.
— Ben t'as pas fini alors.
— Ma mère est morte.
Je fronce les sourcils, il vient de lâcher ça, les yeux fermés entre deux comptage bizarres.
— Je sais. Pourquoi tu me dis ça ?
— Mon père a beaucoup souffert.
Je ne vois pas où il veut en venir.
— Mais aujourd'hui il est heureux, c'est tout ce qui compte, même si ça veut dire que moi, je dois te supporter.
— Je suis pas si horrible que ça, arrête.
— Si tu l'es.
Je ne réponds rien.
— Ta mère aussi, elle a le droit d'être heureuse.
— Ma mère est clairement heureuse, elle roucoule dans sa nouvelle vie parfaite qu'elle s'est crée.
— Non, elle l'est pas, parce que toi tu ne l'es pas.
Je me relève en soufflant, clairement agacé. Il recommence à faire son psy à la con et le pire c'est que je ne peux même pas me barrer, sinon il va encore paniquer comme hystérique. À la place je me dirige vers le sapin, juste à côté de la cheminée. Paul l'a ramené ce matin, il a été le couper lui-même à quelques mètres à peine du chalet. On était censé le décorer tous ensemble ce soir, évidemment je ne comptais pas du tout participer, mais là tout de suite ça m'arrange bien qu'il soit là. J'ai besoin de m'occuper avant qu'il ne me rende complètement dingue. J'ouvre l'un des cartons avec les décorations.
— Qu'est-ce que tu fais ?
J'entends sa voix résonner dans mon dos.
— Un barbecue, ça se voit pas ?
Il ne dit plus rien et tant mieux. J'ai vraiment besoin qu'il la ferme un peu, autant parce que ses psychanalyses à deux balles me saoulent, autant pour digérer ce qu'il m'a avoué sur son accident qui au final n'en était pas. Je décore le sapin, je n'entends que le bruit du feu dans la cheminée, enfin le bois qui brûle et ses marmonnements, il a recommencé à compter.
Sauf que cet espèce de silence est lourd, parce que je ne peux pas m'empêcher de penser à tout ce qu'il m'a dit. Au bout d'un moment il se lève et lui aussi se met à décorer le sapin. Au bout d'un autre moment, c'est moi qui reprend la parole.
— T'es au courant que je pratique plusieurs sports de combat, dont le Krav-Manga ?
Maman a toujours été contre ça, parce que trop violent blablabla, mais moi si je ne me défoule pas régulièrement, je pète les plombs. Je cours tous les jours, je fais de la musculation, le sport c'est clairement ma vie.
— C'est de l'auto-défense.
Je précise au cas où. Il me regarde sans comprendre, mais il hoche la tête.
— Je pourrais t'apprendre si tu veux.
Je ne le regarde plus, je me concentre sur la guirlande, qui s'est emmêlée dans les branches du sapin.
— Tu ferais ça ?
Je hausse les épaules.
— Ouais. Si t'apprends à te défendre, t'auras peut-être moins peur de tout.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi tu ferais ça pour moi ?
Je lève les yeux au ciel pour faire genre.
— C'est pas pour toi, c'est pour moi. Si t'arrêtes d'avoir peur de tout, tu feras moins de crises et ce sera moins casse-couilles pour moi.
La vraie raison : dans le cours où je vais, j'en ai vu des personnes agressées, plus souvent des filles ou des femmes d'ailleurs, qui venaient pour apprendre à se défendre et pour que ça ne leur arrive plus jamais. Parce qu'être traumatisé par un accident de voiture je trouvais ça stupide, mais être traumatisé par une agression, c'est grave. Même si je le déteste et qu'à ses yeux je suis un connard, j'ai des limites quand même.
Il reste un long moment silencieux, avant de répondre :
— Si je fais moins de crises, tu as l'impression que ta mère s'occupera plus de toi ?
— Non mais t'es sérieux là ? Je te propose de t'aider et tu continues avec tes conneries ?
Il baisse la tête.
— Désolé.
— Tu peux pas juste accepter et genre c'est tout ? Ou dire merci, ou je sais pas.
— Merci.
— Ok.
On recommence à décorer le sapin. Mais il ne se tait pas longtemps.
— On commence maintenant ?
J'explose de rire, c'est plus fort que moi et c'est même pas méchant ce coup-ci.
— Dans l'état où t'es ? Si je te souffle dessus, tu tombes.
Je ne sais pas ce que j'ai dit de marrant, ou ce qu'il comprend dans sa tête, mais il se met à sourire.
— Quoi encore ?
Il secoue la tête.
— Rien.
— Non pas rien, pourquoi tu souris ?
Il hausse les épaules.
— C'est juste que c'est la première fois que tu proposes de m'aider pour quelque chose.
— C'est pas po-
— Pour moi que tu le fais, c'est pour toi, je sais.
— Voilà. Tu peux arrêter de sourire maintenant et te remettre à décorer le sapin ?
Il hoche la tête. On se re-concentre sur le sapin, il est vraiment grand et il y a beaucoup de décorations. Au bout d'une heure il abandonne, il récupère sa couette et va se coucher sur le canapé. J'imagine qu'il doit être crevé, il s'endort en quelques minutes à peine. Moi je continue encore un peu, mais au bout d'un moment je finis par abandonner à mon tour. Je suis crevé aussi, cette soirée m'a littéralement épuisé, il m'a littéralement épuisé. En plus je n'ai même plus de batterie sur mon portable pour voir l'heure.
Je récupère le plaid et je vais me rouler en boule dans le fauteuil. Ce n'est pas vraiment confortable, mais je ne vais pas le réveiller pour prendre sa place. De toute façon je suis tellement crevé que je m'endors assez rapidement.
Cette soirée n'avait vraiment aucun sens.
***
— Regarde-les.
— On dirait qu'ils ont réussi à ne pas s'entretuer.
— Ils semblent vraiment paisibles comme ça.
Ce sont des chuchotements qui me réveillent. J'ouvre à peine les yeux, dans le sommeil j'aperçois les silhouettes floues de maman et Paul. Ils se tiennent immobiles, debout, derrière le canapé. Louis commence à se réveiller lui aussi. Je regarde autour de moi, il fait jour.
— Vous êtes réveillés.
C'est maman, elle s'approche de moi pour embrasser mon front, je râle. Elle fait pareil avec Louis, il ne râle pas.
Ils nous expliquent pour la tempête, la panne de voiture, l'hôtel et le fait qu'ils ont tout fait pour revenir le plus vite le plus. Je sais qu'ils sont surtout inquiets de savoir qu'on a passé la soirée seul, sans eux. Je me retiens de lever les yeux au ciel et leur dire que tout va bien, je n'ai pas martyrisé leur chouchou.
Pourtant quand Paul nous demande si tout s'est bien passé, Louis me regarde. J'ai l'impression qu'il essaie de me dire quelque chose avec ses yeux, mais je ne comprends rien, alors dans le doute je ne dis rien, c'est lui qui prend la parole.
— Très bien.
Mouais, c'est pas vraiment le mot que j'aurais utilisé. Je me relève du fauteuil et m'étire. Je rajoute quand même :
— L'électricité a sauté alors on est descendu pour être à côté de la cheminée.
— C'est tout ?
Paul nous regarde à tour de rôle, un peu sceptique. Tu m'étonnes, t'as raison de t'inquiéter mon vieux. Mais Louis hoche la tête avec un sourire rassurant, il rajoute même :
— Je n'étais pas tout seul.
Paul souffle de soulagement. Je revois la crise qu'il m'a fait cette nuit, l'état dans lequel il était, alors je comprends un peu son inquiétude. Il a vraiment dû flipper de ne pas pouvoir avoir de nouvelles de son fils toute une nuit entière et encore plus dans ces conditions.
D'un seul coup maman s'extasie sur le sapin, encore une fois elle est surprise quand Louis lui dit qu'on l'a décoré tous les deux. À croire que c'est carrément impossible qu'on fasse un truc ensemble. Bon c'est clair qu'avant cette nuit c'était carrément impossible.
Ils nous regardent tous les deux, mais surtout moi, comme s'ils avaient vu un fantôme, ou un truc dans le genre.
— Je monte me doucher.
— D'accord, mais fais vite mon trésor, on a ramener le petit déjeuner.
Je fais un dernier signe à maman avant de disparaitre à l'étage.
En sortant de la douche, je croise Louis dans le couloir. Les parents sont en bas.
— Pourquoi t'as menti à ton père ?
Il semble un peu mal à l'aise, il triture ses mains.
— Je ne voulais pas l'inquiéter. Ne lui dis rien s'il te plait, j'aimerais qu'il passe un bon Noël.
— Je ne comptais pas en parler.
— Merci beaucoup.
Je commence à m'éloigner, mais il rajoute :
— Pas seulement de ne rien dire, mais pour cette nuit aussi. Merci beaucoup.
Je le regarde plusieurs secondes sans rien dire, parce que je reconnais que je suis un peu perdu après tout ce qu'il s'est passé. Tout en moi veut l'envoyer chier, lui et ses remerciements, mais je ne sais pas si c'est réellement par envie ou plus par habitude. Je finis simplement par hocher la tête.
— Je t'en prie.
— Tu le pensais vraiment ?
— Quoi ?
— Quand tu as dit que tu allais m'apprendre à me défendre.
— Ouais, je le pensais vraiment. Mais si tu me dis merci encore une fois, je te préviens, je vais me mettre à vomir.
À la place il sourit.
— Ah non hein, recommence pas ça non plus.
— Les garçons ? Le petit déjeuner est prêt !
Je tourne les yeux quelques secondes vers le bas des escaliers, où maman nous attend, avant de reporter mon attention sur lui.
— Je ne dis rien pour cette nuit et toi tu ne dis rien sur le fait que je vais t'aider ok ?
— Pourquoi ?
— Parce que ma mère va commencer à se réjouir et tout ça et ça me fatigue d'avance.
— Je ne dirais rien, promis.
On se regarde un long moment, silencieux. J'ai l'impression qu'on est en train de conclure une sorte de pacte, comme si quelque chose venait de nous lier pour la première fois, lui et moi. C'est étrange, mais peut-être que finalement ce n'est pas si terrible que ça.
Après tout, maman n'arrête pas de répéter que les miracles de Noël existent.
❄️
Joyeux Noël 2021 💗
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