Une semaine plus tard.
Le silence régnait macabrement dans le supermarché et s'il n'y avait pas les sons des télés ou les lumières au néon au-dessus de leurs têtes, la foule assemblée aurait été plongée dans une tombe anonyme. Nala, accrochée au bras de Shayne, en première ligne, avait même du mal à respirer.
Peut-être qu'il ne fallait pas, après tout.
Peut-être qu'ils se devaient d'économiser la moindre molécule d'air, car qui savait quand ils allaient vraiment en avoir besoin ?
Les images se suivaient et les journalistes essayaient tant bien que mal de garder leur calme, même si la façon qu'ils avaient de buter sur leurs mots résultaient bien de la détresse affligeante qui en sortaient.
C'était la mort.
La catastrophe.
L'aurore d'une aube rouge.
-... Les autorités ont eu besoin de deux heures pour sécuriser les périmètres, mais nous pouvons déjà dire que les destructions ont été massives. Les dégâts continuent de se répandre de Corpus Christi jusque dans le continent.
- Oui, Jane, les hôpitaux sont déjà surchargés de victimes et des mises en quarantaine sont posées par le gouvernement.
Les voix se coupent et se muent en images.
Celles des uniformes et des masques.
Celles du feu et des étincelles.
Celles des nuages sombres et des toux sinistres.
Celle de l'un des plus grands centres biomédical qui n'a laissé derrière lui des ruines et des lances de pompiers.
Celle d'un graphique et d'une montée de maladies contagieuses.
-... Connaissons-nous l'origine de l'explosion ? Serait-ce à cause d'une attaque ? D'autres bombes ?
- Il semblerait plutôt que les hausses soudaines des températures sur nos côtes s'en sont prises à la fonte violente de la neige hivernale. Les systèmes de refroidissements des centres biomédicaux ont...
- Nala, il faut qu'on y aille.
La voix de Shayne coupa court à tout. Même au tambourinement assourdissant qui résonnait dans les oreilles de Nala. Et même si elle était plus figée sur place que n'importe qui devant les télés, elle parvint à dénouer ses doigts crochetés à la chair du bras du jeune homme. Nerveux, il jeta quelques coups d'yeux sur la foule de plus en plus agitée et elle hoqueta.
- Shayne ? Shayne ?
Il posa ses mains sur ses épaules et lui assura fermement.
- Tu m'avais demandé ce qu'on faisait, pas vrai ?
- Oui.
Souffla-t-elle en déglutissant.
- Et je t'ai dit quoi ?
- On...
- On se tire. Et maintenant, c'est le moment. Alors viens. Vite.
Il enroula ses doigts dans les siens et la tira loin des rayons avant que les autres ne se mettent à crier.
C'était une question de secondes.
Le cataclysme arrivait en roulement de tambours... Et gare à celui qui restait dans le chemin, quand le dernier aurait fini de retentir.
Les feux. Les explosions. Les inondations et les neiges imprévues, vite ébauchées par la canicule... On ne voyait plus le bout de la guerre. Et peut-être qu'il n'y en avait plus.
Pourtant, Nala gémit.
Parce qu'elle était encore en train de courir.
De fuir.
De souffrir.
Et que ça n'allait jamais s'arrêter.
***
À peine rentrés à la maison, Nala et Shayne déposèrent tout leur butin acquis avec difficultés à l'entrée, sans même se soucier du reste. Dans la rue, les voitures se transformaient en gouffres à bagages et là où les experts emmenaient des choses utiles dans un voyage qui n'avait pas de destination, d'autres étaient plus vigilants.
Shayne le premier.
Il claqua violemment la porte derrière eux, quand la mère de Nala surgit du couloir, le front plissé sous la colère.
- Bravo. Je viens de coucher les petits.
Sans même répondre, le militaire la dépassa et disparut à son tour dans l'escalier pour monter voir les enfants. Nala aurait bien voulu faire la même chose, mais sa mère la rattrapa par le poignet.
- Nala, va t'asseoir. J'ai dit que je m'en occupais.
- Je vais bien.
- Tu n'en as pas l'air.
Riposta-t-elle en passant sa main sur sa joue, avant de la guider vers le canapé du salon, qui se trouvait d'ailleurs être le seul meuble pas encore couvert par une bâche en plastique. Le reste n'était plus qu'un souvenir qu'elle avait vainement essayé de construire avec un homme qui n'était presque pas rentré entre ces murs.
Le pincement de la réalité ravagea le cœur de Nala qui en pinça les lèvres, une fois qu'elle s'écroula dans le canapé. Le visage perdu entre les mains, elle écarta néanmoins quelques doigts courageux pour la sonder avec mélancolie.
Nala et Jay avaient acheté une ruine, car ils l'étaient aussi, afin de construire un havre de paix dans lequel ils croyaient comme un prêcheur et sa religion.
Mais la jeune femme avait été fanatique de l'idée.
Et lui, le réaliste.
Quelques baisers, quelques caresses volées à un temps impitoyable, mais ce temple n'était pas celui de leur amour perdu.
La malédiction résidait dans un désert où l'odeur de la chair brûlée et des larmes ensevelies dans les grains. Et peut-être qu'ils ne l'avaient jamais quitté.
Ce souvenir-là, avait été leur tombeau. Et cette vie, un autre.
La mère de Nala attache rapidement ses cheveux noirs dans une queue de cheval avant de s'asseoir à ses côtés, ses grands yeux dessinés au crayon, écarquillés par l'inquiétude.
- Tu dois te ménager.
- Je ne suis pas faible.
- Et personne ne le prétends. Mais tu ne peux pas lâcher. Pas maintenant.
J'essaye.
J'essaye.
J'essaye.
Tandis que la jeune mère se répéta en boucle dans sa tête ce qu'elle essayait de se dire depuis tant de nuits où ses plaies avaient décidé de saigner à mort, où les larmes ne faisaient que brûler son épiderme pour une guérison temporaire, elle se débarrassa doucement de sa veste.
- Avec Shayne, nous avons fait tous les magasins de Dallas pour trouver ce qu'il nous manque, pour partir. Ça ne devrait pas tarder. Mais... Il y a du nouveau sur la côte et on va devoir rentrer dans les Terres.
- J'ai vu. Ces explosions ne vont rien apporter de bon.
- À la télé... Les... Les gens tombaient comme des mouches... Ils... Ils marchaient et... Ils s'écroulaient. Pas par des balles, mais...
Penaude, Nala jeta un coup d'œil dans la direction des chambres et ne poursuivit que lorsqu'elle s'était assurée que ni Bonnie, ni Neil étaient à portée d'écoute.
- Tout se passe trop vite.
Sa mère croisa ses doigts sur ses genoux et se mordit un instant la lèvre. En une semaine, depuis son arrivée, elle avait agi comme si des décennies de fardeaux familiaux n'avaient pas existé. Elle prenait plus à cœur sa tache de protectrice de foyer que quand c'était à son tour de le faire, avec deux enfants sur les bras, une carrière d'avocate de renom et un mari aux rêves trop excentriques, qui virevoltait au nom d'une liberté factice. C'était devenue une personne étrangère à Nala qui, pourtant, la regardait avec un brin de gratitude.
Pas de place pour le scandale, dans les fragments d'un monde mourant.
Le passé était devenu un vieux journal, dans temps. Rien que du papier chiffonné taché d'encre qu'on jetait à la poubelle.
Il ne servait à rien d'en parler, car il n'avait rien de nouveau à dire.
Pourtant, presque enfantine, Nala se redressa du canapé et se plia sur ses propres genoux afin de demander, la voix expirant dans l'agonie d'un souffle :
- Tu crois que rien ne se serait passé, si... Je... Tu crois que le monde serait toujours debout, à l'heure qu'il est ?
Sa mère arqua un sourcil et esquissa un rire cynique.
- Ce monde-là, n'existe pas, Nala. Il n'y a que le nôtre.
- Tu ne te l'es jamais demandé ?
- Bien sûr que si. Quand ton enfant meurt, le mot "si" a un règne dictateur, dans ta tête.
Nala laissa un frisson froid envahir une ultime fois son échine, car elle n'avait rien à répliquer. Il n'y avait là, aucun débat.
Et alors qu'une nausée récurrente de ces dernières semaines, vint noyer sa gorge et ses maux innommables d'acide, Selma se redressa du canapé et marmonna entre ses dents serrées :
- Mais comme je te l'ai dit, ce monde-là, n'existe pas.
Elle s'apprêta à s'en aller, quand Nala coucha son menton sur le rebord du canapé et leva ses yeux vers les siens.
- Où est Consuela ?
- Je lui ai dit de regagner le bunker de ton père avec quelques affaires. Elle nous y attend. On y restera le temps qu'il faut pour prendre une décision sur une autre destination. Après tout, les éruptions ne font que commencer, pas vrai ?
Sans rien ajouter de plus, la silhouette fine de sa mère fut troquée par celle plus baraquée de Shayne qui lui décocha un regard méfiant, mais rien de plus. Et ce n'était qu'une fois qu'elle disparut à nouveau dans les ombres cartonnées de la maison, qu'il vint prendre place à ses côtés.
- Neil dort et Bonnie est aussi couchée, même si je suis sûr qu'elle fait semblant.
- D'accord... Merci.
Nala fronça les sourcils quand une autre montée de nausée s'empara d'elle et coucha sa tête sur l'épaule de Shayne pour y retrouver du réconfort.
- Alors... Tout est bon ? On est prêts ?
- Oui. Il faut juste qu'on repasse par chez moi pour récupérer le reste de nos armes et c'est bon.
En replaçant une mèche noire derrière son oreille, la militaire déchue se redressa vers lui et avoua, amère.
- Il faut qu'on se repose, alors. Avant les éruptions et les émeutes.
En guise de réponse, il coucha sur son front un baiser tendre et elle se leva pour se diriger dans la salle de bains.
Rares étaient les occasions de se retrouver dans une pièce close et seule. Ces dernières nuits, Nala les avaient passées dans le même lit que sa fille où Shayne. Il fallait une présence, une porte ouverte et une source de lumières. Pas parce que les cauchemars lui faisaient particulièrement peur, mais parce qu'elle avait peur de se réveiller de celui dans lequel elle vivait et de réaliser que c'était encore pire.
Un mal pour un autre.
Mais une fois qu'elle claquait la porte derrière son unique silhouette, les choses se mettaient toujours à bouger. Même le sol semblait s'écrouler sous ses pas fébriles. Elle qui n'avait connu que la tourmente de la guerre, le bruit des balles et l'odeur des blessures en putréfaction, sa propre salle de bains était un champ de bataille différent à supporter.
Et ni une, ni deux, elle se retrouva à genoux devant sa cuvette, en train de vomir.
Mais elle n'avait pas encore le temps de hoqueter, que l'idée germa avec toxicité dans la tête.
Cette toupie empoisonnée qui tournait et tournait et tournait encore dans sa tête depuis des jours.
Non.
A peine avait-elle essuyé sa bouche qu'elle se rua sur les placards. Les boîtes de pilules, les flacons, les crèmes, les bandages, tous les produits, quel qu'ils soient, volaient à travers la pièce. Mais malgré le vacarme étourdissant qui résultait de ses gestes frénétiques et paniqués, le seul son que Nala pouvait entendre, c'était celui de son propre cœur.
Non.
Non.
Pas cette fois-ci.
Pas encore.
Pas dans ce monde.
- Non !
Désespérée, les larmes lui montaient aux yeux.
Anéantie, les crampes paralysaient ses muscles.
Brisée, elle s'écroula au sol, un vieux test de grossesse en mains qui avaient bien pris la poussière depuis la dernière venue de Jay.
Elle n'avait pas besoin de le prendre pour être envahie de cette même sensation de désespoir que les autres fois.
Dans les fragments les plus cendrés de son existence, voilà qu'elle retraçait un chemin fait de deuil et de peine.
Recroquevillée sur elle-même, Nala pressait si fort sa paume contre sa bouche afin d'étouffer ses sanglots incontrôlables, qu'elle manqua de briser ses propres mâchoires.
Parce que ça ne pouvait pas être possible... Pas vrai ?
Pas vrai ?
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