chapitre 97 : quand on parle d'amour

Nala en avait le souffle coupé. Pourtant, quand elle s'avança vers sa mère, belle et bien présente devant ses yeux, elle n'avait aucune once hésitation dans ses limbes. Le regard envenimé de l'avocate se mua en sourire face au minois de Neil, accroché à ses épaules.

— Hey, toi ! Quel magnifique petit garçon est-ce qu'on a là !

— Maman... Qu'est-ce que tu fais ici...

— Tu m'as demandé de venir, non ? Je suis venue.

Tandis qu'elle prit le bébé de ses bras, Shayne lui décocha un regard perdu.

Puis Nala se souvint.

De cette nuit d'insomnie emplie d'une doléance acerbe, où elle ne parvint même pas à garder les paupières fermées plus de dix secondes.

Une nuit où elle avait préféré être anesthésié que se sentir respirer. 

Une nuit où elle avait décroché le téléphone et avait appelé à l'aide. 

Parce que c'était mieux de le faire quand il faisait encore noir. Quand les ombres dansaient autour d'elle et allumaient un feu de joie dans l'arrière de son cerveau. 

Mais au lieu de chercher à comprendre comment sa mère savait où elle se trouvait à ce moment de la journée, ou encore d'aborder tant de questions non résolues qui hantaient son existence depuis son plus tendre début, Nala referma la bouche et enroula ses bras autour de son cou.

- Merci, maman.

- Bien sûr. 

Les alarmes d'urgence et les cris des mères endeuillées dans des rues détruites rythmaient bien trop le quotidien de sa vie et alors que la jeune femme fermait doucement les yeux sous le contact de sa mère, elle réalisa à quel point elle n'avait pas envie de garder le moindre remord inutile sur sa conscience. Selma parvint à se séparer d'elle et passa tendrement son pouce sur sa joue creusée pour en essuyer des vieilles larmes, ainsi que des nouvelles. Son regard suffisait à chasser la moindre ombre dans l'esprit de Nala. 

Une première depuis bien des années.

- Je vais emmener les enfants chez toi. D'accord ? Prends tout le temps qu'il te faut pour... Bref. Prends tout le temps qu'il te faut.

Nala tourna la tête vers Shayne pour lui demander son autorisation, mais celui-ci ne fit qu'opiner du chef, las.

- J'y vais, alors.

Elle saisit Bonnie par la main et après avoir pris les clefs que lui tendait le lieutenant-colonel, la guida à travers le cimetière qui se vidait chaque seconde un peu plus de gens. Nala la regarda disparaître à travers les tombes, certaines fleuries, d'autres non et soupira. Bien sûr, il n'y avait pas assez d'air qui parvint à sortir de ses narines pincées. Et peut-être qu'il n'y en aura jamais.

Le poids sur ses poumons était si immense qu'elle ne comprenait pas comment elle faisait pour rester debout et ne pas se retrouver face contre sol, écrasée. 

Elle ne comprenait d'ailleurs pas comment elle était éveillée, du moins, avant de se tourner vers Shayne dont les yeux gonflés avaient perdu toute couleur. 

Il n'y avait plus de bleu.

Plus d'iris, tout court.

Simplement un point noir bien trop inerte au milieu d'un océan de gris fade. 

- On devrait se rasseoir.

- Ouais. Bonne idée.

Mécanique, l'officier prit place sur le banc qu'ils venaient de quitter et étendit ses jambes dans la neige boueuse qui recouvrait le fin gazon du cimetière.

Et un petit silence revint les hanter.

Nala releva le bout de son nez vers l'astre ardent au-dessus de sa tête et ne se donna même pas la peine de plisser ses paupières pour se protéger des rayons voraces.

Peut-être qu'elle aurait préféré qu'il pleuve.

Qu'il vente.

Que les arbres se secoueraient sous l'orage et que le craquement des branches apporteraient une quelconque fortune à ses tympans déchirés.

Plutôt que... Ça.

Dans une grimace, son née se plissa et elle put presque sentir sa peau s'étirer sur ses limbes épuisés.

Un terrible frisson pour une énième larme.

Mais la dernière des dernières.

Shayne bascula soudainement sa tête en arrière et gonfla ses joues sauvagement poilues pour laisser échapper son grondement strident :

— Il n'a pas voulu ça.

Le son de sa voix sonnait faux à ses oreilles. Un caillou de trop jeté dans un étang qui ne comportait pas assez d'eau. Pourtant, Nala réussit à trouver la force en elle de ne pas grimacer de nouveau.

— De quoi ?

— Nash. Être enterré. Il avait trop peur des asticots, pour ça.

— Nash avait...

— J'aurais dû y être. J'aurais dû leur dire de ne pas l'enterrer. J'aurais dû rependre ses cendres sur la côte et lui dire d'aller se faire foutre.

La jeune femme se pinça les lèvres et baissa le regard vers le genou acharné de Shayne qui battait la mesure. Sa vie était un éternel tremblement de terre, elle n'avait pas envie de ça, en plus. C'était donc avec frénésie qu'elle enfonça ses doigts dans ses rotules. Peut-être un peu trop fortement, à en juger la grimace qu'il en tira. Pourtant, il se contenta d'arrêter et de renifler, amer.

- C'est drôle, non ? Parmi nous trois, j'étais persuadé que c'était Jay qui allait crever en premier. 

À sa mention, tout son être se contracta. Reprendre son souffle semblait presque impossible, tant la douleur venait lui nouer les poumons. Pas d'entrée, et pas de sortie... Éternellement cloitrée dans une prison qu'elle ne supportait plus.

- Ah ?

Le son perfora à peine sa bouche cousue, tandis que celle de l'officier tressaillait sous ses mots acerbes. 

- Ouais. Chaque matin, je regardais mon téléphone et m'attendait à voir un message me disant qu'on l'avait retrouvé dans une benne ou une cave à junkies... Une aiguille dans le bras, étranglé sous l'overdose. Mais s'il y avait bien quelqu'un qui devait voir le monde chuter à ses pieds en tant que dernier survivant... Ça aurait été Nash. 

Nala reporta sa main à celle de Shayne et entremêla ses doigts frigorifiés aux siens afin de se donner du courage pour riposter à son venin.

- Vous étiez tous des survivants. Des poupées recousues un nombre incalculable de fois. Alors lui, Jay ou toi... Ce n'était qu'une question, pas vrai ? Alors à quoi est-ce que ça sert d'en parler ?

Elle ne croyait pas en ce qu'elle disait. Personne, d'ailleurs. Shayne obliqua même un regard furibond vers elle, comme pour l'inciter à dire la vérité.

Mais celle-ci avait déjà bien trop blessé le monde.

Il faisait bon vivre dans le mensonge. 

Une bulle qui finissait malheureusement par éclater avec fureur sous la question de Shayne :

- Tu l'aimais ?

Une question à double tranchant.

une corde suspendue dans le vide, sans falaises. 

Un jeu clair obscur à cinq as. 

Un tricheur et trois perdants.

Deux réponses.

Pourtant, choisir était impossible. 

Nala enfonça profondément le restant de ses ongles mal rongés dans les tréfonds de ses poignets comme elle avait commencé à faire depuis quelques jours. Les bleus et griffures enflées commencèrent à nouveau à picoter, mais elle se réfugia dans cette douleur plutôt que dans la réalité funeste de sa question. Soudain, le soleil arriva à un tel point dans le ciel que l'ombre provoqué par les épais feuillages des arbres vint moucheter le sol sur lequel son regard était rivé. Un trigger à des mots qui n'avaient jamais eu espoir d'exister.

- Oui.

Non. Non, ça sonnait faux.

- Non.

Ça aussi.

- Je ne peux pas l'expliquer. J'ai... J'ai toujours eu les mots pour expliquer ce que je ressentais, mais... Après tout, avec ce qu'on a fait, on n'a jamais vraiment eu le choix... Mais... Nash... Nash, c'était...

Sa voix se recroquevilla dans sa gorge. En rythme avec surement une autre larme, si tant soit peu, elle en avait encore en réserve. Malheureusement, ses yeux étaient si secs qu'elle peinait à cligner ses paupières. 

- Tu sais, j'ai eu cette conversation un millier de fois dans ma tête. Je l'ai presque répétée, comme une scène, parce que je savais qu'elle allait arriver, un jour à l'autre. Que quelque chose de drastique allait arriver et que j'allais devoir me préparer à devoir plaidoyer au nom d'une stupide émotion. Parce que c'est con, pas vrai ? De devoir se justifier sur quelque chose qu'on ressent, ou non... Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas rester dans une nuit noire ? Tous ces foutus philosophes qui ont passé des heures et des heures à se disputer, à inscrire dans l'histoire des citations qui troubleraient des esprits des générations à venir... Je me demande s'ils avaient pris une seconde pour fermer leur gueule et rester figé dans l'instant présent. Le vivre. Le ressentir jusque dans leurs veines. De ne pas le décrire. De tout faire... Sauf le décrire. C'est si humain de vouloir ruiner... De réduire à l'état de cendres... Mais qu'est-ce qu'on construit, à la fin ? Une opinion faite de mots et de guerre. Et c'est inutile. Alors si tu attends une réponse simple à ta question... Je n'en ai aucune à te fournir. Absolument aucune. Je suis désolée, Shayne, mais par pitié... Ne me le demande pas. Parce que comme eux, j'ai prévu les mots. Les belles phrases. Celles qui excuseraient le Soleil d'être venu éclipser la Lune. Mais maintenant...

Nala osa enfin redresser le regard vers Shayne qui resta muet, les pupilles inertes. Il ouvrit bien quelques fois la bouche afin de répondre, mais se contenta simplement d'hocher la tête. 

- Merci.

Avec tendresse, il balaya ses doigts toujours figés dans ses poignets et les lui prit pour y déposer un baiser rassurant.

- Tu sais ce qu'il y a de bien avec le deuil, pendant la fin du monde ?

- Dis-moi.

- C'est qu'on aura pas le temps de s'y attarder.

Nala perdit immédiatement de son sourire naissant et alors qu'elle se pressa contre son bras pour y chercher le plus de réconfort possible, elle se risqua à demander :

- Shayne... Je... Je devrais t'avouer quelque chose.

- Vas-y. Au point où on en est...

- J'ai toujours su quoi faire après... Après que quelque chose se soit passé. Même après la mort de mon père. De mon frère. Du... Du Nigeria. Mais maintenant...

Avant qu'elle ne poursuive, Shayne pressa son front contre le sien.

- Je sais. Ne t'en fais pas.

- Dis-moi ce qu'on fait, désormais... Parce que je ne sais plus rien.

L'officier prit une si grande inspiration que pendant une fraction de seconde, rien qu'une fraction de seconde, elle jura qu'il allait se perdre lui-même.

Mais pas Shayne.

Jamais Shayne.

Alors qu'une cicatrice était encore bien visible entre ses mèches de cheveux naissantes, il semblait déjà avoir reprit les armes. Peut-être même plus que lorsqu'il avait l'oeil cousu à un viseur de fusil de précision.

- On s'en va. On prend les enfants. On n'attends plus personne. D'accord ? On se barre. Personne ne viendra pour nous de toute façon. Il n'y a plus que nous.

- Plus que nous.

Répéta monotonement Nala en plissant ses yeux à demi.

- Ouais. Plus que nous.

Shayne se leva et sortit une flasque argentée de l'intérieur de son uniforme de cérémonie militaire qu'il vint renverser sur la tombe devenue trop florale de Nash. Tout le liquide y passa. 

Et avec elle, les maux.

- Je tiendrai ma parole au moins à moitié... Parce que tu sais quoi, Nashville Sven Peters ? Je t'emmerde. Toi et ta foutue mort, je t'emmerde. On se reverra et je te déboîterai la tête des épaules. Je te l'avais juré. Pas vrai, frangin ?

Une bourrasque lui répondit et rien de plus. Nala se redressa avec difficultés et vint enrouler son bras autour de celui de l'officier assombri qui balança sa flasque au milieu de la boue tombale.

- Reserve-moi un verre, là-haut. J'essayerai de passer avant que l'autre con ne me renvoie en enfer. 

La jeune femme déglutit, estomaquée par les lettres gravées dans la pierre grise.

Parce que soudain, elle avait les mots.

Ceux qu'elle n'arrivait pas à dire à Shayne.

C'était ça, qu'elle avait ressenti pour Nash.

Une crise cardiaque.

Brusque, fatale et indécente, elle s'était emparée de son corps entier jusqu'à la quasi-destruction. C'était dolent et irrespirable. 

Mais la survie en résultat.

C'était trépasser et renaître.

Mourir et resusciter.

C'était des cendres et des fleurs.

Des épines et des pétales.

- Tu sais, Nala... un jour Sarah m'a appris un truc fondamental.

- Ah oui ?

- Tu as quinze milliard de cellules dans ton système immunitaire qui viendraient se battre corps et âme pour te défendre. Et que si un jour tu te sens seul... Dis-toi que tu les as eux, au moins.

Dans une grimace, la militaire se détourna de la tombe et suivit Shayne qui se dirigeait comme les autres vers le parking bondé.

- On a vraiment si mal choisi les personnes avec qui on comptait passer le restant de nos jours ?

- M'en parle pas.

Même si elle avançait dans l'objectif de rentrer chez elle, bien déterminée à ne plus voir un seul cimetière dans sa vie, Nala ne put s'empêcher de jeter des coups d'yeux nerveux derrière elle, dans la direction de la tombe de Nash.

Parce que c'était stupide de penser qu'il était là, debout, les mains dans les poches comme il le faisait si bien d'habitude, un demi sourire craquant fendant son visage embêté par des fines mèches brunes. 

Pourtant, elle en avait la sensation. 

Et ce qu'elle était douce... 

Dans un dernier soupir, elle accepta la portière ouverte de la voiture que Shayne lui tendait et se laissa écraser sur le siège passager, à moitié aveuglée par le soleil persistant.

Mais la crise était passée...

Il y avait au moins ça. 

Au moins ça.

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