chapitre 94 : une dernière décision à prendre
CHELSEA
Alors que le soleil grimpait dans le ciel avec une vitesse folle, Chelsea avançait de plus en plus vite. Merde à la douleur, merde au manque de repos, merde à la putréfaction qui les entourait...
Même un peu merde à Jay qui la suivait avec un grincage de dents digne d'un castor.
Car elle allait pouvoir revenir en arrière. Ignorer les corps qu'ils n'ont pas pu enterrer, les vies, qu'ils n'ont pas pu sauver, et retrouver les siens. Ceux qu'elle avait persuadé de fuir avec elle, lors du début de la guerre...
Même Sarah lui manquait, alors qu'elle était persuadée que si elle en avait l'occasion, si l'écusson de médecin n'était pas greffé à même son uniforme, elle lui arracherait les yeux des orbites.
Chelsea la laisserait faire, si ça voulait dire qu'elle allait pouvoir revenir.
- Jay !
- J'arrive.
De plus en plus de monde se bousculait dans les rues. Des femmes, des hommes, certains vieux, certaines jeunes, seuls ou en famille... Ils se pressaient tous, les uns que les autres, à travers les carcasses de leurs maisons. Chelsea dut néanmoins s'arrêter, par peur de perdre Jay. Elle se retourna vers lui, tandis qu'il accrocha péniblement un tissu au-dessus d'une blessure encore sanguinolente à son bras.
- Dépêche-toi !
- J'arrive, j'ai dit.
- Arrive plus vite.
Dans un soupir, il relâcha le tissu et l'attrapa par le bras avant qu'un homme au lourd bagage ne la bouscule.
- Il y a beaucoup trop de monde.
- Bien sûr que oui, Jay. À quoi pensais-tu ?
Il ne prit même pas la peine de lui lancer un regard en coin et se contenta de la tenir pour que des personnes plis chargés puissent passer.
Alors elle se laissa presser contre lui. Contre sa carrure fatiguée, contre sa peau fiévreuse. Tout ce qu'il fallait pour le sentir à nouveau en vie.
Et qu'importait les klaxons véhéments des voitures bouchonnés, au bout du boulevard...
Elle avait Jay à ses côtés.
Elle osa hausser le bout de son nez vers lui et plissa les lèvres face à la force qui ruisselait le long de ses tempes palpitantes.
Il ne flanchissait pas.
Il était le seul, d'ailleurs.
- Jay ?
- Quoi ?
- Tu... Qu'est-ce que tu veux faire ?
- Comment ça ?
- Tu viens en Italie avec moi, pas vrai ?
Chelsea s'attendait à une réponse. Parce que durant toute leur vies, Jay en avait toujours une à fournir. Des mensonges, cruels, parfois, comme celui qu'il avait fourni la veille, lorsqu'elle avait demandé si quelque chose aurait changé s'ils avaient décidé de rester et d'obéir aux ordres de leur pays...
Parce que Jay savait très bien mentir. Il pensait dur comme pierre qu'il protégeait en faisant ça. Et Chelsea choisissait de fermer les yeux sur eux, parce qu'elle était seule à voir le bien lorsqu'il faisait ça...
Mais pas cette fois-ci.
Non, Jay resta silencieux.
Et ce n'était pas parce que le chaos sonique autour d'eux l'avait si soudainement assourdi...
- Jay ?
- Il faut qu'on se tire d'ici, sinon on va se laisser submerger... Viens, j'ai une idée.
Sans crier gare, il s'englutina dans la foule et siffla pour indiquer à Chelsea de faire de même.
Mais elle resta immobile.
Assiégée par la dolente sensation d'une énième trahison, elle ne pouvait possiblement donner l'ordre à ses jambes de bouger.
Il va venir, hein ?
Il va venir ?
Oui. Oui, oui, il va venir.
La jeune femme se reprit donc et après avoir ajusté les attaches de son sac qui, jusqu'à présent, étaient bien trop enfoncés dans ses épaules, au point de laisser des marques violacées dans sa peau, partit à la poursuite du capitaine.
Mais oui.
***
Les soldats, le peuple, les chars et les voitures... Tout se mélangeait. Les cris aussi. Une réelle mélopée cacophonique qui vrillait le peu de tympans qui restait à Chelsea.
Le désespoir était devenu si réel qu'il se mélangeait à cette foutue brise roussie et écorchait le visage de Chelsea qui essayait pourtant d'avancer.
Ses doigts s'étaient enroulés autour de ceux de Jay et la seule chose qui la poussait encore à avancer au milieu de ce chaos, c'était ce contact.
Pour rien au monde, elle allait le rompre.
Alors crevasses, débris de rues, d'immeuble, soldats armés, mères paniqués...
Rien ne la séparait aux doigts valsants de Jay.
Une étreinte raffinée dans un désordre crasseux, voilà ce que c'était.
- Il faut qu'on avance.
- Je suis là.
Lui assura-t-elle en souriant faiblement.
Les mots pleuvaient.
Les morts pleuraient.
Et Chelsea suivait.
Pleins de petites gouttes noires coulaient dans les caniveaux tranchés et la jeune femme choisissait de croire que c'était de l'essence, coulant d'une quelconque voiture cassée, sur le trottoir... Et non que son épaisseur et son odeur métallique venait de quelque chose qu'on avait tranché.
Il le fallait.
Quand ils arrivèrent enfin à la gare routière dont la plupart des batiments étaient dans des ruines si fraiches qu'on aurait dit qu'ils s'étaient écroulés en une minute, Chelsea retint son souffle. Entre la quantité de chars, de soldats français et d'enfants en pleurs tournoyant en rond, désespérés... Comment avait-elle le droit de respirer ?
Elle relâcha la main de Jay et s'approcha d'une fillette en sanglot, tenant son ours en peluche si fort entre ses mains que ses yeux en plastique ressortaient. Son désarroi n'était rien comparé à la mère qui essayait de l'atteindre, criant, hurlant en tendant des mains brûlées.
- Ça va aller, ça va aller. Viens avec moi.
La jeune femme l'attrapa par les hanches et l'éleva suffisamment dans les airs pour qu'elle puisse atteindre sa mère.
- Chelsea, on n'a pas le temps de sauver des enfants.
- Tu t'entends parler ?!
Avant que la jeune femme n'ai le temps de se retourner vers la famille à présent réunie, Jay lui attrapa violemment le bras et l'entraîna avec lui.
- Ça ne sert plus à rien, c'est comme foutre de l'huile sur du feu.
- Tu n'as pas le droit de dire ça !
- J'ai le droit de dire tout ce que je veux, avec tout le putain de sang qu'il y a sur mes mains. Avance, Chelsea, on n'a pas le temps !
À bout de souffle, Chelsea finit par s'exécuter et se mit à courir dans la direction des centaines de bus qui s'enchaînaient, les uns après les autres. Les soldats criaient des ordres en français comme en anglais, signalant qu'il y aurait assez de place pour tout le monde.
Personne ne les écoutait.
Même les chauffeurs ne semblaient incertains.
- On retourne en Italie, alors ?
Toujours pas de réponses. Comme toutes les autres fois où elle l'avait posé.
Sauf que cette fois-ci, elle en avait besoin.
- Jay, réponds-moi !
- Oui, oui, en Italie.
- Tu viens avec moi ? Hein, tu viens avec moi ?
Ils s'arrêtèrent devant un bus à peine rempli et Jay lui indique de monter.
Elle ne le put.
Pas avant qu'il ai répondu.
- Jay, bon sang !
Il la regarda enfin.
Enfin.
Les yeux de Jay n'avaient jamais été d'un simple vert, pour Chelsea. Ils n'étaient pas de la couleur d'une feuille de printemps, d'une forêt tropicale, de la menthe, d'un brin d'herbe... Non.
Pour elle, ils étaient des aurores boréales et ils voguaient dans son âme avec la liberté d'une humeur hivernale.
Perdus dans les siens, ils déclinaient.
Une lueur ambitieuse qui s'étouffait, perdue dans la nuit.
Les mains du capitaine se portèrent à ses épaules et il soupira, la désolation empreignant son visage à un tel point qu'il semblait se briser sous ses paroles.
- Monte, Chelsea.
- Ne me la fait pas Jack dans Titanic.
- Tu crois qu'on a le temps pour ça ? Pour encore des disputes ?
- On a tout le temps du monde.
Persista-t-elle en essayant tant bien que mal de ne pas faire briser sa voix dans sa gorge asséchée.
- Je ne peux pas, Chelsea.
- Viens avec moi. Viens, je t'en supplie, viens avec moi, il n'y a plus rien, ni pour toi, ni pour toi, là, dehors... Il n'y a plus que nous. Il... Il faut qu'on reste ensemble. Et... Et si tu as peur que... Que je te blesse à nouveau, je... Jay, je peux t'assurer que ce ne sera pas le cas. On... Toi et moi, pas vrai ? Ça a toujours été une évidence... Viens, on laisse la merde, les problèmes, la guerre... Viens on part ensemble. Que nous deux. Je t'en supplie...
Chelsea porta ses mains à ses joues et l'implora.
Jay ferma un instant les yeux avant de les rouvrir et de regarder autour de lui.
L'hésitation ne prit qu'une seconde.
Une impitoyable et morne seconde.
Puis, il se tourna vers elle et la réponse était gravée sur son visage.
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