chapitre 92 : nos mœurs
Respirer était devenu un rêve ancien. Une légende que Nala avait refoulé à l'arrière de son crâne pour se dévouer corps et âme à son travail.
La plupart des militaires étaient sur des fronts qu'on ne citait plus. Le peu qui restaient, c'étaient les plus jeunes. Des inexpérimentés qui tenaient à peine leurs armes dans les bras.
Nala avait déjà perdu contact avec plusieurs des unités qu'elle avait essayé de former pour la guerre.
Des hommes, des jeunes, des gamins.
À chaque fois, ils étaient un peu plus jeunes, plus effrayés.
Les informations, la débauche, les bombes retentissantes peinaient à créer des liens. Au point où la jeune femme ne différenciait plus ses frères d'armes les uns des autres.
Elle s'était perdue dans un ouragan d'uniformes, de formations, de confrontation et de peine.
Il n'y avait pas la place pour le doute. Moins encore pour les sentiments. Les jours où elle avait appris à connaître ses pairs, à se battre coude à coude avec eux, étaient révolus.
Il n'y avait plus que les mécanismes qui s'enclenchaient, des instincts.
Au point de rentrer dans son bureau et de peiner à réagir, par rapport à la pile de dossiers classés sur son plan de travail, tous indiquant le sceau funèbre qui mettait fin à une vie humaine.
Quand la fin venait aboyer aux pieds de Nala, à la manière du chien qu'elle avait offert à sa fille...
Tout ce qu'elle pouvait se dire, c'était que sa famille allait bien. Que les enfants n'avaient rien.
Que le deuil ne la touchait pas d'aussi près.
Elle devait se conforter dans ce cocon d'insouciance, si elle ne voulait pas craquer, prenant une inspiration à la fois afin de ne pas chuter du haut de la seule falaise qui restait à présent dans le monde.
Pas de deuil.
Pas pour elle.
Plus jamais.
Avec un soupir, Nala claqua la porte d'entrée de sa maison et balança son sac ainsi que son uniforme, presque machinalement. Les enfants étaient déposés, son service fini...
Il n'y avait plus qu'elle et Bear.
Le quartier entier semblait vide. Nala jeta d'ailleurs un coup d'œil par delà le rideau et se souvint du moment où elle avait été submergé par tous ses voisins. Par leur intérêts pathologique quant à sa personne, la surcharge de leur présence nuisante.
Mais plus maintenant.
Même Teresa, sa fouineuse de voisine était partie, laissant derrière elle rien d'autre qu'un panneau "À vendre", planté dans la pelouse de sa maison.
Les yeux de la militaire retombèrent sur la route déserte, mais surtout sur les rebords crasseux que la neige boueuse avaient laissé, divulguant les traces de pneus qui avaient presque pris la vie de sa fille.
Du moins, jusqu'à ce que Nash la sauve.
Les doigts de Nala s'enfoncèrent dans le tissu rêche de son rideau, tout comme le firent ses dents dans sa lèvre.
Nash.
L'homme qui avait si impétueusement fait irruption, la nuit passée et qui l'avait tenue, alors qu'elle priait pour que le soleil ne se lève jamais.
Tandis qu'elle retirait doucement sa veste d'uniforme et qu'elle rejoignit le chien sur le canapé, elle essaya de se créer un nouveau cocon de souvenirs.
Celui qui était composé de baisers ardents, d'étreintes sulfureuses et de mots interdits.
Celui où elle avait enfoui son nez dans la gorge de Nash et qu'elle en avait humé la folle odeur enivrante qui s'en dégageait.
Celui où elle s'était retrouvé écrasée sous ton son poids, mais qu'elle avait réalisé qu'ironiquement, ça faisait longtemps, bien trop longtemps, qu'elle n'avait pas autant respiré de sa vie.
Ses lèvres contre les siennes.
Leurs épidermes collés jusqu'à ne faire qu'un.
Les griffures qu'elle avait laissé derrière elle, sur son dos vibrant.
Nala s'assit faiblement en passant sa main dans l'encolure chocolatée de son chien et déposa même un baiser sur le bout de sa truffe. L'animal geignit sous les caresses de sa maîtresse et tout heureux, il descendit du meuble afin de venir humer les environs.
La jeune femme le regarda faire, par fainéantise.
Le monde s'écroulait et elle avait une unique minute pour contempler son animal de compagnie en train de renifler autour d'elle.
Mais au moment où elle s'apprêta à fermer le yeux sur son coussin, le chien se figea. Il recula, en attrapant quelque chose sous le meuble et vint le poser sur les genoux de sa maîtresse, sans qu'il lâche pour autant.
Nala fronça les sourcils lorsqu'elle reconnut le t-shirt que Nash portait, la veille, lorsqu'il était venu.
Un frêle sourire apparut sur ses lèvres lorsqu'elle entendit ses mots résonner entre ses tempes :
"Je reviendrai".
Oui. Il reviendra.
Mais alors que son ventre se noua sous la sensation chaleureuse que lui avait procuré ses mots...
Son sourire disparut.
Ses sourcils se froncèrent.
Sur le flanc du vêtement, il y avait quelques gouttelettes andrinople. Séchées, elles craquelaient sous la pulpe des doigts de Nala.
Mais elles étaient là.
Et son sourire ne l'était plus.
Bear gémissait en essayant de récupérer sa trouvaille. Il tirait et tirait encore... Jusqu'à arracher le t-shirt des mains de la jeune femme qui ne parvint à le récupérer.
Et juste comme ça, le chien disparut, laissant Nala seule, sur le canapé, les paupières battant la mesure.
Non...
Non.
Non ?
***
Nerveuse, Nala se rongeait les ongles. Elle marchait à si vive allure que ses cheveux noirs étaient complètement balayées de ses épaules.
Mais elle ignorait les passants qu'elle bousculait.
Leurs réprimandes.
Tout ce qu'elle continuait de ravager, c'était le contours de ses doigts. La chair boursouflée commençait à saigner et à emplir sa bouche d'un après-goût métallique peu agréable.
Comme empoisonnée, Nala fronça les sourcils et se mit à longer les flancs des bâtiments détruits.
Tantôt, le ciel se voyait déchiré par un impétueux rayon de soleil, tantôt, par un nuage chargé de neige.
Les flocons tombaient, grossièrement, jusqu'à maîtriser la destinée des Texans endeuillés et d'éclipser l'astre.
Il n'avait pas sa chance.
La glace, si.
Cette symétrie imparfaite s'enfonçait dans les mèches obsidiennes de la jeune femme qui continuait et toujours, de marcher dans la direction de l'appartement de Nash.
Il n'y avait que le répondeur, lorsqu'elle essayait de l'appeler.
Le travail, c'était pareil.
Il avait dit qu'il avait quelque chose d'urgent, ce matin. C'est pour ça qu'il devait partir.
C'est juste urgent.
Allez, Nala.
Retourne chez-toi.
Repars.
Cependant, son pas trottinant se transforma en course, tant ses jambes refusèrent d'obéir à son cerveau.
Dénuée de vitalité, Nala se moqua de sa respiration sifflante ou de ses poumons embrasés. Courir des banlieux jusqu'en centre ne lui avait demandé qu'un temps.
Celui d'une connexion.
Celui d'un battement de cœur.
Celui de la formation d'un nuage de neige.
Les flocons se faisaient plus épais, d'ailleurs.
Ils éblouissaient la vue de la jeune femme qui manquait plusieurs fois de déraper le long du trottoir, tant ils commençaient à former des tourbillons autour d'elle.
Elle dut néanmoins se figer, lorsqu'elle arriva dans le boulevard où habitait Nash. Elle peinait à voir le bout de la rue, tant elle était bondée de gens. Une marée dont elle ne voyait le bout que par une ambulance rouge.
Un rubis maudit, perdu au milieu de la neige.
Non, non, non, non.
Peu importait si son souffle était déjà court ou que ses muscles paralysés rendaient ses jambes stoïques... Elle avançait. Elle courait comme si quelque chose la pourchassait.
Peut-être la même idée funèbre qui n'avait cessé de la tourmenter depuis qu'elle avait ouvert les yeux sur ce monde de cris.
Nala se moquait aussi des passants qu'elle bousculait.
Tout ce qu'elle voyait, c'était l'ambulance.
- Laissez-moi passer.
Sa voix résonnait comme un écho autour d'elle, comme si elle n'était pas réelle. Il n'y avait là, rien d'humain. Juste un râle rauque qui s'échappait de sa gorge dans un mécanisme insouciant.
La seule naïveté qui restait encore dans son être.
- Laissez-moi passer !
Plus forte. Plus vite.
Mais moins assurée.
Plus peinée, plus apeurée...
Mais moins existante.
La douleur s'injectait dans ses veines à la manière d'un fix.
Un poison que la jeune femme n'avait que trop connu.
Un instinct qu'elle n'avait que trop adopté.
- Laissez-moi passer, j'ai dit !
La foule s'écartait sous ses cris et un visage familier se dessinait devant le sien.
Celui de Shayne.
Les larmes n'appartenaient pas à la teinte céruléenne des prunelles du lieutenant-colonel. Elles ne l'ont jamais été. Pourtant, ils étaient là, chutant de ses iris sans même qu'il ne puisse les contrôler.
Il y avait ses mains, aussi.
Tremblantes.
Mouchetées de pourpre.
Elles sont si rouges...
Shayne se redressa du mur sur lequel il se tenait et mima le nom de la jeune femme, sans qu'un son ne sorte pourtant de sa bouche.
Nala l'ignora, tenta de le dépasser, mais il la rattrapa.
— Shayne, lâche-moi, il faut que je...
— Je suis désolé, Nala... Mais... Je ne vais pas pouvoir faire ça...
— Lâche-moi.
— Je suis désolé, Nala...
— Lâche-moi !
— Je suis tellement désolé...
Nala essaya de se débattre des bras de l'officier, mais celui-ci la tenait fermement. Ses doigts serraient de plus en plus autour de ses poignets et elle savait qu'il n'hésiterait pas à les casser, si elle essayait encore une fois de rentrer dans l'immeuble.
Mais il pouvait essayer.
Elle rentrera, poignet ou pas.
— Arrête, Nala, je t'en supplie...
Elle s'exécuta mais seulement parce qu'un brancard fit irruption dans l'escalier du bâtiment.
Trois personnes.
Non, deux.
Il y avait deux personnes et un brancard.
Le sac mortuaire était mal fermé.
Un bras retombait mollement dans le vide.
Et il n'y avait aucune vue qui avait autant fait figer la jeune femme aussi subitement. Pas un nuage de napalm. Pas un ami sur son lit de mort.
- Écartez vous !
Shayne enroula ses bras autour de la taille de Nala et la tira contre son torse, enfouissant son visage dans le pli de son épaule, la cachant du bout de sa veste. Il la blotissait, du mieux qu'il le pouvait, jusqu'à l'étouffer contre lui. Ses ongles s'enfonçaient dans sa nuque et son gémissement devint de plus en plus dolent.
- Non...
La poitrine de Shayne se mit à vibrer sous une douleur presque inerte et Nala put presque entendre son sanglot mourir dans sa gorge... Rien que pour qu'il naisse dans la sienne.
- Non, pitié, non...
La gravité a toujours été chose étrange, pour Nala. La défier semblait si extravagante, surtout lorsqu'elle commençait à apprendre comment courir sous cinquante degrés avec un équipement qui pesait plus fort qu'elle.
- Non !
Et voilà que ses genoux ployaient enfin sous son poids. Écrasée par l'enclume macabre qui pesait sur elle comme l'épée de Damoclès.
Tous ces baisers. Ces caresses. Ces promesses faites dans le noir.
- Je suis désolé, Nala... J'ai... J'ai essayé, mais...
Tous ces rêves et espoirs. Ces larmes. Ces rires.
- Il était déjà... Je n'ai rien pu faire, je...
Une épreuve.
Un échec.
- Je suis désolé...
Et puis la mort.
- Je suis désolé...
Il n'y a jamais rien eu d'autre.
- Putain, je suis désolé !
Nala ouvrit la bouche pour crier, mais à la place, elle s'agenouilla devant Shayne qui l'était déjà. Il la tenait, à défaut d'en faire autant pour lui. Ses mains se perdaient dans sa nuque et il la soulevait pour qu'elle ne dévie jamais son regard du sien. Le travail herculéen d'en faire autant forçait ses paupières à battre frénétiquement et Nala se perdit dans ses prunelles.
Silencieuse, elle observa les petits vaisseaux envahir le blanc de ses yeux... Et ses pupilles vinrent se noyer dans une mare de sang.
Ses mâchoires, crispées, grincaient et elle pouvait voir ses muscles épais rouler dans ses joues, tant il se contenait.
Sa main se fit plus douce sur sa joue lorsque la porte de l'ambulance se ferma et que les brancardiers rentraient à nouveau, ne laissant rien d'autre qu'une petite carte à l'officier.
- Je suis désolé.
Il avait à peine soufflé la dernière syllabe de son agonie que le silence vint résonner dans les oreilles de Nala comme un bruissement métallique.
Pas de voix.
Pas de vent hivernal.
Pas de cris.
Juste ce bruit perçant.
Puis, un flocon de neige vint se déposer sur le bonnet de Shayne...
Et son regard se perdit dans sa symétrie.
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