chapitre 91 : frère de cœur
SHAYNE
Debout, devant la porte de l'hôpital, Shayne baissa le regard vers le bonnet qu'il tenait en mains. L'air froid du dur hiver texan le fit frissonner jusqu'à la moelle. Il n'y avait même pas la place pour un soupir.
Shayne était sur le départ.
Après des jours passés dans son lit d'hôpital, où il put entendre les blessés du bombardement mourir à gorge déployée, tandis que lui, recouvrait ses forces, il allait enfin pouvoir rentrer chez lui. Du moins, ce qu'il en restait.
Il allait aussi revoir pour la première fois ce que les bombes ont fait à la capitale du pays qu'il avait tant juré défendre.
Tout ça, avec un fichu bonnet sur la tête.
Shayne plissa légèrement les paupières, lorsqu'une vague de gel vint glacer ses rétines.
Peu décidé à franchir le pas de la porte, il finit tout de même par le faire.
Après tout, avait il le choix ?
Mais alors qu'il sortit enfin, Shayne fut assailli par l'envie décourageante de s'enfuir. Peu après son réveil, Nala lui avait expliqué la raison de ses tourments. De sa fureur et de sa colère.
Et c'était sans savoir que Shayne avait divulgué un secret qui n'était pas le sien. Un blame qu'il portait à présent comme un écusson, un autre parmi tant déjà présentes sur son corps, sur ses vêtements d'uniforme. Des marques, des plaies, des démons hatant réalité comme cauchemars.
- Et merde...
La tête enfouie dans le col de sa veste, Shayne se cloua au sol pour ne pas s'envoler sous les violentes bourrasques de vent froid.
Il se devait d'y aller. De le voir. De lui dire qu'il regrettait.
De lui rappeler que malgré le secret, malgré cette inavouance, le monde tel qu'il était, ne pouvait s'autoriser une haine de plus. Car chaque goutte de colère envenimait l'espoir mourrant.
Ce fut donc avec courage qu'il héla un taxi, déterminé à en finir, une bonne fois pour toutes.
***
La ville avait changé, depuis la dernière fois que Shayne avait fermé les yeux. Pour tous les décombres qu'il a vu dans sa vie, pour tous les feux de brasiers qui se sont allumés dans son existence : rien n'était similaire à ceci.
Les immeubles, à moitié détruits avaient l'allure de carcasses de géants. On voyait leurs côtes, leurs organes, mais la vie leur avait été ôté par un pouvoir suppérieur à nul autre.
Et ce n'était pas des ennemis qu'on parle.
Plutôt de la haine qui les avait habité, au point de vouloir détruire une cité, pour montrer ce qu'ils n'étaient pas.
Ils avaient été consumés. Aveuglés.
Et Shayne se sentit seul, à ce moment précis. Comme s'il était le seul à voir clairement. À avoir le don de la vue.
Ironique, pour un homme qui n'avait pourtant qu'un seul œil valide.
Dans un soupir las, il claqua la porte du taxi qui s'éloigna aussitôt, dans un crissement de pneus, le laissant seul devant l'un des seuls immeubles éparngnés par les bombes dévastatrices.
Le bonnet accroché à sa tête chauffait le pansement encore frais, irritant sa plaie. Il n'avait jamais trouvé une de ses blessures aussi horipilantes que celle-ci. Même lorsqu'il devait dormir sur le ventre pendant des mois, parce que son dos était aussi écorché qu'une côte de mouton.
Non, celle-ci était différente. Comme si elle était une antenne à mauvaises nouvelles.
Une frêle inspiraction fraya son passage à travers ses narines pourtant plissées lorsqu'il fit face à la porte vitrée de l'immeuble. Elle avait presque perdue de sa transparence, tant elle était couverte d'appels à disparus. Les visages d'un millier d'enfants innocents semblaient avoir trouvé la clef à son âme.
Shayne pouvait les entendre crier, dans ses os. À la manière des pleurs de Jay, lorsqu'il était petit, se cachant dans les méandres du chaos pour se protéger.
L'impuissance gagna son cœur. S'empara de ses veines, bloqua son souffle.
Malgré tout, il perçut autre chose, au-delà des affiches. Du moins quelqu'un.
Le militaire se réveilla donc de son songe et recula d'un petit pas pour laisser la chance à la porte de s'ouvrir sur la personne en question.
Il reconnut John. Essouflé, le secrétaire de Nash et probablement l'un des seuls hommes de confiance que Shayne connaissait dans le milieu si déroutant dans lequel il travaillait dégringolait le long des dernières marches de l'escalier, les poings serrés contre ses cuisses. La sueur perlait le long de ses tempes, collant le peu de cheveux qui ornait son crâne à la peau de son front. Ses yeux étaient grandement écarquillés et il ne semblait même pas voir Shayne qui le hélait pourtant, soudainement inquiet :
- Hey, John ! Hey !
L'homme en question se figea net, obliquant vers lui un regard vaste et perdu. Ses mâchoires n'arrivaient même pas à se fermer, tant elles étaient entre-ouvertes sur un souffle si dense qu'on pouvait voir sa brume voleter dans de miserables arabesques.
- Q... Quoi...
- Vous vous souvenez de moi ? Shayne. Je suis l'un des amis de Nash et... Enfin bref, il est là ?
La question de l'officier se répercuta dans son geste lorsqu'il indiqua la porte restée ouverte, mais aussi dans l'affolement confus de John. Celui-ci fit quelques pas en arrière, manquant de trébucher au passage, avant de s'enfuir en courant. Sa course était chaotique, tout comme son air de détresse, tatoué à même son visage.
Amorphe par cette vision amphigourique, Shayne resta immobile, pendant une bonne minute.
Avant qu'un battement strident de son palpitant ne menace de faire exploser ses côtes. Pulvériser les fragments de ses os dans une poudre qui semblait à présent inévitable.
L'ultime poison à ne pas s'injecter.
Surtout ne pas s'injecter.
Sans battre une seule fois ses paupières, Shayne rentra dans l'immeuble. Marche par marche, il monta les escaliers.
Ses gestes étaient mécaniques. Exécutés par des mouvements dont il n'était pas le maître. Il n'était rien d'autre qu'un pantin, dirigé par des forces qui le surpassaient.
Il n'y avait que l'instinct.
Et l'instinct le guidait droit à une porte à semi ouverte.
Un halo creusait une ouverture. D'à peine quelques centimètres, juste assez pour faire passer son corps.
Juste assez pour faire passer les rayons de lumière de l'extérieur.
Tout parait toujours plus coloré, face au blanc. Une prononciation picotante qui pouvait capter les plus fainéant des yeux. Une attention singulière mais pourtant imposante. Et dans le coin d'une tête embrumée d'un restant de médicaments et d'un réveil récent, elle l'est encore plus.
Pour Shayne, dont la main se posait sur les charnières de la porte, c'était le cas.
Le pourpre qu'il voyait, menaçait de faire flanchir ses jambes.
Il se tenait.
Car personne d'autre n'allait pouvoir le tenir.
L'impact. Comme un coup de poignard, il heurtait. Comme une lame de rasoir, il tranchait. La déchéance s'expirait. Et en l'espace d'une fraction de seconde : il chuta.
Le souffle court, les muscles paralysés, il se retrouva aussi nu que le premier jour de sa vie. Dévoilé par un destin macabre, ouvert et vidé.
Peut-être pas autant que d'autres, en fin de compte.
Shayne parvint à faire un pas dans l'appartement.
Il y avait d'abord une trace abstraite. Déchirée et éphémère, elle se finissait en trois empreintes différentes.
Un pouce. Un indexe. Un majeur.
Une seconde trace, plus foncée, tachait une feuille colorée de dessins enfantins.
Celles-ci, étaient rouge. De l'andrinople au rubis, il n'y avait pas de doutes.
Une couleur que Shayne ne connaissait que trop bien, pour l'avoir vu autant de fois...
Mais il y en avait une autre qui ne se percevait même plus.
Une flaque, épaisse au point de former un petit volume au-dessus du parquet, rejoignait le blanc immaculé d'une chemise. D'une peau.
Sombre. Noire. Obsidienne, presque.
Il n'y avait là, pas de rouge.
Il y avait là, que la mort.
La mort...
La mort.
- Nash ?
Le prénom retentissait comme une mélopée. Sortant à peine des mâchoires serrées de Shayne, elle se repercutait sur les murs et se renvoyaient, sans aucune réponse.
Et ce fut ce silence qui réussit enfin à le faire courir, s'abattant sur ses genoux dans cette même flaque.
- Nash !
Il le prit dans ses bras, l'attrapant par son vêtement pour le hausser du sol, enfonçant ses doigts dans sa peau, dans le vain espoir de le secouer.
Mais les paupières du défunt étaient closes. Un simple filet coulait de sa bouche inerte.
Il n'y avait que ses cheveux fins qui trémoussaient sous le geste.
- Nash, bordel de merde, t'as pas le droit de crever, espèce d'enculé ! Si t'oses me faire ça, bâtard, je...
Le bras de ce qui avait été son petit frère d'attribution retomba froidement au sol. Signe universel que plus jamais, l'énergie ne le fera relever.
Shayne se mordit si violemment la lèvre qu'une larme dolente naquit dans les sillons de ses prunelles, forcant ses rétines à se rompre, floutant sa vision.
Il ouvrit la bouche, mais une souffrance indigne de ce nom s'étrangla dans sa gorge. Un gargouillement misérable en sortit donc, se métamorphosant dans un cri de plus en plus dense. Les décibels s'entrechoquèrent en cacophonie.
Et Shayne en était l'orchestre déchu.
Il pressa son front contre celui de Nash et l'implora de se réveiller.
Mais aucune réponse.
- Allez, Nash, putain, réveille-toi, réveille-toi et tout ira pour le mieux... Tu... Tu verras, j'y veillerai personnellement, comme... Comme avant... Tu n'as juste qu'à ouvrir les yeux, fais ça pour moi, je t'en supplie, ouvre les yeux... Ouvre les yeux !
Le sang qui s'émanait de la blessure par balle était d'une froideur glaciale, tempérée par la canicule saharienne qui régnait dans les bouts des doigts de l'officiel épleuré.
Un choc, un énième, l'ultime.
Pourquoi c'était toujours à lui, de tenir les personnes lorsqu'elles mouraient ?
Pourquoi ne pouvaient elles pas les prendre avec lui, pour une fois ?
Pourquoi est-ce que leurs vies se diffusaient entre ses mains ?
Pourquoi y'avait-t-il toujours autant de sang froid déferlant entre ses doigts alors que le sien hurlait à la libération à l'intérieur de ses veines si dictatrices ?
Shayne ne le comprit pas, tandis que de chaudes larmes coulaient à présent sur ses joues, au gré des cris extérieurs dans le couloir provenant des voisins alarmés.
C'étaient des larmes déchaînées, un torrent de souffrance. Une liberté semblant pourtant carcérale qui ne faisait que renforcer la peine massacrante qui lui transperçait le cœur avec l'agilité d'un dare empoisonné.
- Je suis désolé... J'aurai dû être plus présent pour toi, j'aurai juste dû être plus présent, putain... J'aurai dû rester à tes côtés, te frapper quand tu voulais partir... Bordel, reviens, Nash...
Sa voix profonde se mua dans ses sanglots secoués. Mourut, même.
Mais Nash ne se réveilla pas.
Il n'allait plus jamais le faire.
Alors Shayne continua simplement de le tenir.
Mais qui tenait Shayne ?
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