chapitre 87 : famille

SHAYNE

De la bergamote. C'était de la bergamote. Une fine odeur épinglée, saupoudrée d'amande et un brin de soufre. Une recette perturbante qui se heurta aux narines de Shayne comme une évidence. L'obscurité voilait ses yeux et tout ce qu'il parvenait à entendre, c'était un fin bruit perçant qui se répétait, encore et encore, au rythme de son cœur qui palpitait.

L'émergence n'était qu'une épitaphe de plus sur un tombeau déjà creusé. Encore quelque chose que Shayne devait combattre. Mais la fatigue dans ses muscles, dans ses os, dans son corps entier l'y dissuadait. 

Juste encore un peu. 

Car ouvrir les yeux sur un monde de chaos, c'est comme se réveiller dans une vague de cris. Et les acouphènes éternels qui timbraient ses tympans lui hurlèrent de ne pas le faire.

Juste encore un tout petit peu.

Oui... Encore un tout petit peu...

Mais la bergamote n'était que de courte durée. Il y avait une autre odeur. Une odeur qu'il avait sentie et chéri. Une odeur qu'il connaissait comme s'il s'agissait du sang dans ses veines.

Et merde. Un cri de plus, un cri de moins...

Shayne s'étouffa. Quelque chose était trop enfoncé dans sa gorge pour qu'il puisse respirer, moins encore se redresser. Le bruit perçant s'accéléra, tout comme son cœur et plus il émergea, plus son corps se paralysa...

Jusqu'à ce que la lumière foudroie ses paupières lourdes.

- Shayne ? Shayne ?

- Ne bougez pas, monsieur.

La chose qui l'empêchait de respirer normalement se délogea de sa gorge et sa vision commença à s'éclaircir.

- Shayne !

- 'Apa !

Une petite main vint s'abattre sur la sienne. Cinq minuscules doigts encerclèrent son indexe et l'odeur de tendresse accompagna très vite un corps à la hauteur de cette délicatesse. 

Neil.

Shayne battit quelques fois des paupières afin de se débarrasser de ce foutu voile brumeux qui l'empêchait de voir son doux visage et étouffa un gémissement. 

Deux prunelles, d'un bleu séraphique plus perçant encore que les cieux Texans lors d'une vieille soirée estivale, le toisèrent avec une joie indescriptible. La petite main enroulée autour de la sienne se déroula et se pressa sur son visage. Le bébé avait froid.

Son bébé avait froid.

Et pourtant, il continuait de babiller, plus concentré sur son père, plutôt que sur lui-même. Pas de doutes... C'était bien son fils.

- Hey... 

- 'Apa !

Shayne parvint à poser ses lèvres sur la peau de son bébé et une chaleur immense l'envahit. Plus de cris, plus de bruits perçants... Plus de voix d'infirmiers, mais encore moins de bruits de bombe. Juste son fils. Et plus il se réveillait, plus il avait envie de se redresser et de le serrer dans ses bras. 

Mais alors qui est-ce qui sent la bergamote ?

- Shayne...

Nala.

En effet, elle se tenait là. Et il aura fallu à Shayne des jours d'inconscience pour voir à quel point elle avait changé. Les muscles qu'elle avait forgé à travers des années de carrière militaire, saillaient sous sa peau pâle. Elle avait maigri. Beaucoup. Ses pommettes rougies pointaient sur ses joues creusées et ses longs cheveux noirs retombaient, informes, sur ses épaules flanquées. Cependant, si Nala avait l'air chétive, Shayne n'en pensa pas autant. La férocité, la hargne qui brillait dans ses prunelles embrasées l'intimidait, au point où il creusa ses reins pour s'enfoncer dans les draps dans lesquels il était emmitouflé. 

- Je suis si heureuse de voir ta sale tronche.

Le lieutenant-colonel étouffa un grognement entre ses lèvres et marmonna faiblement.

- Attention. Je prétendrai peut-être t'avoir oublié.

Une vive douleur se déclara dans son bras et il devina qu'elle l'avait frappé. Ravivant au passage un sourire.

- Crétin.

- Sorcière.

Nala attrapa une chaise et vint reprendre Neil qu'elle berça doucement sur son genou.

- Ne me fais plus jamais ça, d'accord ?

- Hmmmm... J'ai peut-être encore un petit anévrisme dans le coin de ma tête...

L'infirmier qui était présent et qui avait le nez enfoncé dans ses constantes se redressa vers les deux militaires et leur adressa à tous deux un sourire sincère.

- Malgré la complexité de la chirurgie, monsieur Carter, tout s'est bien déroulé. Vous ne vous étiez pas réveillé, car il y a eu un gonflement dans votre cerveau en post-op, mais avec les bons médicaments... Vous nous êtes revenus. Le docteur viendra vérifier si tout est en ordre, en attendant, ménagez-vous. Vous revenez de très loin.

Après avoir tiré un rideau qui fit soupirer Shayne, l'infirmier disparut et il se retrouva seul avec son fils et Nala. Celle-ci enroula sa main autour de la sienne, toujours reposée près de son flanc et il grimaça lorsqu'elle appuya sur l'endroit où était enfoncé sa perfusion.

- Hey. Ne me tue pas alors que je reviens de loin.

Bougonna-t-il en empruntant le même ton suave que l'infirmier qui venait de partir. La jeune femme le relâcha, mais il la rattrapa avec lenteur.

- Je plaisante.

- Merde. J'aurais bien aimé qu'ils te prennent ça, pendant l'opération.

- Avoue que je t'ai manqué.

C'était Neil qui répondit par un babillement joyeux. Tout habillé de bleu, il n'avait jamais été aussi bien présent dans les bras de Nala. Une vision de bonheur qui ravit Shayne. Il était heureux d'avoir décidé de revenir, car même s'il appréhendait chacune des secondes qui précédait son émergence, il ne regrettait en rien de retrouver sa famille. 

Et voir Nala sourire...

Elle le méritait. 

- J'ai... J'ai raté quoi ?

- La fin du monde ?

- Déjà ? 

- Non. Non, pas encore. Mais tu reviens pile à temps.

Merde. Voilà que son sourire disparaissait déjà, troquant sa place à une mélancolie épineuse et cinglante. Shayne eut l'estomac noué et essaya de se rattraper en lui caressant la paume du revers de son pouce.

- Je t'ai manqué ?

- Tu peux pas t'imaginer.

- Je me suis absenté deux minutes et ta vie s'est déjà écroulé...

- Plusieurs jours, Shayne.

La rectifia-t-elle d'un ton froid. Le militaire se pinça les lèvres et renforça son étreinte sur sa main.

- Je suis heureux de te revoir. Je n'aurais jamais cru ça, pourtant.

- Ah oui ?

- Hm hm. La première fois que je t'ai vu, je pensais...

- "Oh merde, encore une femme qui essayera de me péter les couilles".

Devina-t-elle en arquant un sourcil avec exagération. Shayne leva le doigt et ce fut à son tour de la rectifier.

- Non. "Oh merde, elle va me péter les couilles".

- Et ça a été le cas, hein ?

- C'est toujours le cas.

Nala et Shayne se sourirent mutuellement et pendant un instant, rien qu'un instant, Shayne fut heureux. Il ne pensa pas à ce qu'il cachait pour Jay, il ne pensa pas aux décombres qui devaient joncher les rues de la capitale Texane, il ne pensait pas à son rétablissement, moins encore à ses migraines qui perforaient pourtant son crâne avec la férocité d'une perceuse. Il pensait juste à la main douce qui le tenait et au sourire innocent que lui accordait son fils.

Dans toute sa vie, même après avoir essayé de se suicider après le Yémen...

Il n'avait jamais senti autant de soutien. Autant d'amour.

Il n'avait jamais eu autant de famille.

C'était néanmoins lui qui avait toujours été au chevet de ses frères. Que ce soit pour Jay ou pour Nash ou pour tous ses frères d'armes qu'il a vu mourir, les uns après les autres. Même pour Sarah alors qu'elle rejetait à pleine main leur fils nouveau-né. 

C'était son tour.

Nala se pencha sur lui et pressa son front contre le sien dans un ultime geste affectueux et le lieutenant-colonel jura ressentir tout l'amour qu'elle avait un jour pu donner à quelqu'un.

- Je n'ai pas le choix, Shayne. Je suppose que tu es le seul homme qui me restera dans ma vie. Va falloir faire avec.

- Qu'est-ce que tu racontes encore... Il y en a bien d'autres qui tiennent à toi, plus que tu ne le crois.

Est-ce que Nash s'en est sorti ? Sa blessure n'était pas aussi grave et puis avec leur discussion...

Nala se rassit dans son siège, replaça le petit pull bleu de Neil sur son ventre à découvert et lui essuya ses mèches noires de son front.

- Ouais. Je n'en suis pas aussi certaine.

Shayne ouvrit plusieurs fois la bouche, mais rien ne sortit. Il n'avait pas encore assez de forces pour faire face à ça. Il grogna lorsqu'il recoucha sa tête sur son oreiller de lit d'hôpital avant de souffler en fermant les paupières.

- C'est bon, Nala. Je suis revenu. Tu verras... Tous tes problèmes vont se régler...

Il l'entendit rire, en relief et son murmure suave le berça à nouveau dans une vague de torpeur plus apaisante encore que le réveil.

- Merci, Shayne. Merci d'être revenu.

De rien, petite sœur. 

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