chapitre 85 : la haine

NASHVILLE

La première chose à laquelle Nash pensa en ouvrant les paupières après sa chirurgie, c'était la dernière phrase de Shayne.

"Ne la fous pas enceinte, cette fois-ci"

Non. Non, ça ne pouvait pas être possible. C'était de Bonnie, qu'il parlait, pas vrai ? De Jay ? De leur couple, de leur famille ? Peut-être que ça s'était mal passé ? Peut-être que Shayne avait mal formulé sa phrase ?

Ça devait sûrement être ça.

D'un geste un peu trop lent, Nash sortit sa main de sous ses draps blancs. Il le tendit vers la table de chevet à ses côtés, mais ses doigts ripèrent sur le bois du meuble, écroulant le verre d'eau sur le carrelage. Et puis merde, il n'avait pas assez de forces pour ces conneries.

Il était seul dans sa chambre, mais il pouvait sentir la présence des autres éveillés dans les chambres du couloir de réveil.

Est-ce que Shayne était sortie de sa chirurgie aussi ?

Un petit coup d'œil sur l'horloge qui était pendue sur le mur en face de lui fit chasser l'idée de sa tête. C'était trop tôt. Et puis on pouvait encore entendre les cris dans une salle d'urgence lointaine.

Nash obliqua le bout de son menton vers les stores tirés de sa fenêtres et grimaça lorsqu'il remarqua les lumières des réverbères matinales essayaient de percer les barres. Les faisceaux orangés retombaient sur ses draps hospitaliers, l'électrocardiogramme auquel il était raccroché, les perfusions de morphine à ses côtés...

Ça le rendait malade.

Comme s'il n'avait pas assez vécu ça dans la vie.

Depuis le début, il connaissait que les chambres d'hôpital. Ses narines étaient si habituées aux odeurs chimiques, qu'il ne grimaçait même plus. Enfin si. Mais ça, c'était à cause de la douleur.

En plissant les lèvres, Nash eut le courage de soulever son drap de son ventre. Il se roula sur le côté et retira brièvement sa blouse hospitalière sur son rein. Le rein qu'il avait hérité après être tombé si gravement malade... Celui qu'une gamine n'avait pas eu.

Il y avait un pansement. Il sentait les sutures déchiqueter sa peau. Et il n'y avait pas de machine de dialyse. Soit il avait un nouveau rein, soit il avait gardé le sien. Dans tous les cas, ce n'était pas vraiment ce à quoi il pensait.

Il laissa retomber le drap sur son ventre et recoucha péniblement sa tête sur son oreiller.

Son regard dévia sur le couloir et il déglutit péniblement, trouvant son réconfort dans les voix qui se bousculaient de partout. Au moins, ils géraient un peu mieux la situation que lorsqu'il était arrivé. Le chaos n'avait jamais autant étranglé Dallas. Pourtant, il y avait eu de pires scandales dans la capitale du Texas... Mais peu importait quel président pouvait se faire éclater la cervelle sur la robe de sa femme, rien ne venait à la cheville de ce bombardement sournois.

Chaos... Quelque chose que jusqu'à présent, il avait toujours apprivoisé... Mais plus maintenant.

Chaque seconde, chaque fois que la petite aiguille de l'horloge avançait dans un petit bruit rythmé, tout comme le battement de son cœur transmis sur la machine, le paniquait un peu plus. Il ne voyait rien. Pas d'avenir, pas de solutions... Juste un amas de problèmes qui se roulaient en boule dans sa gorge et le privait d'une bonne respiration. Les mots de Shayne se bousculaient d'autant plus dans sa tête, le forçant à se figer dans son lit, les muscles bandés.

Il pourrait presque voir Nala devant ses yeux, tant l'appréhension lui nouait l'estomac.

- Nash ?

Ce n'était pas une illusion.

La jeune femme, debout dans l'embouchure de la porte, avait les yeux plus écarquillés encore que des soucoupes. Elle avait troqué sa merveilleuse robe pour un t-shirt gris trop grand pour ses épaules élancées, enfoncé dans un vieux pantalon pantalon cargo déchiré au niveau des genoux. Mais on pouvait encore voir son brushing, malgré qu'il était légèrement défait par une queue de cheval trop haute.

- I... Il est... Arrivé quelque chose à Shayne ?

- Tu as parlé à Shayne ?

Nala rentra dans la pièce et jeta peut-être un peu trop sauvagement son sac dans le petit siège à côté de son lit. Elle se pencha sur lui et il put sentir le doux parfum s'émanant de son cou, lui caresser les narines.

Mais malgré tout... Il ne pensait qu'à une seule chose.

Ses sourcils se froncèrent une énième fois lorsque les doigts de la jeune femme effleurèrent son ventre.

- Qu'est-ce qui s'est passé, bon sang ?

- Nala... Pourquoi tu es ici...

Énoncer des mots était encore trop complexe. Mais voir son visage et l'innocence de ses yeux bleus lui en donnaient la force. La rancœur, du moins.

- Comment ça ? J'étais venu voir si Shayne était sorti de chirurgie, puis les enfants étaient... Enfin toi, tu... Bordel, Nash, il ne t'arrives jamais un moment de répit, ou quoi ?

- Lâche-moi...

- Quoi ?

Il ne se répéta pas, mais la repoussa d'un revers de main. Incomprise, la militaire recula. Son souffle se coupa à l'aurore de ses lèvres rouges, illuminées par les lumières qui transperçaient les stores de la chambre d'hôpital.

- Nash, je... Je veux juste t'aider.

- Hmmm...

- Je vais appeler une inf...

- Pourquoi tu ne m'as pas dit ?

Nala s'arrêta devant la porte et se retourna à demi, plus confuse que jamais.

- Qu'est-ce que tu dis ?

- Pourquoi tu... Ne m'as pas dit...

- Quoi ? Qu'est-ce que je ne t'ai pas dit ?

Elle se rapprocha à nouveau du lit et Nash décolla légèrement sa tête de son oreiller.

- Que tu étais enceinte.

Le dire à voix haute était une plaie. Plus douloureux encore que la blessure qui tenaillait son flanc. Et ce n'était pas seulement la morphine qui le faisait dire ça.

- Quoi ?

Le piaillement de la jeune femme l'obligea à rouler des yeux et il puisa en lui ses dernières forces pour se redresser sur ses coudes.

- Arrêtes de faire semblant.

- Nash, je...

- Tu quoi ?

Nala resta un instant inerte, comme foudroyée par la même puissance que lui, lorsque Shayne s'était tourné. Ils se regardèrent et un silence plus froid que l'hiver qui s'était abattu sur le Texas se fit. La militaire finit par s'avancer à nouveau vers le petit siège et poussa lentement son sac afin de s'asseoir. Ses mains nerveuses croisées sur ses genoux, elle baissa le bout de son nez vers ses doigts entremêlés, faisant chuter ses mèches rebelles sur ses yeux. Nash pouvait tout de même apercevoir ses prunelles azur s'embrumer et sa glotte tressaillir sous son dégluti.

Mais même s'il était lui-même à peine réveillé...

Il lutterait pour arracher de sa bouche la moindre explication.

C'était un malentendu.

Un foutu malentendu.

Pas vrai ?

Pas vrai ?!

- Nash. Je veux que tu m'écoutes et que tu m'écoutes bien, d'accord ?

- Alors c'est vrai ?

- Nash, je ne t'ai rien dit, parce qu'il n'y a jamais rien eu à dire.

- Quoi ?

- J'ai moi-même su que lorsqu'il était trop tard.

Nala replaça une mèche rebelle derrière son oreille. Quelque chose qu'il aimait faire lui-même, normalement. Il aimait ce seul geste de tendresse qu'il pouvait lui attribuer et il aimait le sourire qu'elle lui donnait en retour, normalement. Il aimait effleurer ses joues au passage, caresser la courbe de son cou et se dégager avant qu'elle ne se remarque de quoi que ce soit. Il aimait la douceur de son "merci" et la joie qui effaçait la peine éternelle qui régnait dans ses iris. Mais là, il était paralysé. Le jeune homme se recoucha à nouveau dans son lit et se laissa submerger par une autre douleur qui vint lui envahir l'estomac. Une douleur que peu importait quelle dose de morphine ne saurait possiblement amoindrir.

Vivace, aiguisée... Comme un coup de poignard ou une piqure d'araignée. Parce que Nala, c'était ça. Un magnifique et splendide spectre aux multiples facettes létales.

Mais là... La létalité était bien trop persistante, pour Nash. Et il peinait à réagir. Ne serait-ce qu'entre-ouvrir les lèvres, était un supplice.

- Je ne l'ai su qu'en plein milieu d'une bataille, quand le sang s'est mit à...

- Pourquoi tu ne m'as pas dit ?

Grogna-t-il en lui coupant la parole. Nala se redressa dans un froncement de sourcils et répliqua sur un ton prudent.

- Je viens de te le dire, Nash. Il n'y avait rien à dire. Il n'y a jamais eu rien à dire.

- Tu es en train de me dire que tu as été enceinte de moi et que tu allais me cacher ça ? Pour toujours ?

- Je n'ai pas été réellement enceinte. Ce n'était même pas un bébé à ce stade, c'était...

Voyant l'air qu'arborait le blessé, Nala se tut. Dans un léger claquement, ses mâchoires se refermaient et c'était le retour du silence. De l'infâme aiguille qui ne cessait de ticker, encore et encore, des cris des blessés, des énumérations médicamenteuses des infirmières et des docteurs. De son cœur qui battait, encore et encore... Mais quand est-ce qu'il allait bien pouvoir s'arrêter ? Dans un geste peut-être un peu trop nerveux, Nash se mit à arracher les perfusions de ses bras. Son électrocardiogramme s'arrêta instantanément et il essaya de se redresser dans son lit, peu importait l'horrible douleur que provoquait ses sutures qui se déchiraient.

- Nash, qu'est-ce que tu fais ?

- Je m'en vais.

- Tu ne peux pas faire ça, tu devrais rester allo...

Au moment où Nala posa sa main sur son épaule, il se dégagea. Son poignet claqua violemment contre le rebord du lit et elle fit un pas en arrière, sous la douleur.

- Écoute, je sais que tu dois être énervée, mais ce n'est pas la peine de...

- Énervé ? Énervé ?! Tu crois que je suis énervé, Nala ?! Non ! Non, je ne suis pas énervé ! Tu viens juste de m'annoncer que tu es tombé enceinte de moi et que ça t'es passé au-dessus de la tête comme si je t'avais refilé un putain de mouchoir ! Un foutu souvenir tout bon à jeter à la poubelle ! Tu t'entends parler ?! Tu m'as caché... Pendant tout ce temps... Ça ne t'étais jamais venu à l'esprit que c'est ce genre de trucs qu'il faut dire ?!

Nala haussa les épaules avec exagération et rétorqua sur le même ton venimeux que lui.

- Et alors quoi, hein ? Qu'est-ce qui se serait passé ? Qu'est-ce que ça aurait changé, bordel ?! On aurait pleuré tous les deux ? On se serait fait un bisou de réconciliation ? Je ne te connaissais même pas !

- Mais maintenant si ! Et jamais ça...

- Quoi, Nash ? ça aurait changé quoi ? J'étais avec Jay.

Elle marqua elle-même une pause. Confuse, elle se corrigea vite, en passant ses doigts rigides sur son front.

- Je suis avec Jay. J'aime Jay. Je l'aime, même s'il est je ne sais où en train de faire je ne sais quoi. Je l'aime et j'ai eu une fille avec lui. Pas avec toi. Tout ce qui s'est passé au Nigeria, c'est derrière moi, maintenant. Et crois-moi... J'ai perdu bien plus que ton bébé, dans ces foutus déserts !

Une main sur son pansement ensanglanté, Nash se plia en deux sur son lit et grogna pour ne pas laisser passer un cri de douleur. Il n'était pas certain si c'était son cœur ou son rein qui le blessait le plus, mais il parvint tout de même à desserrer les mâchoires afin de siffler :

- Dégage.

- Quoi ?

- J'ai dit : dégage. Dégage, putain ! Maintenant !

Nala s'exécuta en attrapant son sac par la lanière.

- Il n'y a pas eu d'avant, avec toi... Ni d'après. Il n'y aura rien, Nash.

Et elle disparut. Comme un fin filet de sable, elle s'était infiltrée dans ses doigts, mais il n'avait jamais pu la contenir. Une beauté sauvage qui n'avait de telle que la gravité. Il ne faisait pas partie de l'équation.

Peut-être qu'il n'avait jamais fait partie de l'équation.

Ses genoux heurtèrent le sol. Comme lors de ce soir fatidique dans l'église, après les révélations de son géniteur, le voilà qui était à nouveau sur ses genoux. Peu importait si ses rotules ne le supportaient plus...

Nash était incliné. Et en son âme et conscience, il venait de perdre la seule chose qu'il chérissait le plus, depuis un très long moment d'agonie :

Son. Dernier. Grain. De. Sable.

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