chapitre 83 : téléphone maison
JAY
Ses poumons. Ses jambes. Ses paupières. Tout, absolument tout ce qui pouvait le composer... Était à l'arrêt. Il n'y avait que l'extérieur. Le soleil ardent qui faisait fondre la neige, la vapeur qui s'élevait des pavés...
Parker qui disparaissait dans la nuée qu'elle formait avec une habilité presque fantomatique. Un édredon spectral pour accueillir une âme que Jay ne pouvait possiblement rattraper.
Pourtant, il n'y avait que quinze mètres et quelques centimètres qui le séparait de lui. D'une flopée de pas, il aurait pu le rattraper. Le supplier de rester.
Parce qu'il n'y avait plus que lui... Pas vrai ? Parker et ses innombrables sourires qui l'avaient fait tenir dans la nuée de napalm qui avait ravagé Halley. Parker et ses blagues lourdes qui l'avaient maintes fois fait jurer sous les chaleurs nigérianes.
L'un de ses plus loyaux soldats.
Alors comment est-ce que c'était possible ? Comment est-ce que Parker pouvait simplement décider de lui tourner le dos et partir ? S'évaporer en compagnie de la chaleur anormale de ce petit village français perdue aux cimes des Alpes ?
Comment était-ce possible ?!
Jay tenta de déglutir, mais même ça, il n'y parvint pas. Il finit par arquer le bras, mais c'était pour mieux s'appuyer contre le mur en pierre qui formait la mairie du village. Ce mur qui l'avait refermé durant la nuit et qui l'avait vu faire la plus immense des conneries au monde.
Car Parker partait. Et il n'y avait rien qu'il pouvait faire pour le rattraper.
Le dernier membre de l'unité d'élite de tir du Nigeria venait de s'effacer de l'ardoise.
Et Jay se retrouvait seul, quelque part en France.
Il espérait qu'il se retourne, néanmoins. Qu'il lui accorde encore une fois l'un de ses sourires. Qu'il revienne sur ses pas et choisisse encore de livrer bataille à ses côtés.
Seulement, il n'y avait plus aucune bataille que le lieutenant déchu pouvait encore survivre. Simplement parce qu'il était déjà parti.
Parker... Était... Parti.
Jay plaqua son autre main sur sa gorge lorsqu'il rentra avec une lenteur presque tortueuse à l'intérieur de la mairie. Ses doigts s'infiltraient à l'intérieur de sa trachée comme une grippe mortelle. Mais Jay s'étouffait déjà, et ce n'était pas à cause de sa main.
Le capitaine finit par s'infiltrer dans la pièce la plus proche, sûrement l'ancien bureau du maire et s'abattit sur le plan de travail jonché d'une infinité de dossiers.
- P... Putain...
Jay sentit ses rotules craquer lorsqu'il tomba sur ses genoux. Le regret, le remord... Acides comme du javel, rongeaient son estomac avec un manque de pitié inconsidérable.
Parker avait raison. Nala était sa trahison de trop. Il l'avait déjà laissé alors qu'il lui avait promis de faire tout pour revenir... Mais Bonnie ? Sa minuscule éclat d'espoir qu'il avait eu la chance d'avoir en une existence de tourments et de tortures... Il avait trahi l'amour de sa vie. La femme pour qui il avait tué et risqué sa vie. Mais il avait aussi trahi sa fille.
Il n'arrivait pas à se pardonner. Parce que s'il avait bien appris quelque chose durant sa misérable existence... C'était que les enfants... C'est sacré.
Et alors que le soleil atteignit le haut de la vitre de la fenêtre du bureau... Il s'écroula. Dos contre le plan de travail, il enfonçait sa main, encore et encore, dans sa gorge, jusqu'à voir flou. Un peu plus et ses ongles allaient riper sa jugulaire.
Des erreurs, des erreurs et encore des erreurs. Elles s'étalaient à perte de vue, rallongeant une liste qui était dépourvue de papier. À présent, elles se gravaient dans sa peau. Dans son cœur. Il était meurtri et venait surement de venir à bout de solutions. Plus rien ne pouvait le faire fermer les yeux, il était à découvert de ce monde apocalyptique et il en faisait partie. Jay le savait, à présent.
Emporté par un énième accès à la colère, le capitaine se redressa en s'agrippant au bureau et continua ses ravages. Et quand il n'y avait plus de dossiers ou de feuilles, de lampes, de chaises... Il s'en prit aux étagères, aux bibliothèques. Rapidement, le bureau du maire se transformait en Bagdad et quand il n'y avait plus rien à dévaliser... Il se figea.
Même ce bordel, il n'arrivait plus à faire.
Il se cramponna à nouveau à sa gorge, mais avant qu'il n'eut le temps d'enfoncer ses doigts, il remarqua qu'au milieu des débris et des décombres... Il y avait quelque chose. Les rayons hargneux du soleil se posaient dans de fins filets poussiéreux sur une forme noire.
Un téléphone.
Prudent, comme s'il s'avançait vers un serpent aux crocs déployés et non un objet inerte, Jay s'agenouilla. De ses doigts tremblants, il le sortit des dossiers et s'assit sur le sol, ignorant les épingles qui écorchaient ses cuisses. Un téléphone. Il y avait un putain de téléphone. Pas le genre de tablettes inutiles qui avaient puisés les dernières ressources de la Terre et qui, dans ce cas précis, n'étaient qu'un vague souvenir d'une ancienne obsession de l'humanité, mais le genre d'appareils que seuls les paranoïaques ou les dealeurs de drogues avaient. Intraçables, mythiques, servant parfois d'armes létales si on les jetait sur la tête de quelqu'un qu'on n'aimait vraiment pas... Mais surtout, ils pouvaient repérer n'importe quelle satellite encore valable dans l'univers.
Jay passa ses doigts aux ongles rongés sur les touches épaisses, l'antenne satellite et le petit écran aux reflets verts en déglutissant. Il avait les moyens d'appeler quelqu'un, à en juger la batterie qu'il restait. Peu importe où dans le monde, d'ailleurs... Il pourrait même appeler Sarah ou qui que ce soit à Monte Cassino...
Il pourrait même appeler chez lui.
Et là, Jay ne parvint plus à déglutir. Ses doigts figés sur son front, il toussota légèrement lorsqu'il commença à suffoquer sur la boule qui lui serrait la gorge. Une main démoniaque qui le privait d'air et de liberté.
Cependant, alors que son esprit divaguait en dehors de son corps, telle une biche perdue dans les bois, ses mains étaient déjà en train de tambouriner un numéro.
Lentement, il porta l'appareil préhistorique à son oreille et laissa sa tête basculer contre le bureau, les genoux dépliés en face de lui. Les tonalités se succédèrent et le manque d'espoir se mélangea à la nervosité. Il aurait juré que ses veines s'entortillaient autour de ses muscles et ses nerfs, le bandant au maximum. Il était plus prudent qu'il ne l'avait jamais été dans tout son service.
Et puis on décrocha.
- Allô ?
La méfiance. Un grognement rauque. Une voix profonde et en même temps suave...
Shayne.
Jay se surprit à sourire. Il ouvrit plusieurs fois la bouche afin de dire à son grand frère qu'il n'avait jamais été aussi heureux de l'entendre, qu'il aurait voulu le voir, le serrer dans ses bras et sentir sa protection l'envelopper. Mais il n'en fit rien. Au contraire même. Une mélancolie aussi pure que le soleil qui brûlait actuellement la Terre ravageait sa gorge et ses entrailles, poussant ses yeux à s'embrumer de nouveau. Il y avait ni joie des retrouvailles, ni geignements. Que de l'amertume acerbe qui rendait sa langue pâteuse.
- Shayne ?
Prononcer son nom était plus compliqué que de l'imaginer. Jay aplatît sa main sur ses yeux et s'enfonça les pouces dans les orbites, jugeant que la pression était mieux que celle qui écrasait son cœur en ce moment même.
- Jay ?
Un petit froissement d'habits força le capitaine à écarter le combiné ancien de son oreille, mais il poursuivit, sans rouvrir les paupières pour autant.
- Putain, mon frère... J'ai merdé...
Ce fut le silence qui lui répondit. Un long silence qui pourtant semblait plus assourdissant qu'un forêt Vietnamienne après avoir été arrosée de napalm.
- Shayne, je...
- Dis-moi... Dis-moi ce que tu as fait.
Son calme était si naturel que Jay laissa échapper un soupir. Son aîné avait cette habilité qui l'avait aidé à monter si rapidement, dans les temps déchus de la Révolution. Et même avec lui, enfin, surtout avec lui, ça marchait.
- J'ai merdé. Vraiment.
- Tu me l'as déjà dit. Emploi d'autres mots.
Jay rattrapa une larme du bord de sa main et hoqueta dans le combiné.
- Ils... Ils sont presque tous morts.
- Qui ça, "ils" ?
- Grace, Seth, Emily... Énormément des nôtres... Et...
- Sarah ?!
L'inquiétude dans la voix profonde de Shayne le fit tressaillir, faisant ripper ses doigts sur sa chair affaiblie.
- Je... Non, enfin... J'en sais rien, elle est restée en Italie et...
- Et toi, tu es où ?
- Quelque part en France... J'en sais rien non plus...
- Est-ce qu'il y a quelque chose que tu sais ?
Non.
- À part que tu as merdé, n'est-ce pas ?
Et le voilà qui pouvait lire dans ses pensées.
- Tu...
- J'ai couché avec Chelsea.
L'énoncer, peu importait à quel vitesse, semblait étrange. Comme si sa voix rendait l'infaillible vérité plus réaliste, encore.
Et puis un autre silence. Plus massacrant encore. Au point où Jay ne le supporta pas et se hâta de poursuivre, enchaînant les mots comme des inspirations.
- Je n'avais pas réfléchi, je ne pouvais pas réfléchir, je venais de... Je venais de tout perdre, merde, j'ai failli crever aussi ! Et quand on est arrivé, je... On... Enfin Parker était... Puis Emily, Seth... Et Grace ! Je... J'avais... Je n'avais plus qu'elle et... Shayne, bordel, je regrette, je regrette tellement, je ne peux même pas vivre avec cette idée parce que... Putain, mais j'ai fait tout pour Nala et...
- Bonnie ?
Le nom de sa fille dans la bouche de son frère semblait comme une insulte. Un poison mortel craché dans son visage, alors qu'il y avait des milliers de kilomètres qui les séparaient.
- Ta... Fille.
- Shayne, je...
- Tu quoi ? Hein, Jimson ? Tu quoi, dis-moi ? Tu as préféré penser à ta sale petite gueule d'égoïste plutôt qu'à ta famille ?!
Rares étaient les fois où son aîné avait utilisé le mot "égoïste". Il y avait eu "connard", "enculé", "sale chien", "junkie de merde", "traître"... Mais le mot égoïste" n'avait été énoncé que lorsqu'il avait envie de lui voler ses dernières frites et qu'il refusait ou encore quand il s'agissait de leur mère. Un mot que le lieutenant-colonel ne prononçait pas, même si dans ses yeux, il brillait plus encore qu'un rayon de Lune. Parce que Shayne était ce genre de gars qui laissait passer le mot "famille" avant tout ce qu'il pouvait possiblement penser ou ressentir.
- C'est pas ce que...
- Ce que je crois ?!
Compléta son aîné en criant dans le combiné, ravivant la honte fulminante qui bouillonnait en lui comme un fond de lave au fond d'un volcan.
- Tu vas m'écouter et m'écouter bien, Jimson, parce que je ne me répèterai plus jamais. Tu m'appelles après... Après je ne sais combien de temps de disparition où... Où pendant ce temps, je m'occupais de ta femme et de ta fille en leur assurant que tu allais revenir alors que je commençais moi-même à ne plus y croire ?! Tu... Tu m'appelles ? Et pourquoi pas un foutu visio Facebook ?! J'ai cru que tu étais mort, Jimson, mais bordel, j'aurai préféré que tu le sois, plutôt que tu m'annonces qu'encore une fois, tu as été lâche et que tu as trahi !
- Shayne...
- N'ose même pas couiner, foutu connard ! Putain, si j'étais en face de toi, j'enfoncerai mes pouces dans tes yeux et les écraserai, juste pour que tu sentes ce que ça fait ! J'ai risqué ma vie pour ta sale tronche, plus d'une fois, depuis que tu n'es qu'un sale morveux en âge de brailler, j'ai... J'ai perdu ma mère, ma mère ! Parce que tu...
Jay se figea, tout comme la voix de son aîné envenimé au Texas.
S'il y avait un sujet qui n'avait jamais été blâmé... C'était bien celui-ci. Et la violence de la révélation le cloua encore plus au sol qu'auparavant. Un lourd grondement déchira le silence, accompagné d'un reniflement et d'une voix brisée.
- J'ai cru qu'après le Yémen et le Nigeria, je n'étais qu'un connard. Le foutu larbin qui chouinait parce que maman était morte et que papa était un psychopathe. Un foutu connard qui blâmait son petit frère pour les erreurs qu'ils avaient commis. Et... Et en fait, j'avais raison. Tu es juste... Comme eux. Merder et merder encore...
- Putain, comment...
- Comment je peux possiblement dire ça ? C'est simple, Jimson. C'est que par-dessus tout, je protège les enfants. Tu n'en es plus un. Par contre... Ta fille, si. Alors je ne te dois rien. J'ai assez donné.
"J'ai donné ma mère pour toi..."
Il ne le disait peut-être pas, mais ces exacts mots pendaient à ses lèvres. Jay en ressentit tout le poids. Ses genoux se dénouèrent et sa colonne vira sur la droite pour s'allonger à même le sol. Il espérait qu'ainsi, il parviendrai à s'expliquer. Il portait encore les séquelles de ses disputes avec son aîné. Elles avaient violentes et plus quasi mortelles... Mais jamais, n'avait-il pensé qu'il perdrait officiellement son frère.
Mais Shayne n'était plus.
Sa hargne, sa haine, son ultime sens de la protection se liguait à présent contre lui. Et Jay sut ce que devait ressentir ses ennemis, quand ils avaient le malheur de croiser son chemin. Un venin qui ferait jalouser un cobra.
- Démerdes-toi, Jimson. Démerdes-toi. Je ne peux plus rien pour toi.
Et il raccrocha.
Le téléphone émit quelques intonations perdues avant de s'éteindre, laissant Jay dans son désarroi le plus effronté.
Un bruit percuta cependant ses tympans et sans relever la tête, il sut, grâce à l'odeur de rose, que c'était Chelsea. Appuyée dans l'embrasure de la porte, elle avait les bras fermement croisés sur sa poitrine, comme si elle se tenait à elle-même. Elle tremblait. Secouée par le même regret que lui, peut-être. Qui pouvait bien savoir ?
- Qu'est-ce... Qu'est-ce qui s'est passé ?
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