chapitre 82 : assez. Ça suffit.

PARKER

L'odeur des petits pois. C'était cette odeur de nourriture de conserve qui fit cligner les paupières de Parker. Pour la première fois en probablement des heures, il cligna.

La douleur de l'effort le fit grimacer et il répéta son geste plusieurs fois pour se débarrasser de l'effet brûlant qui embrumait ses prunelles.

Les petits pois se dessinaient. Quelques légumes misérables posés sur une assiette fissurée, laissant échapper un fin fumet de nourriture chaude qui aurait normalement dû lui mettre l'eau à la bouche.

Malheureusement, tout ce que ça provoquait... C'était du dégoût.

Son bras fut le prochain à faire un geste. Il l'étendit doucement devant lui pour se débarrasser des draps dans lesquels il était enfoncé et un courant d'air froid vint l'assaillir. Son regard se posa sur les vitres de la chambre et y vit les traces de gelures qui grinçaient, tant le verre se faisait embusquer par le froid.

De la glace. Des petits pois...

Le sol, lui, en revanche, était fait d'un bois presque pourrissant. Au mur figurait une photo de famille. Des parents heureux, trois enfants... Merde, même le chien y figurait, entouré par les bras d'une petite fille dont quatre dents manquaient à son sourire adorable.

Où est-ce que cet enfant est maintenant ? Est-ce qu'elle et ses frères ont peur ? Est-ce qu'ils ont froid ? Est-ce que le chien s'est enfui ?

Tandis que lui, mangeait leurs petits pois. Enfin, du moins, il regardait leurs petits pois.

Il se redressa lentement et passa une main dans sa nuque. La pulpe de ses doigts était tellement froide que sa peau se parsema une énième fois de chair de poule.

Une jambe après l'autre, il se mit debout. Le parquet grinça légèrement sous son poids lorsqu'ils trébucha sous la douleur qui se déclara dans sa hanche à peine emboîtée.

Et à présent, son postérieur était collé au sol.

Le dos pressé contre le lit défait, Parker se surprit à ne pas haleter. L'effort lui avait arraché des sueurs qui coulaient le long de ses tempes, noircissant ses mèches blondes au passage... Mais quant aux cris ou halètements... C'était comme si ses poumons avaient arrêté d'exister dans son corps.

La seule chose qui criait, c'étaient ses nerfs. La douleur le transperçait comme les gelures transperçaient les vitres de la pièce. De toute part, qui plus était.

Parker posa ses mains sur le lit et rampa légèrement pour se redresser. Il essaya et essaya encore, mais ses genoux semblaient refuser tout appel à soutien.

Il plissa plusieurs fois les paupières et un grognement mourra entre ses lèvres. Surtout lorsqu'il aperçut enfin la largeur du lit. Elle pouvait contenir deux personnes.

Alors pourquoi la place à ses côtés était vide ? Elle ne devait pas être vide. Cette place avait toujours été occupé depuis le Nigeria.

Merde, pourquoi est-ce qu'elle était vide ?!

Parker n'allait pas arriver à se mettre debout. Il abandonna donc son effort fébrile et s'écroula à nouveau sur le sol. Il planta ses doigts entre les planches du parquet et se tira. Il ne savait pas où il allait comme ça, mais il devait absolument échapper aux odeurs de petits pois. D'ailleurs, une satisfaction l'envahit lorsqu'une autre vint percuter ses narines. Plus fluette, plus subtile...

Plus aromatique.

L'odeur de savon. De savon à la rose.

Emily ?

Le prénom de la jeune femme se répandait dans son cerveau comme un jet d'adrénaline. Quelque chose qui lui permit de se redresser en s'appuyant sur la chambranle de la porte. Et peu importait la douleur que provoquait les échardes dans la peau de ses paumes... Peu importait son fémur qui semblait se déchirer encore et encore... Peu importait le vertige qui fusait entre ses deux tympans.

C'était l'odeur d'Emily, il en était sûr. Pour l'avoir senti chaque matin, avant d'aller au travail. Pour avoir enfoui son nez dans son cou à chaque fois qu'elle râlait lorsqu'il la réveillait. Emily Andrews aimait les roses comme un chaton aimait une pelote de laine. Elle avait même commencé à planter un pied de rosier qui venait du jardin de sa grand-mère, dans le jardin de leur maison à la Base Militaire de Dallas.

Le problème, c'était que le premier bourgeon n'avait pas encore éclos, qu'ils avaient été appelés tous deux aux frontières. Elle avait supplié à Nala de lui envoyer une photo, dès qu'il éclorait.

Et il ne l'avait jamais vu aussi heureuse, lorsque ça avait été le cas. Un sourire si brillant, si éclatant, qu'un peu plus et il avait cru qu'il était tombé amoureux d'elle, une seconde fois.

Cependant, lorsque Parker rejoignit enfin le couloir... Il n'y avait pas une trace de sa silhouette. Pas de cheveux blonds, pas de sourire rayonnant accompagné de joues potelées... Juste une odeur de rose.

Elle ne doit pas être loin.

Parker posa ses deux mains aux murs respectifs du couloir et avança avec difficultés dans le pénombre. Il n'y avait pas grand-chose pour l'éclairer, absolument rien, d'ailleurs, à peine l'extérieur.

Emily. Emily n'est pas loin.

Puis, il percuta quelque chose. Quelque chose de mou. Il plissa les paupières et reconnut l'uniforme de Chelsea, grâce à un faible rayon de Lune qui éclairait la petite plaque métallique sur lequel était inscrit "LTN. C. A. Wilkersfield".

Pourquoi est-ce que Chelsea n'avait plus son uniforme ? Il faisait trop froid pour se dévêtir. Bien trop froid.

Parker passa une main dans sa nuque, incompris, mais quand il enfonça le bout de son pied dans le tas de vêtements, il remarqua qu'un autre uniforme, en faisait partie.

"CPT. J. H. Carter".

Attends, quoi ?

Il redressa la tête et lui fit justement face. Debout, au bout du couloir, le torse dénudé, Jay était figé. Ils se regardaient, tous deux.

Parker ne comprit pas.

Il ne comprit pas.

***

Le soleil revenait en force. Une boule ardente déchirait le ciel nocturne avec hargne. Parker était sorti. Il s'était habillé de son uniforme d'ordinaire blanc, désormais tâché de sang sec, de crasse et de plusieurs autres fluides inconnus et s'était assis sur le petit banc qui donnait sur une vallée.

Une vallée. Comme au Nigeria. La différence, c'était la neige, le froid, le drapeau français déchiré qui ondulait depuis les édifices du minuscule village.

Pourtant, à Halley, il se souvenait de passer des heures sur la falaise avec les autres membres de son unité. Matt, Seth, Jordan... Nala...

Nala.

Parker fronça les sourcils lorsque le prénom de la jeune femme résonna en lui.

Quelque chose s'était passé la veille. Quelque chose que nouait son estomac.

Mais quoi ?

- Parker ?

Le jeune homme se tourna à peine vers Jay. Debout dans la porte d'entrée de la mairie, il le regardait avec un semblant de sourire. Ses cheveux propres voletaient doucement sur son front et il les chassaient en soufflant sur les bouts de ses mèches. Il tenait dans sa main un petit sac fluo de premiers soins et dans un pas trottinant, il vint le rejoindre. Il s'agenouilla en face de lui dans un craquement de genoux et lui demanda de tirer son bras.

- Comment tu te sens aujourd'hui ?

Aucune réponse ne franchit ses lèvres. Peut-être parce qu'il ne savait pas quoi dire, ou peut-être parce qu'il savait très bien, mais qu'il ne pouvait pas. Le mystère tournait encore autour de la question. Jay, qui le sentit, se contenta simplement de continuer, tout en baissant son regard vers la blessure monstrueuse qui tranchait son bras d'une part à une autre.

- J'ai trouvé d'autres réserves de nourriture. Avec le froid nocturne, le congélateur n'a pas vraiment pris de coups particuliers, alors... J'ai trouvé des bons morceaux de viande. Histoire qu'on mange plus... Enfin voilà quoi.

Le capitaine arracha le capuchon d'une petite bouteille de bétadine grâce à ses dents et fit couler le liquide brunâtre sur la plaie, le faisant grimacer au passage.

- On devrait rester ici pendant quelques jours, le temps qu'on se repose, qu'on reprenne des forces et après on pourra prendre une décision sur ce qu'il faut qu'on fasse. Je pense qu'on en a tous besoin.

Jay plissa plusieurs fois les yeux, afin de voir l'étendue des saletés dans la blessure et avec l'aide d'une pince à épiler, retira des poussières et autres conneries qui n'avaient rien à faire là. Il attrapa ensuite une arme à sutures et lui saisit entièrement son bras.

- ça va faire mal. Mais j'ai besoin de poser dix points de sutures, d'accord ?

Toujours aucune réponse. Le capitaine souffla et se contenta simplement de le recoudre. Mais chaque fois qu'il tira sur la détente et que le métal s'enfonça dans sa plaie, ce n'était pas la douleur qui le percutait à chaque fois. Mais plutôt le prénom de la jeune femme avec qui il avait tiré, au Nigeria.

Nala.

Nala.

Nala.

Nala.

Nala.

Nala.

Nala.

- Voilà, c'est fait. Je te fait juste un bandage et...

- Dites-moi que ce que j'ai vu hier n'était qu'une illusion.

Jay se figea et ses lèvres émirent un tremblement. Merde, même sa glotte tressaillait sous un grand déglutis. Il reprit lentement son travail minutieux et entoura son avant-bras à l'aide d'une banderole de coton blanc. Parker, à qui la gorge embrasée permettait à peine un son, se fit persistant.

- Est-ce que j'ai vu... ce que j'ai vu ?

Jay noua lentement le reste de son bandage et le relâcha. Il posa ses mains sur ses genoux, remontant son regard mentholé vers le sien et une perplexité indigne traversa ses traits blessés.

- Oui.

La réponse sortit sourdement de sa bouche. Une question en même temps qu'u'e affirmation, apparemment. Il était aussi stupéfait que lui. Parker tenta de déglutir, mais n'y parvint pas. Il aurait dû crier, l'envoyer chier, le frapper même.

Parce que Nala était la personne qui l'avait giflé, durant la Grande Bataille, pour qu'il se ressaisisse.

Pour qu'il puisse survivre.

Cependant, il n'en fit rien.

À la place, le jeune lieutenant déchu redressa le bout de son menton vers le soleil.

La neige fondait à vie d'œil. On pouvait littéralement voir les flocons se disperser sur la roche des pierres et diffuser une petite vapeur. La température augmentait comme si le froid devait être chassé dans la seconde. C'était une journée d'été qui criait à l'hiver de la nuit de déguerpir au plus vite.

Le Soleil disait merde à la Lune.

Un climat chaotique pour un monde chaotique... Et des révélations chaotiques.

Parker renifla un coup et prit appui sur le mur afin de se mettre debout. Jay en fit tout autant et sur son visage apparut un petit air craintif. Il attendait visiblement sa réaction. Mais Parker ne sut vraiment que dire.

Après tout, que pouvait-on dire ?

Tout ce que lui, il voyait, c'était cette vue.

Un sourire se fraya un passage sur ses lèvres lorsqu'ils ouvrit enfin la bouche afin de réagir.

- C'est dingue... C'est dingue à croire, mais... Je n'ai jamais voyagé. Vous savez ça ? Jamais. Pourtant... C'était pas l'argent qui manquait. J'ai toujours voulu. J'ai toujours rêvé de raconter à mes copains comment le chalet était beau, comment les séances de ski étaient géniales... Faire parti d'une conversation. Raconter mes vacances d'été en Floride et... Et la frousse que j'ai eu lorsque je recontrais au petit matin un aligator dans ma piscine.

Jay porta sa main à son front afin d'essuyer la sueur qui en coulait et se mordilla la lèvre inférieure. Parker ignora cependant le malaise qu'il sentit venir de sa part et poursuivit en se baissant à demi pour attraper un sac par sa lanière.

- Mais je n'ai jamais pu. C'était à peine si j'avais quitté Manhattan. Et... Et je suppose que... Que j'ai rejoins l'armée exactement pour ça. Pouvoir revenir et parler des expériences inédites que j'ai vécu. Des histoires à raconter par milliers et... Et ne pas mourir avec des regrets.

- Pa...

- Je sais que c'est con.

Coupa le jeune lieutenant en reniflant une énième fois.

- Je sais que c'est con et... Ça l'était encore plus quand j'ai dû changer de nationalité. Parce que toute ma vie, j'ai... Cherché, à faire parti d'un... D'un groupe. D'avoir une famille qui me... Qui m'allait. Et j'ai cru l'avoir.

Parker dévia son regard de l'astre brûlant aux yeux mentholés de son supérieur.

- Jusqu'à hier.

Jay ouvrit les bras comme pour lui intimider le calme, la raison.

- Parker, rentrons, OK ? Tu es encore en choc.

- Je croyais que vous étiez ma famille. Que je pouvais avoir confiance en vous. Que vous alliez nous aider. Nous sortir de là. Nous faire survivre.

- La situation a dégénéré, je n'ai pas pu...

- Mais j'aurais pu vous pardonner. Parce que ce n'est pas de votre faute...

Des larmes embrumèrent ses yeux lorsque le coup frappa en plein dans son cœur.

Emily est morte. Elle a lâché son mousqueton et elle est tombée.

Emily. Est. Morte.

- Vous n'auriez pas pu faire grand chose, pour la sauver.

- Parker, je te jure que...

- Mais Nala ?

Le prénom de l'ancienne sniper fit reculer Jay d'un pas. Juste assez pour que Parker puisse le lui emboîter et se diriger vers le petit sentier de graviers qui menait à la sortie du village.

- Parker, où est-ce que tu vas ?

Parker se figea un instant. Rien qu'un instant. Un instant fatal où il aurait juré qu'il allait fondre en la compagnie de la neige. Ce soleil allait avoir sa mort. Les sueurs qui coulaient de son corps en grosses gouttes le prévoyaient bien.

- Hier, j'ai trouvé ça.

Il enfouit sa main dans sa poche et en sortit un petit boîtier. Il se tourna vers Jay et la lui lança. Habile, il le rattrapa, mais lorsqu'il remarqua ce que c'était, il étouffa une série de jurons peu glorieux.

- Je ne sais pas à qui vous l'offririez, mais... Elle mérite mieux. Peu importe laquelle que vous aviez choisi de trahir.

- Parker...

Celui-ci se tourna à nouveau vers le sentier de graviers.

- Parker.

Un pas devant l'autre, il se mit à avancer.

- Parker, Parker !

Son sac sur l'épaule, Parker se pinça les lèvres pour éviter de prêter attention aux douleurs fulgurentes qui déchiraient son corps de toute part.

- Parker !

Mais il s'en moqua. Parce qu'il allait pouvoir voyager. Enfin. Il allait pouvoir quitter la douleur qui le déchirait le plus.

Celle de rester.

- Parker !! Reviens, merde !

Et il ne pouvait plus faire un sacrifice de plus.

Parce qu'il ne lui restait plus rien.

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