chapitre 80 : bastion vidé
CHELSEA
D'un pas titubant, Chelsea s'enfonçait dans la longue galerie obscure. Les oreilles sifflantes, les muscles hurlants de douleur, elle devait se faire violence pour ne pas tomber. Encore plus de garder ses yeux ouverts. L'explosion avait parsemé ses prunelles d'incandescence et elle avait l'impression que chaque seconde de vision était précieuse. L'adrénaline qui fusait aveuglément dans son sang permettait qu'elle tienne le coup. Mais pour combien de temps encore ?
Jay, derrière elle, s'agrippait à son arme comme à sa vie. Ou à la vie de Seth, en l'occurrence... Elle ne l'avait jamais vu comme ça... À bout. Des larmes aux yeux... Du désespoir tonnant dans sa voix.
Jay n'avait jamais été désespéré.
Et jusqu'à présent, c'était à sa confiance, sa force mentale, à laquelle elle tenait. Grâce à laquelle elle avançait.
Mais maintenant...
Maintenant elle ne savait plus rien.
- Jay ?
En guise de réponse, le capitaine obliqua vers elle son regard mentholé qui perçait à peine la pénombre.
- Qu'est-ce qu'on fait... Une fois à l'intérieur ?
Toujours aucune réponse. Ce qui était bien, avec l'obscurité du couloir... C'était qu'ainsi, elle ne pouvait pas voir la quantité de sang qui ornait son uniforme sale.
- Jay...
- J'ai besoin que tu la fermes, Chelsea. D'accord ? Pour une fois dans ta vie, juste... ferme-là.
Son grognement rauque, naissant des tréfonds de ses entrailles, glaça le sang de Chelsea, plus encore que la neige qui chutait dehors avec la ferveur d'un millier de bombes. Cependant, elle ne se laissa pas démonter et elle trottina faiblement jusqu'à lui.
- Il te reste combien de munitions ?
Il s'arrêta, vérifia son chargeur et Chelsea pût voir qu'il n'avait plus que deux balles restantes. Elle s'empressa d'en sortir de son gilet par balle et les lui tendit.
- Prends les miennes.
- Mais...
- Tu passeras devant moi. Tu me couvriras. Je ferais la grosse voix. Tu sais ? Ça fait toujours bien plus peur qu'un canon pointé sur la figure.
Elle tenta bien de sourire, mais Jay ne se dérida pas. Ou peut-être que si. C'était difficile à voir avec tout le sang qui maculait son visage. Plus l'obscurité, bien sûr.
- On y va.
***
Le couloir, comme beaucoup de choses dans le monde, finit par se terminer. Une porte, circulaire et renforcée, se pointait au bout. Les lumières au plafond dégoulinant d'eau, grésillaient. Mais au moins, il y en avait. Jay et Chelsea s'échangèrent un petit regard et le capitaine se redressa du mieux qu'il le pouvait. D'un revers de coude, il essuya le sang, la suie et la transpiration qui dégoulinait de son front et renifla.
- Peu importe ce qui se passe à l'intérieur... On donne tout, d'accord ?
- Bien sûr que oui.
- Pour eux tous. Pour ceux qui sont tombé.
- Le combat n'est pas terminé, pas vrai ?
Jay posa sa main sur la poignée et marmonna.
- Il ne l'est jamais.
Avec toutes ses forces, il tira et dans un grincement assourdissant, il parvint à l'ouvrir. Ils mirent tous les deux le restant de leurs forces afin de la pousser jusqu'au bout du mur. Chelsea haleta, essoufflée, faisant apparaître un nuage de buée en face d'elle qui la voila un instant de ce qui s'annonçait devant eux. Un autre couloir. Blanc, cette fois-ci. Cependant... C'était un blanc terne. Sale. Le genre de couleur qui faisait froid dans le dos et ce n'était pas seulement à cause des courants d'air. Chelsea laissa Jay passer devant, son fusil en mains. Elle, elle parcourait les environs de ses yeux interloqués. Au-dessus d'eux, les néons n'émettaient leurs lumières qu'une seconde sur quatre. Sans parler du silence... Bien trop étrange pour un bastion de haute sécurité. À défaut d'avoir une arme remplie, la lieutenante sortit son couteau de son holster. Ses doigts tremblants se cramponnèrent au manche comme à une assurance de vie. Sa dernière option. Avec délicatesse et prudence, elle avança à pas de loup. Le bout métallique de ses bottes touchait à peine le sol carrelé, tant elle traçait Jay sur la pointe des pieds. Comme si d'un instant à l'autre, si elle mettait trop de poids, le monde s'écroulerait sous elle.
Malheureusement, avec ou sans... C'était déjà le cas. Chelsea le savait. Elle s'en mordilla même la lèvre.
Ce bastion serait leur gouffre. D'une manière ou d'une autre autre, lorsqu'ils sortiraient... Quelque chose aura changé.
La jeune femme prit une longue inspiration et fixa son regard sur le couloir. Jay aussi, était tendu comme un taureau. La tête enfouie dans sa nuque, il semblait à l'affut comme un vautour le serait sur son cactus. Pourtant, plus ils s'avançaient, plus ils se positionnaient sous les seuls néons encore fonctionnels... Et plus elle remarquait l'état déplorable dans lequel il se trouvait. C'était à se demander comment il arrivait encore à tenir debout. Son pas ne traînait même pas, malgré son pantalon déchiré par endroits, qui laissaient égoutter au sol une fine traînée de liquide pourpre. Et Chelsea, tel le Petit Poucet derrière ses miettes de pain, suivait attentivement chaque goutte.
Cependant, il n'y avait rien. Pas un garde, pas de suivis de caméras de sécurité accrochés au plafond... Rien. L'endroit était désert. Aussi désert que l'antre par lequel ils étaient rentré. Et s'il y avait une autre corde reliée à une bombe ? Dans ce cas, son couteau ne serait d'absolument aucune utilité. Et pourtant, la lieutenante déchue s'y cramponna plus férocement qu'avant. Surtout lorsque le couloir commença légèrement à descendre et que des pièces se formaient dans les murs épais. Tout en les longeant, subtilement... Jay fit signe à Chelsea qu'il n'y avait rien. Et en effet, lorsqu'elle passa le bout de son nez dans la pièce, il n'y avait que des bureaux vidés. À l'exception de quelques feuilles voletantes sous les ventilations et le chauffage. Elle en rattrapa un au vol, mais elle était blanche. Rien.
Rien. Il n'y avait... Rien.
Jay passa deux doigts blessés dans sa moustache touffue par des semaines de négligence et du bout du menton, indiqua un couloir qui déviait sur leur droite.
- Allons par là.
- Hey... Tu entends ?
Elle pointa son doigt en l'air pour capter son attention et le capitaine arrêta même de respirer.
- On dirait une alarme.
L'explosion avait bousillé les trois quarts de ses capacités auditives. Mais Chelsea parvint tout de même à distinguer la boucle de sons aiguisés.
- ça vient de là-bas...
Elle le suivit dans le couloir qui s'élargit et il était encore plus blanc que les autres. Ce n'était pas un bastion... Mais un véritable asile psychiatrique fraichement construit. Des portes renforcées, des couleurs à en devenir dingue... Un endroit où un humain ne pouvait physiquement se trouver sans que son âme entière ne se ploie.
Mais alors que Jay se dirigeait vers les cellules dont les portes étaient légèrement entre-ouvertes, Chelsea dévia encore dans un autre couloir. Ils ne devaient pas se séparer, mais cette alarme la rendait dingue au point où elle en perdait l'esprit. Son couteau toujours bien en main, elle arriva près de grandes vitres, dévoilant des bureaux immaculés. Là, une lumière rouge tournoyante écorchait cette perspective. La jeune femme dut en plisser les yeux. Ses paupières se fatiguaient. Ses jambes aussi. Au point où elle manqua de glisser, lorsqu'elle posa sa paume sur l'un des bureaux. Elle remonta l'autre le long de son visage écorché et suintant et balança son casque, libérant ses cheveux blonds noircis sur sa nuque. Elle voulut prendre une grande inspiration, lorsque ses yeux se posèrent sur une flèche sur le mur indiquant un "laboratoire" écrit en gros, près duquel était le symbole bio hasard. Dans une injection d'adrénaline, Chelsea s'agenouilla et arracha son masque à gaz de son sac militaire. Alors qu'elle inspirait à grandes goulées, elle s'écria violemment.
- Jay ! Jay ! Jay !!
Il apparut. Pas vite, cependant. Il se figea dans la chambranle de la porte, les yeux grandement écarquillés, comme s'il avait la chose de trop.
- Mets ton masque, mets ton masque !
- Chelsea... Ils... Ils sont...
- Jay, bordel, mets ton masque !
Il s'exécuta d'une lenteur qui la fit presque trépigner. Lui aussi, avait balancé son casque. Lui aussi, avait les cheveux qui peinaient à décoller de son crâne, tant ils étaient plaqués par la sueur et le sang. La saleté, aussi. Le tout, en réalité. Dans un écho étouffé, il poursuivit.
- Ils sont morts, Chelsea.
- Quoi ?
Elle rejoignit le couloir et suivit la direction que le capitaine lui indiquait. En plissant légèrement les paupières, elle remarqua qu'en effet, des bras s'étendaient de l'intérieur des cellules. Inertes. Le sien retomba le long de sa taille et elle inspira un grand coup pour ne pas laisser le loisir à cette boule d'amertume venir s'installer dans son gosier à vif.
- C'est... Ils sont...
- Ce sont les nôtres... Oui.
La voix de Jay tombait, au même gré que ses épaules. Il recula de quelques pas et s'assit sur le carrelage, ses jambes étendues devant lui. Chelsea rejoignit doucement l'une des cellules et s'agenouilla devant l'un des cadavres en question. Elle le reconnut. Un petit. Elle avait bataillé à ses côtés, à Monte Cassino. Elle lui tendait des munitions alors que la nuit sibérienne les avait assailli, avec elle, l'ennemi. Un jeune qui les avait suivi du Texas jusqu'en Italie... Pour qu'il vienne mourir comme un rat en France. Ses yeux bleus, à présent voilés par la mort, étaient rivés sur le plafond, comme s'il y voyait quelque chose que Chelsea ne percutait pas. Elle se surprit même à relever la tête... Cherchant une réponse dans sa contemplation. Mais à part le plafond... Il n'y avait rien. Encore une fois. Elle se pinça si violemment les lèvres que ses dents s'y enfoncèrent, provoquant une énième coulée de sang sur sa langue. Elle tendit sa paume et les pressa sur les paupières du jeune, afin de les fermer.
Lorsqu'elle se redressa, elle comprit vite que tous les autres avaient subi le même sort. Une exécution. Pourtant, dans chacun de leurs bras, se trouvaient les mêmes marques d'aiguille. Ils avaient tous subi le même sort. Une exécution. Une balle figée, soit dans le crâne, pile entre les deux yeux, expulsant de la cervelle sur cette surface pourtant si blanche des murs, soit dans la poitrine. Ils avaient tous terriblement souffert... Avant de périr.
Lamentablement. Sans aucune once d'espoir.
Enfin, si ce mot pouvait encore être employé, à ce stade.
Chelsea se redressa et se tourna vers Jay. Jay, bordel. Le grand et vaillant capitaine qui les avaient tous guidés jusqu'en Italie. Et le voilà qui peinait à se garder debout, balançant de temps en temps son poids massif d'une jambe à l'autre. Ses grands yeux verts, rougis et à moitié caché par les mèches rebelles de ses cheveux, surplombés de son masque à gaz qui préservaient ses grosses cernes violacées, brillaient. Ils brillaient, merde.
Des larmes voulaient couler.
Chelsea déglutit et se dirigea vers lui, laissant leurs découverte macabre dans son dos.
- Grace. Je ne la vois pas. Elle... Elle a dû s'en sortir. Viens, on va à sa recherche.
- Chelsea...
- Non, non... Allez viens. Allons regarder par là.
***
On aurait dit que tous les chemins menaient au laboratoire. C'était infaillible. Peut-être aussi parce que le laboratoire prenait presque tout le bastion. Un étage complet dédié à des microscopes abandonnés, des tests, des fragments de verre éparpillés un peu partout... En bref ; le chaos.
Jay avançait mollement devant elle, son arme pendant autour de son cou. Le canon heurtait parfois sa rotule arquée, mais il n'y prêta pas attention et se contenta simplement de poursuivre.
Ce n'était pas une bonne idée de s'aventurer dans ce labo... Car qui savait quelle merde leur avait-on laissé ? Cependant, elle commença à en douter à partir du moment où les rats blancs, qui s'étaient échappés de leurs cages de test, grinçaient calmement partout autour d'eux. Chelsea n'aimait pas ces bêtes. Elle avait toujours dit que c'était ce qu'il y avait de pire, au monde.
Mais là, elle ne remarquait même pas qu'elle marchait sur la queue de l'un d'eux, qui s'échappait en crissant.
Ce qu'elle remarqua en revanche, c'était la soudaine disparition de lumière. Il n'y avait plus de vitres, plus de néons... Plus que leurs lampes-torche qui faisaient refléter le rouge vif des prunelles des rats de laboratoire. Les ordinateurs étaient complètement lâchés aussi. Le seul point positif, était l'absence d'alarme dans ces pièces refoulées.
- Chelsea, on devrait faire demi-tour. ça ne sert plus à rien.
- Bien sûr que si. Depuis quand est-ce qu'on abandonne ?
Répliqua-t-elle presque aussitôt. Jay braqua son faisceau sur elle, manquant de l'aveugler au passage et minauda.
- Depuis que ça ne sert plus à rien. Tu ne m'écoute pas.
- C'est toi qui n'écoute pas.
Maugréa la jeune femme en lui emboîtant le pas pour passer entre les tables. Sauf qu'il la rattrapa violemment par le poignet.
- Chelsea... ça ne sert plus à rien.
- Arrête de dire ça. Arrête de dire ça !
Il se tut. Les larmes lui montèrent aux sillons. Chelsea pencha la tête sur son épaule pour se concentrer sur ses vertèbres soudées, non seulement par le poids de ses affaires les derniers jours, de son manque de confort et de minimum vital, mais aussi sous le poids de la culpabilité.
- Il faut qu'on le fasse, Jay. On ne peut pas faire sans espoir.
- Ils sont tous morts. Ces foutus connards ont évacué les lieux... C'est fini, Chelsea.
- Non !
Son cri retentit à travers tout le bureau.
- Ça ne peut pas être fini ! À quoi tout... Tout ça, aurait servi, sinon ?!
Le silence de Jay n'était pas un manque de réponse. Au contraire. C'était la seule réponse qu'il pouvait lui refourguer. Car si elle entendait encore le mot "rien'... Elle risquerait de tout perdre. Absolument tout.
Elle continua donc d'avancer, arriva dans une pièce, mais Jay ne la suivit qu'à la lisière.
- Ce bastion... Ce foutu bastion... Ca n'a rien à voir avec le Mexique. Ou encore avec tout le reste. Merde, même avec Monte Cassino... Chelsea, la sortie c'est par là.
- On doit retrouver Grace ! Si elle n'est pas avec les autres, elle... Elle doit être...
Chelsea sentit quelque chose sous sa botte. Quelque chose de visqueux et de glissant. Et lorsqu'elle abaissa sa lampe torche au sol...
Il n'y avait que du sang.
Une épaisse marre, fragmentée de morceaux de cervelle. Elle releva son faisceau sur des éprouvettes et des béchers, remplis d'un liquide bleu qui s'égouttait sur le sol. L'un des cabinets indiquaient les initiales "T.A.R.K."
Mais même sous son masque, elle pouvait sentir l'odeur épinglante de la mort.
Et en effet, attachée à une chaise, écroulée par terre... Les cheveux roux de Grace étaient éparpillés dans une marre de sang.
- Morte aussi.
Tonna la voix rauque de Jay, alors qu'il pointait lui aussi, sa lampe torche sur le cadavre de l'ancienne traîtresse.
Chelsea sursauta et vint se mettre à genoux aux côtés de la sergente. Elle cala sa lampe torche entre son épaule et son menton, s'empressa de défaire ses liens qui brisaient ses poignets inertes. Elle repoussa ses jambes, l'allongea proprement au sol et Jay se rapprocha. Il esquiva la tache pourpre au sol et se figea devant elle.
- Aide-moi, Jay.
- Chelsea.
- Arrête de dire mon prénom et aide-moi !
- À quoi ?
- On... On n'a pas fait tout ça pour rien. On a pas traversé la moitié de l'Italie, merde, du monde, pour qu'on en finisse là. On n'a pas fait ça pour rien !
- On a fait ça pour la guerre.
- Exactement.
Jay s'agenouilla et lui saisit ses poignets pour les écarter du corps sans vie de Grace. Le faible faisceau de sa lampe torche éclaire ses grande prunelles verdâtres.
- Et tu la vois où, la guerre ? Dis-moi un peu ?
- Jay, je n'ai pas le temps pour tes crises existentielles.
- Laisse-là, Chelsea, elle est morte. Comme l'est Seth. Comme l'est probablement tout le monde !
La lieutenante ne l'écouta pas, mais il poursuivit.
- Par contre nous, on ne l'est pas. Emily et Parker ne le sont pas non plus. Alors sortons d'ici... Sortons d'ici avant que le monde nous avale avec lui.
Il reposa sa main sur les siennes et pressa son front contre le sien.
- Pour nous, ce n'est pas encore terminé.
Chelsea se releva, arracha un drap du lit de laboratoire et vint couvrir le corps de Grace. Elle avait été leur espoir. Un espoir auquel ils se sont raccrochés pour se sentir utiles dans la fin d'une ère.
La fin de leurs propres vies.
Alors maintenant que sa cervelle s'égouttait du mur...
- On sort.
- On... On s... On sort.
La jeune femme se leva lentement, peut-être un peu trop lentement et souffla profondément dans son masque.
- Tu sais, Jay... Parfois... Parfois j'aimerais juste me réveiller dans mon lit. Des palpitations, des sueurs... De regarder par la fenêtre, de voir les gens heureux, peut-être même un stupide coq qui pète les couilles de tout le monde... Et de me dire que tout ça...
Elle coupa sa phrase en indiquant le laboratoire plongé dans le pénombre, avant de poursuivre.
- Ce n'est qu'un putain de cauchemar.
- Ouais.
Jay baissa ses yeux mentholés sur le corps de Grace, tandis qu'il recula vers la porte.
- Mais on ne se réveillera pas.
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