chapitre 70 : les treize pinatas
Nala avait finalement accepté à la requête de sa mère et avait laissé Bonnie à San Antonio. Pourquoi pas après tout... Et même si cette absence pouvait être bénéfique, la jeune mère avait l'horrible sensation qu'il lui manquait quelque chose. Comme un bout d'elle-même.
Sans parler de Nash qui avait si soudainement évaporé... Et pas rappelé.
Elle ne pouvait donc être seule.
Si jusque-là, elle avait sa fille contre qui se blottir dès que les choses commençaient à être trop envahissants, là... Il n'y avait que le chien.
Ses doigts perdus dans la fourrure de Bear, la jeune mère regardait la neige tomber à travers la fenêtre de la maison de Shayne. Il n'était pas là, mais elle était quand même venu. Et puis même, c'était la maison de Shayne... Il y avait une tonne de choses à faire avant d'avoir le temps de penser à ses problèmes.
Cet homme était un vrai porc. La seule chambre épargnée était celle de Neil.
Nala reporta son attention sur le bébé qui gazouillait en jouant avec les pattes du chiot Labrador et passa sa main dans ses petits cheveux noirs. Il releva ses grands yeux bleus perçants et un sourire naquit au coin des lèvres de la jeune femme.
Il n'y avait rien de tel que les enfants.
Et puis la porte de la maison s'ouvrit sur Shayne et elle se redressa vite, faisant tomber les mille et un plaids dans lesquels elle était enveloppée.
- Putain, Nala, tu m'as fait peur...
L'homme tituba jusqu'à elle, se prenant au passage le coin de la table en plein dans le genou. Au lieu de jurer, il se plia en deux en riant comme un dégénéré. Ce n'était qu'une fois qu'il était étalé par terre telle une étoile de mer que Nala réagit enfin. Comment pouvait-elle faire autrement ?
Elle s'agenouilla à ses côtés et demanda en lui tâtant le visage, pour savoir s'il était blessé.
- Shayne ? Shayne ! Qu'est-ce qu'il y a ? Tu es bourré ?
- Non... Non, pas bourré, non...
L'officier arqua son bras vers la poche de son pantalon d'uniforme et en sortit un petit sachet dans lequel figurait une sorte de mousse verte. Nala le lui arrache des mains et s'écria, sa voix virant vers les tonalités que seuls les chiens pouvaient entendre.
- T'es défoncé ?!
- Chuuuut... Mes migraines...
La jeune femme se releva et se dirigea vers Neil qui essayait de marcher vers eux, se tenant aux recoins des meubles. Elle l'attrapa et le remit dans le petit park pour bébés avant de se concentrer à nouveau sur son père, toujours avachi sur le sol, se frottant les tempes, endolori.
- Qu'est-ce que tu as fait, Shayne ?
- J'avais mal à la tête. Je suis allé sur internet et... J'ai vu plusieurs trucs qui pouvaient faire dilater les veines, en attendant l'opération vu que les médecins ont dit de ne rien prendre.
- C'est des médecins vraiment cons, putain de merde.
Elle s'apprêta à l'aider à se relever, mais la main de Shayne vint encercler son poignet.
- Oh, si on allait faire les courses ? Je crève la dalle !
- Shayne, t'es défoncé. Arrête, laisse-moi te mettre au lit.
Mais il l'ignora. Pour quelqu'un qui était en train de planer, qui avait un œil en moins et une jambe défectueuse, il était plutôt habile.
- Non. Je n'ai pas envie. Je vais bien. M'enfin mieux, du coup. Et j'ai vraiment... Vraiment... Envie de manger du chocolat. Alors j'y vais.
Il fait un pas vers la porte, mais Nala le saisit par les épaules pour l'arrêter avant qu'il ne s'écroule de nouveau.
- Je te laisserais pas avoir honte tout seul... Laisse-moi venir et me moquer de toi.
- Marché conclu.
***
Nala s'apprêta à poser Neil dans l'espace pour enfant dans le cadis quand Shayne l'enjamba pour venir s'enfoncer dedans. Elle le regarda faire, les petites mains du bébé tambourinant sur les cheveux de son père et elle soupira. Tout d'un coup, elle n'était plus si sûre si elle allait autant rire... Plus avoir une honte phénoménale.
- Donc... Shayne.
- Ouaip.
- Comment... Pourquoi... Enfin...
- C'est pas si dur d'en trouver.
- Avec cet uniforme ?
Répliqua la jeune femme en faisant ticker son ongle sur l'épingle de lieutenant-colonel qui ornait son épaule. Shayne bascula sa tête en arrière et figea son regard, y compris son œil voilé, dans le sien, ses cheveux fins pendant de son front recouvert de petites cicatrices enfantines.
- Tu sembles vraiment surprise.
- Inquiète, plutôt. Tu as dit que tu avais mal.
- Ne t'en fais pas. C'est médical.
- Shayne. Il y avait un poney sur le sachet. Je doute que ce soit le nouveau logo de... Pfizer.
L'officier partit dans un fou rire qui dura un peu trop longtemps face à la taille de sa blague et Nala jeta des coups d'yeux nerveux aux autres clients qui semblaient les juger du plus profond de leurs âmes. Elle obliqua le cadis dans un rayon moins visité et abaissa sa tête plus près de celle de Shayne.
- Ce sera bientôt fini, Shayne. Vraiment, l'opération, c'est bientôt.
- Hm. Oh ! Putain, tu vois ce que je vois !
Il se redressa si violemment que son fils manqua de voler, au passage. Il brandit le bras vers un rayon un peu plus loin, rempli de choses festives. Oui, parce que bien sûr... Il y avait des couvre-feux, des exercices de bombardements... Mais les pinatas ornaient toujours les étagères des magasins.
Elle tenta de les ignorer, mais Shayne commença à supplier, encore plus que le bébé dont il était le père.
- J'en veux. Ou deux. Ou treize ! Imagine le délire !
- Oh, oui, quel beau souvenir de famille... Acheter treize pinatas alors que tu planes complètement et que le monde est en train de rendre son dernier souffle.
- Hey, Chandler Bing, on se calme, c'est à moi, le sarcasme.
- Oui et bien je crois que ce que tu as pris t'as un peu affaibli.
- Moi ? Tu m'insultes de faible, femme ?
Nala attrapa une pinata et l'assomma avec. Au moins, il se taisait. Il se rallongea dans le cadis alors qu'il tendit le bras pour faire tomber une farandole de pinatas à l'intérieur, même si certains tombaient au sol.
Elle ne savait pas vraiment si c'était la goutte d'eau de trop ou si elle était juste trop épuisée pour faire fonctionner ses muscles faciaux, mais quand Nala s'abaissa pour les ramasser, ses genoux craquant sous la fatigue et la pression de ces dernières heures, une petite larme vint sillonner le creux de ses yeux. Shayne, l'aperçut et vint coller sa main contre sa joue, son unique œil bleu dont la pupille prenait tout l'espace sur le blanc rougi, embrasé de colère.
- Hey, ça va ?
- Ouais, ouais, tout va bien. Viens, achetons ton chocolat et sortons d'ici.
- Nala...
- Tout va bien.
Non. Elle en avait juste marre de passer derrière cette farandole d'hommes aux vies foireuses qu'elle devait ramasser à la petite cuillère... Pour que quoi ? Qu'ils disparaissent dans la nature pour ensuite revenir en force et continuer à foirer ? Super.
Et peut-être que maintenant, elle allait perdre Shayne.
Cette petite idée lui était insupportable... Même s'il n'y avait pas de raisons. Parce que Shayne ne mourrait pas. Il pouvait juste pas. La mort n'en voulait pas. Elle l'avait littéralement vu se relever et crier dans les couloirs de l'hôpital de Lagos, après la grande bataille du Nigeria... Alors qu'il venait de se faire opérer.
Nala soupira donc en venant attacher ses cheveux dans un chignon bien médiocre.
- Juste, continuons.
- C'est drôle, non ?
- Quoi ?
- Moi qui ai si violemment frappé Jay quand j'ai découvert qu'il consommait...
- Shayne, Jay aimait l'héroïne plus que la vie. Toi, tu as pris ça pour te détendre les veines.
- Ouais... ça marche pas trop.
- C'est peut-être parce que j'ai vu des sacs à patate qui prenaient moins de place que toi. Sérieusement, il y a des poses de Yoga plus confortable que ça... Tu veux pas sortir ?
- Jamais. J'ai une couverture de pinatas.
Nala étouffa son rire dans le creux de l'épaule de l'officier et il pressa son front contre le sien.
- Je suis désolé, Nala. Pour tout.
- Non, non. C'est juste les nerfs.
- Tu en veux, peut-être ?
Sans aucune gêne, il sortit son sachet à nouveau de sa poche, mais Nala s'empressa de le cacher dans son sac, avant que quelqu'un ne s'en aperçoive.
- Arrête ça !
- Ben quoi !
Nala roula les yeux au plafond et s'apprêta à continuer son chemin jusqu'aux caisses quand le sourire de Shayne disparut. Il se redressa un peu, un bras enroulé autour de son fils qui babillait à la vue de tous les gâteaux qui l'entourait.
- Je peux te poser une question ?
- ça dépend. Est-ce qu'elle me vaudra une crise existentielle ?
- Probablement.
- Alors non.
- Est-ce que si tu pouvais, tu changerais tout ?
- J'appelle ça une question existentielle.
Il lui adressa son regard empressant et Nala vint se presser contre la fine paroi de toile qui séparait deux rayons.
- J'en sais rien.
- Comment ça ?
- À partir de quand, tu veux dire ?
- Depuis le début. L'armée, pour commencer. Imagine, tu ne te serais jamais engagée... Tu nous aurait pas nous.
Elle ne put s'empêcher de rire et l'expression de l'officier se figea, vexé.
- Oh, pardon... Je veux dire... C'était juste drôle.
- Réponds, Nala.
- J'en sais rien... Qu'est-ce que tu veux que je te dise, Shayne ? J'en sais rien, vraiment... L'important, c'est qu'on en soit là... Je ne peux rien changer, alors pourquoi se fatiguer d'en parler ?
- Parce que c'est important ?
- Le monde ne peut plus se permettre de mes "et si".
Il se rassit dans le cadis, tel le sac qu'il était et le petit moment de silence la fit réfléchir. La jeune mère regarda un instant autour d'elle, passant sa main nerveuse sur la peau à vif de ses bras et finit par souffler en baissant son regard vers le carrelage un peu brisé, causé par tous les passages des cadis.
- J'y pense un peu en ce moment, c'est vrai.
- Je le sais. C'est pour ça que je demande. Alors... Ce serait quoi ?
- J'en sais rien... Mais ça me rappelle de plus en plus quand je passais encore mes tests, pour rentrer à l'académie.
- Ah ouais ?
- On était que deux filles dans notre groupe à l'hôpital militaire... Elle et moi on s'est vite serré les coudes et on essayait de se retrouver en même temps pour passer les différentes épreuves. Elle avait l'air si motivé, si enthousiaste... Elle avait même réussi à tenir tête à plusieurs officiers. Il y en avait pas un qui elle n'impressionnait pas.
- Wow. Elle doit être haute gradée aujourd'hui, non ?
- Ben, c'est ça le truc...
Nala marqua un temps d'arrêt avant de continuer, essayant de se remémorer au maximum ce qui s'était passé en ce jour si stressant pour les futurs cadets, mais finit par continuer, l'amertume poignant son cœur.
- Elle avait très bien passé ses tests médicaux et alors que la première journée avait l'air de se finir, c'était l'heure de recevoir notre premier accord pour continuer à passer le reste. On attendait des heures pour avoir un rendez-vous avec les psys. Puis je l'ai vu sortir du bureau et elle avait les larmes aux yeux.
- Elle n'avait pas réussi ?
- Non. Elle qui appréhendait plutôt les tests physiques, c'était aux psychotechniques qu'elle s'était crashé.
- Ces trucs-là sont traîtres.
- Oh oui... Je l'ai accompagné au dortoir et on était même pas encore dans l'ascenseur qu'elle s'était mise à pleurer. Elle ne le faisait pas exprès, c'était juste... Elle qui paraissait si forte, qui avait répliqué à un officier, qui courait dans les couloirs pour pouvoir tout faire... Elle pleurait. Elle s'excusait de pleurer même. Elle avait honte.
- Honte de quoi ?
Nala se plia une énième fois en deux pour ramasser le doudou de Neil qui était tombé par terre et le lui remit entre les mains avant que l'alarme nucléaire ne se déclenche.
- De ne pas avoir réussi. Elle disait qu'elle ne s'en remettrait pas... Que tout ce qu'elle avait réussi à accomplir dans sa vie n'avait aucun poids face à ces maudits tests où il faut mettre des lettres dans le bon ordre de l'alphabet. Elle pleurait de plus en plus et elle ne pouvait juste pas s'arrêter. Elle avait tellement honte qu'elle s'était enfermée jusqu'à ce que ses parents viennent la chercher.
- Merde.
- Et tu sais pourquoi elle l'avait aussi mal prit ?
- Non ?
- Elle m'a dit que sinon, elle ne savait pas ce qu'elle allait faire. Elle avait tellement peur de la vie, si tu savais... Et l'armée, c'était sa seule option. Elle disait que comme ça, elle aurait une famille pour toujours. Des amis sur qui compter, un toit, un abris, une retraite assurée, possiblement un très beau mari... Mais avant tout, un avenir assuré. Si elle réussissait l'armée, elle aurait un putain d'avenir. Jamais elle n'aurait eu à se soucier de quoi que ce soit.
Shayne baissa le regard vers ses mains nouées autour de celles de son fils et pressa sa joue contre la sienne. Nala, elle tendit la main vers l'intérieur du cadis, en ressortit un paquet de gâteaux, l'ouvrit et s'en prit un avant de poursuivre.
- Je veux dire... Maintenant que j'y repense... J'ai eu tout ça. Je les ai eus les amis... Et je les ai vus mourir dans mes bras. Je l'ai eu, l'homme et il s'est barré avec son ex aux confins du monde, me laissant avec une gamine en bas âge à qui je ne sais plus comment expliquer quand elle me demande quand est-ce qu'il revient... Je l'ai eu, le toit, qui a fini flambé et j'ai dû aller m'en trouver un autre, le construisant presque du début à la fin. Quant à ma retraite assurée... Je ne sais même pas si je vais vivre le jour où elle pointera le bout de son nez sur mon compte bancaire. Je veux dire... J'ai eu tout ce qu'elle rêvait d'avoir. Tout ce qu'elle appréhendait sur la vie... Mais quel bonheur est-ce que ça m'a apporté ? Quel prix j'ai dû payer pour... Pour quoi ? Avoir tué des personnes au nom de ma nation ? Pour qu'on en soit tous là, à appréhender à chaque fois que l'alarme nationale se déclenche et que... Que je dois apprendre à ma fille où se cacher ?
- Nala.
- Non, non... Tu m'as demandé. Alors je te réponds. Oui, oui, j'y pense de plus en plus, si je pouvais changer les choses... Mais même si je l'aurait fait, même si j'en avais eu l'occasion... Admettons. Et quoi ? Qu'est-ce que ça changerait au monde ? Rien. Tout ce qui m'est arrivé, ça arriverait juste aux autres, c'est tout. Et c'est le cas. je veux dire... Regarde-toi.
- Moi, je ne suis pas né dans la bonne période.
Nala retint un nouveau rire en enfonçant le bout de son nez dans le renflement de son t-shirt et passa ses doigts sur la cicatrice carrée qui régnait en maître sur sa gorge depuis le Nigeria.
- ça ne veut rien dire, Shayne. Que tu sois né maintenant où il y avait 80 ans de ça... Tes choix t'appartiennent, c'est tout. C'est pour ça que toi, tu es là, alors que d'autres non. Il faut juste l'accepter.
- Et c'est ce que tu fais ? Tu l'acceptes ? Quand t'es aussi à fleur de peau alors que ça ne fait que quelques jours que Nash t'as laissé au milieu de...
- Je crois que ça suffit pour aujourd'hui, non ? Il me semble que je t'avais dit que je ne voulais pas te répondre.
- Nala.
- Arrête, Shayne, juste arrête. Laisse-moi à mes regrets, c'est très bien comme ça.
- Non.
Il se mit à genou dans le cadis pour lui faire face, souffla un instant sur les mèches de son front et poursuivit, sa main posée sur son épaule.
- Je veux juste que tu saches sur toi ce que les autres pensent.
- Et ce serait quoi cette fameuse illumination ?
- T'es forte. Continue à l'être.
- Pourquoi ?
- Parce qu'à la fin, il n'y aura que des gens comme toi qui pourront encore survivre.
Les épaules de la jeune femme s'affaissèrent sur le poids de sa réplique et elle soupira, au lieu de répondre. Shayne l'imita et tendit le bras vers un paquet de brioches qui se trouvait juste derrière elle.
- Allez, sortons d'ici avant que je ne dévalise tout.
- Je te déteste tellement, parfois...
- Je sais, je sais. Allez, pousse-nous, maintenant.
- Shayne...
- Quoi ?
La bouche déjà bien gonflée sous la nourriture plus que malsaine, le tireur d'élite redressa sa tête vers la sienne et elle continua, abaissant sa voix au maximum.
- Dis-moi par pitié que ce n'est pas encore la fin ?
- J'ai dû répondre à cette question à une gamine, Nala... T'en es pas une. Je crois que tu sais la réponse.
- Putain, ne reprends plus jamais de weed, Shayne... Je n'aime vraiment pas le "toi" qui en ressort.
- Ouais, ouais...
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