chapitre 68 : un pied dans le pourri
SETH
C'était un cauchemar. Même Satan avait de quoi blêmir.
Le soleil, à son zénith, étincelait sur le champ qui s'étendait à perte de vue. La rosée était partie depuis longtemps, bien sûr... La neige de Naples, n'était qu'un souvenir qu'on ne croyait plus. Un conte. Un mirage.
Seth baissa les yeux vers l'herbe sous ses pieds dont les bouts commençaient à brûler. En direct. Il y avait même une légère fumée qui commençait à se dégager du sol ardent... Enfin là où il n'y avait pas de cadavres bien sûr. Chose assez complexe, car hormis les petits chemins tracés à la va vite, il n'y avait nulle part où vraiment poser un pied. Pourtant, il fallait faire vite. Mais comment faire vite quand on portait un équipement plus lourd que son propre poids ? Avec un masque qui donnait qu'un infime pourcentage d'air respirable, voilant la vitre de brume ?
Comment, alors que les bottes du jeune sergent et ancien conducteur de drone s'enfonçaient dans de la chair pourrie ?
Partout autour d'eux, à leur passage, les corbeaux s'envolèrent dans leurs croassements insoutenables... Dans un sens, heureusement qu'ils étaient là. Le silence serait aussi létal que les maladies qui ont emportés ces pauvres bougres, sinon...
Marchant aux côtés d'Emily, Seth tendait toujours un bras, au cas où si elle trébuchait, chose qu'elle manqua très souvent de faire, à cause de ses courtes jambes légèrement trapues. Parker en tête avec Jay et Chelsea, il guidait le chemin entre les cadavres. Leurs édredons blancs, qui n'étaient d'ailleurs plus vraiment blancs, étaient tâchées de sang pourri, de noir... Déchirés par les becs des corbeaux et les coups de dents des autres prédateurs. Un vrai festin pour eux...
- C'est la peste qui revient...
Minauda Emily.
Seth se tira de sa contemplation choquée et ravala le peu de salive qui lui restait en bouche aussi déshydratée que s'il avait passé quatre jours dans le désert.
Le Sahara qui s'était agrandi jusqu'à la frontière du Niger avec le Nigeria était une vaste blague, par rapport à cette horreur... un four dans lequel ils s'avançaient impétueusement. Le jeune homme s'accrocha tant bien que mal sur les bretelles de son sac, son haut d'uniforme noué autour de sa taille, les muscles de ses bras à la pitié du soleil et tenta d'assurer un sourire à Emily. En vain. À cause des gros masques à gaz, bien sûr.
- Peste ou pas... Ceci est un désastre environnemental. Ils ont essayé de cacher les corps, mais ils sont désespérés.
- Qui ça, ils ?
À la question de la plus jeune d'entre eux, Chelsea se retourna brusquement et vociféra, sa voix en relief à cause du massif objet qui lui recouvrait le visage.
- On s'en fout qui. C'est pas une causalité de guerre, ça...
La lieutenante coupa sa phrase en étendant les bras vers le champ mortel qui s'étalait autour d'eux avant de poursuivre, plus maussade encore que la nuée de corbeaux qui voletait au-dessus de leurs têtes, fascinée par cette viande fraiche qui se promenait sur leur terrain de chasse.
- C'est le monde qui se rebelle contre nous.
- Chelsea, avance.
Sous l'ordre de Jay, elle obtempéra et le capitaine s'arrêta un instant sur place, afin d'essuyer sa bottine militaire chargée de chair putride sur un maigre brin d'herbe. Seth s'arrêta à ses côtés lorsqu'il aperçut de violentes traces parmi ses cicatrices blanchies sous le temps. Des blessures nouvelles, profondes, qui avaient la même allure que certains corps.
- Capitaine, vous êtes blessé...
- On l'est tous.
Pas autant. Seth s'apprêta à tendre le bras pour l'aider, mais l'officier avança, droit comme un piquet.
- On va pas faire ça ici, Seth. Juste... Avançons.
S'il y parvenait... Ce n'était même plus tant la difficulté physique... ça en devenait mental. Si Seth aurait pu le faire, il aurait vomi. Mais c'était soit soulager son estomac, soit respirer... Et il fallait qu'il respire. Il fallait qu'ils surpassent toute cette horreur... Qu'ils s'en éloignent. Il se racla donc la gorge et enjamba ce qu'il osait croire, un enfant décédé, afin de poursuivre ses compagnons d'unité... Les larmes volant le peu de vision qui lui restait.
- Tu sais quoi, Seth ?
Le sergent releva son regard vers Jay qui essayait tant bien que mal de garder le sien fixé sur le petit chemin brûlé et poursuit.
- C'est dans ce genre de moments qu'on commence à croire que c'est foutu.
- La guerre ?
Le capitaine eut un petit rire sarcastique. Un rire qui résonnait à travers les croassements de corbeaux et un bourdonnement assourdissant lointain.
- La guerre... Si seulement. Chelsea a raison... Tout ça ? Ce n'est pas les Américains qui l'ont fait. Ce n'est pas non plus nous.
- Alors qui ?
- Avec la chaleur... Les centres bio-hasards ont dû avoir des problèmes. Les générateurs, l'énergie... Ces endroits sont pas faits pour soutenir autant de chaleur. Ils étaient pas préparés.
De sa main gantée, Jay indiqua le pic des montagnes qu'on commençait à apercevoir au loin, à travers l'horizon du soleil ascendant.
- Je n'ose même pas savoir ce qu'il se passe de l'autre côté.
- Il faut qu'on garde espoir, non ? Qu'on... Qu'on gagne. Il faut qu'on gagne. On n'a pas fait tout ça pour rien... On... On a pas sacrifié tout ça pour qu'on finisse...
Comme les cadavres qu'ils étaient en train de piétiner pour accéder aux pics rocheux... Mais ça, Seth ne le dirait pas. Il continua simplement, la voix quasiment brisée sous l'épuisement et tout le reste.
- Alors c'est la maladie qui nous tuera ?
- Des maladies qu'on a nous même crée.
Répliqua-t-il, mauvais.
- Non. Non ! Je veux dire... Ce qu'il s'est passé au Nigeria, ce qu'il s'est passé au Texas... ça peut pas être comme ça qu'on finit... Il... Il faut qu'il y ai la paix.
- Tu as rejoint l'armée pour faire la paix ? Ou la guerre ?
Seth en resta bouche bée. Il l'ouvrit bien, plusieurs fois, même... Essayant de trouver la bonne réponse. C'était la première option, qu'il devait choisir, sans même hésiter ! Mais... Ce serait mentir. Et ce monde avait déjà bien assez de mensonges en sa possession. C'était le mensonge qui avait poussé à ce genre de désastres naturels.
- C'est bien ce que je pensais. On bandait tous à l'idée de porter l'uniforme, brandir les armes... Sans même savoir les conséquences que ça engendrait. Ben regarde bien, Seth.
Jay s'arrêta brusquement, en face de Seth, cachant ainsi l'astre ardent de sa massive carrure, ce qui lui permit de déplisser ses paupières, avant de continuer, les sourcils froncés, de la sueur perlant sur les côtés de son visage, non protégés par le masque à gaz.
- On les vit, les conséquences. ça... C'est de notre faute. Reste à savoir si quelqu'un restera debout à la fin, pour assumer.
Il se retourna pour continuer et finit en grognant.
- Même si je pense que ce ne sera le cas de personne.
Il s'apprêta à poser un pied en avant pour reprendre son chemin quand Seth minauda.
- On rentrera ? À la maison ?
Jay resta un instant immobile, surement lourdement peiné vis-à-vis de cette question, lui qui avait tant laissé derrière lui... Mais c'était un mensonge qui sortit de sa bouche.
- J'espère.
Un mensonge, en effet. Le capitaine Jimson Carter était un homme pragmatique, qui savait faire tout ce qu'il fallait pour ses troupes... Mais mentir ? ça, c'était un truc que Shayne était plus doué. Le mensonge au dépourvu des dommages collatéraux.
Et c'était le pire. Seth aurait tout donné pour retourner trois années en arrière, quand ils étaient encore au Nigeria... Parce que même si c'était désastreux, même s'il était persuadé qu'il allait y mourir... Il y avait toujours un moyen pour lui de rentrer. Il y avait toujours cette petite pensée en tête, celle qui le faisait continuer : qu'il allait pouvoir rentrer. Qu'à la fin de la journée, il se poserait dans sa tente, sa tête sur son oreiller... Que son Texas chéri l'attendait, au retour.
Sauf que là... Des hommes comme Jay, perdaient espoir... Et n'en avaient plus à donner aux subordonnés.
Plus rien à donner, puisqu'il n'en avait même plus pour lui.
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