chapitre 64 : nos fils
SHAYNE
Le nez enfoui dans ses mille et un dossiers, Shayne arpentait le couloir du centre de formation sans vraiment regarder où il allait. Il était tellement concentré qu'il remarqua à peine une petite fille aux cheveux touffus, assise seule sur un banc, battant ses jambes habillés d'un collant rose fuchsia. Il finit par revenir sur ses pas et fronça les sourcils, en refermant ses dossiers.
- Tu es perdue, petite ?
- Je ne suis pas petite ! J'ai neuf ans et demi !
- Oh, pardon, ça fait toute la différence.
La fillette remonta le bout de son nez vers le plafond, boudeuse. Shayne en rit, amusé. Il se tint aux scratchs de son atèle, tendit la jambe et s'assit à ses côtés, exténué, faisant exprès de prendre toute la place.
- Tu attends ton père ?
- Sexiste !
- Pardon ?
- Pourquoi j'attendrais forcément un homme ? Juste parce qu'on est dans une base militaire ?
Shayne entre-ouvrit la bouche, confus, cherchant les mots adéquats pour répondre à cette attaque si soudaine.
Mais pour la première fois de sa vie : il était à sec. Aucun sarcasme, aucune ironie ne lui vint à l'esprit. Il venait de se faire clouer par une gamine de neuf ans, là où des plus grands n'avaient pas réussi.
Voyant ça, la fillette arbora un tel sourire satisfait qu'il ornait son visage d'une oreille à l'autre.
- J'attends ma mère.
- Ah.
- J'aimerai attendre mon père, mais il n'a pas voulu de moi.
- Ah !
- Alors j'ai décidé que je ne marierai jamais.
Shayne laissa glisser ses jambes en face de lui pour s'allonger sur son siège et marmonna entre ses dents serrées.
- Très bonne décision. Les hommes, c'est tous des c... Des cas particuliers.
- Tu as dit un gros mot !
- Pas du tout.
Alors qu'il était en train de cacher le bout de son nez cramoisi dans le col de son uniforme, la fillette tendit la main, comme si elle voulait quelque chose de lui.
- Quoi ?
- Quand maman dit un gros mot, elle me donne un dollar. Alors donne un dollar.
- Tu te fous de moi ?
- Ça fera deux dollars.
- Je vais crever avant de me faire opérer...
D'un geste frustré, Shayne se releva un peu sur son siège et sortit son portefeuille de sa poche afin d'en sortir deux billets. Espiègle, la fillette tendit la main pour les attraper, mais il haussa le bras avant qu'elle n'en ait le temps.
- Je peux au moins savoir avec qui je fais du business ?
- Je m'appelle Keyah.
- Et bien tu es très dure en affaires, Keyah.
Elle saisit les deux dollars et se les enfouit dans la poche de laquelle en retour, en sortit un bonbon qu'elle tendit à Shayne.
- C'est un remède anti-gros mots.
- Si ma mère m'aurait donné un bonbon à chaque fois que j'en disais, je serais mort du diabète à l'âge de trois ans et demi.
Il l'accepta quand même et laissa l'horrible sensation acidulée lui anesthésier le palais. La dénommée Keyah glissa jusqu'à lui et laissa ses jambes pendre dans le vide, se cramponnant sur le petit banc tout en faisant claquer son bonbon contre son palais.
- Elle est où ta maman aujourd'hui ?
- Hm. Pas là.
- Tu aimerais qu'elle soit là ?
- Oh non.
- Pourquoi ?
- Parce qu'elle devrait vivre tout ce qu'on vit.
Une grosse boule lui serra la gorge. Il rangea ses jambes derrière lui et laissa son genou tressauter nerveusement au rythme du palpitement acharné de son cœur. Un petit bib bib se fit de son poignet, signe qu'il devait se calmer, pour le bien de son cerveau. Voyant ça, Keyah cessa de balancer ses jambes. Son petit regard insouciant et pourtant défiant se mua dans la douceur et elle posa sa main sur le bras de Shayne.
- Dis... Je peux te poser une question ?
- Vas-y.
- Est-ce que... Est-ce qu'on va tous mourir ?
Comme un électrochoc, le lieutenant-colonel retira ses mains de son visage et en fronça le nez.
- Tu veux dire quoi par là ?
- Ma maman veut pas qu'on en parle mais... On commence à faire des exercices à l'école. En cas de... D'attaque ? Et l'autre jour, on... Il y avait un des stores un peu cassé et les rayons rouges de la... Du truc dans le ciel, ils ont envahi la pièce... Maman dit que tout va bien et oui, à la fin, on a tous reprit les cours, sauf que j'ai vraiment eu peur... Alors... On va mourir, hein ?
Shayne aurait voulu mentir. Sarah disait toujours qu'il fallait mentir aux gamins. C'était d'ailleurs comme ça qu'elle avait enfin réussi à persuader Neil d'enfin téter. Mais bon, si son fils avait réussi à percevoir les vices de sa propre mère, à lui à présent de ne pas s'engager sur le même chemin. Il se redressa un peu de son banc, se noua à nouveau sa veste d'uniforme et pressa amicalement son épaule contre celle de Keyah et son minois effaré.
- Je n'en sais rien. Je sais juste que... Ça ne va pas vraiment fort de notre côté, mais pas non plus de l'autre.
- C'est qui qui gagne ?
Tant d'insouciance.
- Pas nous. Pas eux. Personne.
- Il faut bien quelqu'un ?
- L'avenir nous le dira. Mais je te promets, Keyah... On fera tout ce qu'on peut pour vous protéger en premier.
- Ma maman ne va pas mourir, hein ? Hein ?
- Je suis sûre que non. Si tu la décris aussi forte... Qui sait, c'est peut-être la Captain Marvel de notre génération ?
- Keyah !
Shayne et la fillette se redressèrent à la voix alarmée qui perturba leur conversation et ce n'était autre que Nawy qui trottina à travers les autres militaires pour les rejoindre. Essoufflée et quelque peu paniquée, l'officière tenait en une main ses cheveux aux boucles brésiliennes et dans l'autre le restant de ses dossiers. Quand elle arriva à leur hauteur, elle se plia légèrement en deux pour récupérer son souffle avant de minauder.
- Keyah, ma chérie, je te cherchais partout !
- J'étais juste là, avec mon nouvel ami !
La fillette aux collants roses vint enrouler son bras autour de celui de Shayne qui la releva comme une branche de bois.
- Je suis désolée si elle vous... T'as gêné.
- Gêné ? Si c'est pas un petit de presque un an qui crie plus fort qu'une alarme nucléaire, moi, personne me gêne.
Nawy ne comprit pas, mais elle était quand même rassurée. Elle serra sa fille contre sa jambe et assura son doux sourire à Shayne qui reprenait ses affaires.
- Merci, en tout cas, je...
- Toi !
Une autre intervention. Même Nawy en était surprise. Shayne jeta un regard circulaire sur le couloir quand tout d'un coup, il aperçut personne d'autre que le colonel Novak, alias le père de son ancien protégé, Mikolaï.
L'homme était dans un piètre état. Ses cheveux raides d'habitude collés à son crâne par une tonne de gel, virevoltaient à présent sur son front telles des loques désespérées. Ses prunelles bleutées étaient enfoncées dans des orbites rougies aux pupilles rétrécis au point de l'invisible. Son uniforme était débraillé et l'un des pans de sa chemise balbutiait sur sa ceinture. Sans parler de son allure... On aurait dit un taureau qui chargeait. Instinctivement, Shayne se plaça devant Keyah et Nawy, les protégeant du mieux qu'il le pouvait contre ce doit menaçant que brandissait le colonel.
- Toi ! Espèce de fils de pute ! Je vais t'arracher ton autre œil !
- Colonel Novak, vous devriez partir...
Shayne avait à peine posé la dernière syllabe de sa phrase que l'homme furibond sauta sur lui, l'attrapa férocement par le col de l'uniforme et le cogna si violemment contre le mur qu'il en eut le souffle court.
Mais ce n'était pas la colère qui défigura son expression... Non... C'était la pire douleur du monde... Ce genre de douleur qui coupait le souffle et arrachait l'envie de vivre.
- T'as tué mon gamin ! T'as tué mon gamin !!
- Colonel Novak, reculez, s'il vous plaît !
Alors que Nawy battait son dilemme entre défendre sa fille apeurée et essayer de décoller l'homme qui maîtrisait Shayne, celui-ci essaya de comprendre.
De quoi il parlait ? De quoi il parlait ?!
Il posa ses mains sur les siennes afin d'essayer de se défaire, mais l'officier le maintenait bien férocement. Ses prunelles bleues s'embuèrent de larmes et il se mit à vociférer entre ses dents serrées au max.
- Mon gamin, mon fils, mon fils a été buté, putain ! C'est ta faute, c'est ta faute ! Je t'avais dit de rester à l'écart de lui ! C'est toi le meurtrier !
À ce moment-là, la sécurité débarqua et arracha l'homme de Shayne, toujours en choc. Il avait fallu de trois hommes pour mettre l'endeuillé à genoux et le tirer dehors. Tout le monde s'était arrêté sous les chahuts et un silence pesant s'installa dans le couloir. Silence qui accentuait les cris désespérés du père qui mélangeait insultes à pleurs.
Quand la porte se ferma, tout le monde se tourna vers Shayne. Nawy tendit la main, l'inquiétude illuminant son visage chocolaté.
- Tu... Tu vas bien ?
- Ouais. Ouais.
Bredouillant, l'officier fouilla son portefeuille, en sortit le plus gros billet qui s'y trouvait et le tendit à la petite Keyah.
- Tiens. Pour tous les gros mots.
- Mais...
Trop tard. Shayne se dépêcha de partir, à la vitesse que lui accordait sa jambe encore un peu cassée. Il fallait vite sortir avant que le monde ne découvre que même de ses yeux, les larmes pouvaient couler.
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