chapitre 49 : le système est pourri

SHAYNE

Souffrir. Voilà quelque chose de très subjectif. Qu'est-ce que c'était la souffrance ? À quelle échelle pouvait-on souffrir ? Et pourquoi se cogner le petit orteil dans le coin de la table un dimanche matin après avoir fait tomber le dentifrice de sa brosse à dents restait quand même la seule et pire chose qui pouvait arriver ? Même pour Shayne, même pour quelqu'un qui avait subi les pires horreurs du monde... ça restait la pire chose du monde.

Tout comme l'était les discours philosophiques sur la souffrance qu'il entendait depuis le bout du couloir de l'hôpital, réservé aux consultations pour les vétérans en lice d'intégrer les soins payés par l'État.

Un bel amas de conneries, voilà ce que c'était.

La définition de la douleur, c'était simple : c'est chiant, ça reste et ça te bouleverse la vie. Voilà. Rien d'autre à dire.

Shayne souffla avec force, jusqu'à en faire voleter les mèches de ses cheveux brun caramel qui lui jonchaient le front et fit balancer ses jambes dans le vide. Il avait, en effet, enfin pris rendez-vous chez un neurologue pour son anévrisme. Il s'était inquiété quand il avait remarqué qu'avoir Neil comme fils, c'était exactement comme avoir fait dégoupiller une grenade.

Oui, il venait de comparer son fils à une arme mortelle.

Mais, c'était justifié, une nuit, son fils avait crié tellement fort qu'une violente migraine avait failli le faire tomber. Alors oui, il n'était plus question d'attendre et il avait pris un rendez-vous. Donc en résumé, le voilà qui était assis seul dans la salle de consultations du docteur Brain, oui, c'était bien le nom de son neurologue, en train de s'impatienter. Il gratta autour de la marque qu'avait laissé l'aiguille pour sa prise de sang, d'un geste nerveux et se laissa allonger sur le lit de consultations.

À peine ceci fait, le docteur Brain revint, son calepin de résultats et des scanners entre les bras.

Bah merde, il aurait dû s'allonger plus tôt... Le docteur ferma la porte derrière lui et vint glisser ses scanners cérébraux sur le tableau, tout en allumant la lumière.

- Lieutenant-Colonel Carter ! Je vous croyais une légende, votre femme m'a beauco...

- Ex-femme.

Répliqua Shayne sèchement, ce qui cloua le bec de l'homme aux lunettes rondes. Celui-ci se reconcentra sur les analyses qu'il avait encore sous le bras.

- Hm. Bien, dans ce cas... J'ai ici vos analyses et tout me paraît en ordre, à part un taux de cholestérol bien trop haut... Vous mangez équilibré ?

Les occasionnels commandes de nouilles Chinoises et fastfood qu'il laissait sur le bord de son bureau, c'était très équilibré, non ? Shayne passa une main nerveuse dans ses cheveux et marmonna entre ses dents serrés.

- Moui... Je ferai des efforts.

- Hormis ça, comme je l'ai dit, vous êtes en ordre... Maintenant, passons au sujet qui nous intéresse... Votre anévrisme.

Les deux hommes se tournèrent vers les scanners affichés et le docteur en souffla, les mains posées sur ses hanches.

- Votre dossier m'indique qu'on vous l'avait déjà diagnostiqué.

- Hm hm. Il y a bientôt quatre ans.

- D'accord... Donc on vous a quand même expliqué que cet anévrisme, surtout là où il se situe, est un danger ?

- Yep. On m'a dit ça. On m'a dit que c'était délicat du coup, j'ai laissé tomber.

- Pourquoi ?

- Parce qu'il n'y avait rien à faire.

- Lieutenant-Colonel Carter... Il y a une différence entre opération à risque et inopérable.

Un violent frisson s'empara de Shayne qui commença à voir l'étendue de sa connerie. Il se redressa donc un peu mieux de sa position assise et demande, le front froncé sous l'inquiétude. 

- Vous êtes en train de me dire que maintenant... C'est inopérable ?

Le docteur Brain arracha le scanner de la table lumineuse pour le remettre dans sa pochette et vint s'asseoir derrière son bureau tout en indiquant la place vide devant lui. Une fois que Shayne y prit place, il s'expliqua, ses mains bien croisées sur le plan de son bureau rangé.

- Non, je ne suis pas en train de vous dire ça. Il est vrai que si on avait opéré à l'époque, les chances de votre survie seraient... Considérablement plus supérieurs, mais rien n'est encore définitif.

- De combien de pourcent ? J'ai besoin de savoir... J'ai un fils.

Le docteur reposa ses yeux sur les résultats et après une rapide inspection, il lui annonça.

- Je dirai entre quarante et quarante-cinq pour cent de chances que vous surviviez à l'opération.

Shayne souffla jusqu'à s'en faire éclater les joues et redressa ses yeux au plafond.

- C'est moins que la moitié...

- Je sais que ce chiffre est plutôt affolant, cependant nous avons parmi les meilleurs neuraux-chirurgiens dans notre équipe. Des docteurs qui ont réussi à faire survivre des cas inespérés.

- J'ai combien de temps sans l'opération ?

Le visage du docteur se décomposa, malgré son professionnalisme et Shayne sut que ça n'annonçait rien de bon.

- Un an, tout au plus.

- Un an ?! 

- Comprenez bien que votre cas est plutôt urgent. La zone de votre cerveau touchée est celle de...

- Je sais, je sais.

Enfin, non, il ne savait pas, il n'y connaissait rien dans tous ces mots complexes que Sarah pouvait déblayer dans une conversation comme si c'était de simples "bonjour, comment allez-vous"... Mais il savait suffisamment pour savoir que le cerveau, il ne fallait pas déconner avec. Chaque neurone, chaque zone était un vrai mystère et un cauchemar médical.

- Et... Vous pensez pouvoir opérer quand ?

- Le plus tôt possible. Je peux vous booker un bloc d'ici la fin de la semaine. Chaque jour qui passe peut avoir un impact signifiant sur les chances de survie. Sans parler de votre hygiène de vie qui l'accompagne.

Qui était plus que mauvaise.

Shayne réfléchit un instant, mais ce fut très vite. Même si la peur le paralysait presque, quelque chose qui était rare pourtant, il n'allait pas se laisser submerger ici. Il redressa donc sa tête vers le docteur qui souriait avec compassion et dit avec détermination. 

- C'est bon. Faites-le alors.

- Bien. Nous allons juste n...

Un petit tock-tock se fit sur la porte fermée de la salle de consultations et une femme en tailleur noir, haute sur des talons de seize centimètres facile, rentra.

- Oups ! Je n'ai pas vu que vous étiez en consultation docteur Brain... Je peux revenir plus tard.

- Faites vite, de quoi s'agit-il ?

La femme sourit à Shayne avant de se rapprocher d'un pas rapide du bureau en tendant au docteur quelques feuilles.

- C'est la réponse du retour de l'assurance de l'association des Vétérans, pour le Lieutenant-Colonel Carter.

- Ah, vous tombez à pic, le voilà justement avec nous.

La femme reporta son regard sur Shayne qui lui fit un petit geste de la main en guise de bonjour, mais son sourire avait disparu. À la place, il n'y avait qu'un visage blême sur lequel la culpabilité se voyait comme son gros nez au milieu du visage.

- Quoi, qu'est-ce qu'il  y a ?

Et voilà que le docteur avait le même visage. Agacé, Shayne lui arracha les feuilles des mains et parcourra vite fait son œil valide sur les formules de politesse et autres conneries. Enfin, la première chose qui le percuta, c'est le grand tampon rouge au milieu des lignes qui indiquait "refusé". Mot qu'il répéta.

- Refusé ? Comment ça, refusé ? Le VA est obligé de me prendre, c'est une blessure de guerre !

- Voilà une situation délicate... Lieutenant-Colonel Carter, au nom de toute l'association des vétérans, nous vous implorons notre pardon pour...

- Non, non, je m'en tape que vous avez appris les beaux mots de ma lettre par cœur, expliquez-moi avec vos mots à vous, ce que c'est que ces conneries !

Son ton véhément résonna à travers la pièce qui sentait le malaise à plein nez. La femme, en apparence jeune, se dandina d'un pied à un autre et obéit.

- Et bien, nous avons fait un rapide inspection sur votre blessure, l'origine de votre anévrisme et nous n'avons vu nulle part un quelconque report dans un rendu de guerre. Aucun dossier, aucun rapport... Nous ne pouvons donc prendre en charge les opérations liées à votre anévrisme cérébral.

Shayne tourna la tête vers le docteur qui baissa la sienne, gênée. Non, mais, un tel cauchemar ne pouvait être possible... Il se leva de sa chaise et à présent qu'il dépassa la jeune femme de quelques têtes, malgré ses talons, il grogna.

- Vous croyez sincèrement que hasardeusement, à peine que j'ai posé le pied sur le territoire Texans après une mission désastreuse au Nigeria, je tombe d'un anévrisme non lié au combat ?

- Lieutenant-Colonel Carter, ce n'est pas indiqué dans les dossiers, nous ne pouvons être sûrs que...

- Évidemment que je n'ai pas pensé à faire inscrire toutes les horreurs que j'ai eu après les combats ! J'ai dû annoncer à des centaines de familles, de moi-même que leurs proches étaient morts ! Vous croyez qu'entre temps j'ai eu le temps de m'asseoir pour le faire ?!

- C'est le règlement. Je regrette.

Sous la colère et la frustration, Shayne balança le pot de crayons du bureau du docteur sur le mur et la jeune femme en sursauta, balbutiante.

- C... Calmez-vous ou j'appelle la sécurité !

Il pointa son doigt sur elle et siffla, l'œil fou.

- Vous avez choisi le mauvais métier pour être appréciée...

***

Shayne signa sa décharge de sortie avec tellement de haine que son crayon manqua plusieurs fois de déchirer la feuille. Un autre homme, de la même colère que lui, demanda avec véhémence sa décharge à l'infirmière, tout en se tenant le bas du dos. Shayne lui jeta un regard en coin de l'œil et demanda entre ses dents.

- Il vous est arrivé quoi, vous ?

- Dix ans de service, dix ans dans l'évacuation des cadavres des débris des champs de bataille et le VA ne veut pas prendre en charge mes soins de dos...

Le pauvre semblait vraiment souffrir, qui plus est...

- Quelle connerie...

- Et vous ?

- Ils essayent de me persuader que l'obus qui m'a fait perdre la vue de mon œil droit et provoqué un anévrisme cérébral, n'est que le fruit de la vie courante et que je ne me suis pas fait ça sur le front. 

Il rendit le crayon cassé en deux à l'infirmière qui le regarda, surprise. Il posa une main sur l'épaule de l'homme qui lâcha le même juron qu'il avait sorti pour son cas et sortit de l'hôpital tout en sifflant.

- Tout ça, c'est que des putains de conneries...

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