Chapitre 100 : les merveilles de la fin du monde

- Il va falloir qu'on continue à pied, à partir d'ici.

La voix de Shayne couvrit à peine les klaxons virulents des autres voitures avec lesquels ils étaient enfermés sur la route. Lui et Nala avaient tout juste quitté la maison qu'ils se retrouvèrent emprisonnés dans leur fugue. Victimes de leur propre démence.

Nala, clouée sur le siège passager, prit néanmoins le temps de prendre une grande inspiration avant de déloger ses doigts de leur emprise.

Ne réfléchis jamais. Respire et agis.

Tandis que les mots que lui avaient jadis dit Jay, au détour d'une séance de tir, résonnaient dans ses oreilles, elle se retourna brusquement vers les enfants derrière. Si Neil était endormi dans son siège auto, une tétine en bouche, Bonnie, elle, pleurait silencieusement.

Et voir les larmes de sa fille se déverser secrètement sur ses joues, les lèvres tremblantes...

Il n'y avait rien au monde qui la poussait plus à réagir.

Elle redressa donc le regard vers Shayne, toujours en train de maudire ceux qui bouchonnaient en face d'eux et posa sa main sur son avant-bras.

- On sort. On laisse tout.

- Attends, ça va peut-être...

- Non, coupa-t-elle, on n'a pas le temps, tu as raison. On continue à pied. On prend ce qui est urgent et nécessaire et on se casse.

Shayne leva d'abord le bout de son nez vers le panneau de la sortie d'autoroute menant au centre-ville de Dallas. Nala se pencha un peu plus sur Bonnie pour la détacher, quand soudain, elle se vit à nouveau basculer dans son siège.

- Qu'est-ce que tu fais ?

- J'ai une idée.

Le lieutenant-colonel déchu tourna suffisamment le volant pour obliquer brusquement et, après avoir coupé la route à une voiture qui essayait de les doubler, emprunta la sortie. Paniquée, Nala mugit :

- Tu veux qu'on retourne en ville ?! Mais c'est pire que Bagdad, là-bas !

- Et depuis quand est-ce que cette ville te fait peur ? Prépare les flingues.

- Mais je...

- Prépare les putains de flingues, Nala !

Sans hésiter un instant de plus, comme propulsée dans un laps de temps où elle suivait aveuglément chacun de ses ordres, elle tendit à nouveau la main vers l'arrière pour attraper les boîtiers.

Mais les rues étaient bondées et même s'il faisait nuit, ils se retrouvèrent rapidement aveuglés par le début d'incendie qui ravageaient les immeubles.

- OK, je connais un chemin à partir d'ici qui va nous mener directement à notre destination. L'autoroute est condamné, mais on va y arriver. T'es prête ?

En guise de réponse, la jeune femme lui tendit l'un des caissons d'arme auquel il attacha une sangle avant de le basculer sur son dos. Il se munit aussi d'un sac pourvu de bouteilles d'eau, d'un Glock qu'il glissa à l'arrière de son pantalon cargo troué sur un genou et ordonna à Nala de s'emparer du reste.

Mais quand il ouvrit la porte de la voiture...

L'odeur incandescente d'un feu létal qui ravageait le centre ville fit hoqueter la jeune femme qui en grimaça sous le coup.

Il était loin, le moment où elle avait senti cette odeur, pour la première fois...

Celle de la guerre. Celle de la fin.

Celle où il n'y aurait plus jamais de début.

Cependant, les secondes étaient trop importantes et elle en perdait déjà bien trop à retrouver son esprit.

Elle aussi, s'arma donc, et se pencha à nouveau en arrière pour défaire Bonnie. Shayne ouvrit la porte de Neil, s'enveloppa le torse déjà pourvu d'un gilet par-balle, d'une écharpe qui traîna sur le sol avant d'y glisser son fils.

Avec ses cheveux encore trop courts, les veines de ses tempes saillaient à la lueur des flammes qui étouffaient les rues.

Mais pas le temps pour ça, non plus.

Nala gémit lorsqu'elle dut abandonner la plupart de leurs affairres qu'ils n'allaient pas pouvoir emporter, mais se réconforter avec la vaste idée qu'au moins ; ils avaient leurs armes, ainsi que des provisions.

Bonnie cria, lorsque des passants empressés se mirent à hurler, suite à un effondrement d'une tour, mais Nala la rattrapa à temps.

- Tu ne me lâches pas, d'accord ? Jamais.

La fillette hoqueta, mais fit oui de la tête.

Elle s'agenouilla pour qu'elle puisse grimper sur son dos et rugit férocement quand ses genoux grincèrent sous le poids.

Elle avait connu cette lourdeur.

C'était la seule qui ne l'écrasait pas, dans ce monde.

Elle avait senti cette odeur.

C'était celle de la mort dont elle n'avait pas peur.

Il fallait avancer, maintenant.

Ça s'arrête ici.

Shayne s'était figé à ses côtés, bloquant son maigre passage avec sa carrure de géant. De ses yeux glaciaux, il fusillait du regard les vastes flammes qui faisaient mourir le ciel déjà nocturne au-dessus de leur têtes, comme s'il allait pouvoir les éteindre.

Peut-être qu'il avait ce pouvoir.

Il en avait des milliers. Alors pourquoi pas celui-là ?

- OK. Alors écoute-moi bien.

Shayne enfila des gants noirs avant de poser ses paumes sur les épaules de la jeune femme, rivant ce même regard dans le sien afin de grogner :

- On n'arrête pas. D'accord ? On avance. Peu importe quoi. Peu importe qui. On est ce qui compte. On n'a pas le temps d'aider les autres.

Les propos du lieutenant-colonel furent brusquement coupés, lorsqu'une explosion lointaine fit à nouveau soulever une vague de cris.

Bonnie frétilla dans son dos, mais Nala lui implora de rester accrochée.

- Ne me lâche jamais. répéta-t-elle.

- Fais en autant de ma main, Nala. Je t'en supplie.

Sans protester, la jeune femme glissa ses doigts dans les siens et commença à marcher rapidement sur le boulevard.

Courir n'était pas compliqué.

Avancer, ne l'était pas.

Les gestes étaient simples.

Plier le genou. Lever le pied. Poser l'autre.

Mais cela voulait dire qu'il ne fallait pas regarder en arrière.

Leurs vies.

Parsemées d'embûches, elles l'ont été.

La Mort avait toujours été une grande copine.

À présent, elle régnait en maître.

Inéluctable.

Nala ouvrit la bouche pour éviter de priver ses poumons d'oxygène et grinça lorsque de la cendre venait se déposer sur le carmin de ses lèvres.

Pas le temps pour le reste.

Pas le temps pour les souvenirs.

Juste le temps d'abandonner le goût de la vie.

La survie n'allait pas durer.

On pourra dire qu'ils avaient gagné.

Ou perdu.

De magnifiques idées sur lesquelles on préférerait se reposer, plutôt que de voir l'échec les gagner.

Nala se surprit même à aimer le bruit assourdissant autour d'elle, tandis qu'elle courra, toujours en tenant la main de Shayne.

Ainsi, il pouvait étouffer ses idées.

Celles qui faisaient embrouiller sa vision de larmes qui n'avaient pas le droit de tomber.

Pas devant Shayne.

Pas devant sa fille.

Pas alors qu'une nouvelle vie se formait dans son ventre.

Alors elle risqua un regard en arrière.

De la suie. De la ruine. De la mort.

Et un autre point. Plus petit.

Elle reprit sa course.

Puis, regarda à nouveau en arrière.

Le point s'était agrandi.

- Nala, dépêche-toi ! hurla Shayne en forçant la pression dans leurs paumes jointes.

Le point avait une forme, maintenant.

- Attends...

- Qu'est-ce que j'avais dit, bordel ?! Nala, merde !

Non.

Non.

Non.

Se pouvait-il... ?

À bout de souffle, elle se figea nette.

Mais le point avait disparu dans la foule.

Non.

Non.

Non.

Le cœur évanoui quelque part dans les vastes voutes de sa cage thoracique, Nala fit descendre Bonnie de son dos et lui indiqua son oncle.

- Tu suis Shayne, d'accord ? Je vous retrouverai.

- Maman !

- Nala, qu'est-ce que tu fous ?! s'égosilla-t-il, ses yeux bleus grandement écarquillés.

- Je vous retrouverai ! se répéta-t-elle en leur laissant sa réserve d'eau. Continuez à avancer ! Je saurai toujours où vous êtes !

- Nala ! Reviens !

- Avance, Shayne... C'est toi-même qui l'a dit. On n'a pas le temps. Tu te rappelles ?

On n'a pas le temps.

Elle leur tourna le dos.

Malgré les cris. Malgré la protestation. Malgré les pleurs.

Comme un saumon, presque rouée de coups de coude, elle se fraya un passage dans le courant, perdant ainsi sa famille de vue.

De la neige décupla son tourbillon depuis le ciel.

Non. De la cendre.

Alors pourquoi est-ce qu'elle avait aussi froid à leur contact ?

Tant pis.

Elle sentait les bleus la recouvrir. Les articulations s'entrechoquer alors que, telle Alice et ce foutu lapin, elle partait à la recherche de ce fameux point.

Je le sais. Je le sens.

En criant presque, elle réussit à se frayer un passage...

Et à retrouver cette vision.

Oui.

Elle avait bien une forme.

Un pantalon cargo qui avait jadis été blanc, mais qui à présent, était gris, moucheté de suie et de pourpre, déchiré de part et d'autres.

La pointé d'un fusil de Sniper dépassait d'une épaule.

Ses bras dépassaient d'un t-shirt qui avait connu de meilleurs jours.

Cette vision était une forme.

Et cette forme était humaine.

Peut-être le dernier sur Terre encore, a avoir appelé son âme, comme si cette moitié lui avait manqué.

Oui.

Suffoquant sous l'exaspération, la frustration et la distance qui ne cessait de s'agrandir, Nala hurla. Du haut de ses poumons, elle insulta tous ceux qui la projetaient à nouveau en arrière en essayant de passer. Si ce n'étaient que quelques centimètres, c'était déjà bien trop.

Vingt, cinq, ou même un seul centimètre... C'était ce qu'elle ne pouvait pas se permettre.

- Jay...

Énoncer le nom de l'homme paraissait bien trop ridicule.

Pourtant, la jeune femme s'accrocha à son prénom, comme à son acharnement à vouloir passer.

Et il finit par lui-même avancer.

Jusqu'à présent figé sur place, il enjamba les débris, le goudron troué et les obstacles restants.

À la vie.

À la mort.

Épuisée, Nala haleta. Sanglota, peut-être même.

Personne ne pourra jamais le dire. Car un fracas dans le ciel fit impacter un déluge cendré sur la foule en panique.

Elle continuait. Se heurtait. Criait. Se débatait.

Et il en fit autant...

Jusqu'à ce que cinq pas les séparèrent.

Cinq pas.

Alors Nala sut que ce n'était pas qu'un songe. Qu'il était bien en face d'elle. Qu'il était vivant, à en juger les battements de son cœur qui firent enfler les veines sous sa peau et rebondir son torse.

Alors tout devint silencieux.

Il n'y avait pas de crise. Pas de crépitement de flammes. Pas de métallurgie des tours qui cédaient sous la chaleur.

Tout devint flou.

Il n'y avait pas de cendres. Pas de ruines. Pas de foule.

Il y avait Nala, néanmoins.

Il y avait Jay.

Il y avait eux.

Parce qu'aimer Jay, c'était comme traverser une autoroute, pieds nus. La peur viscérale quand une voiture à pleine vitesse fonçait dans sa direction, mais qu'il ne la heurtait pas.

L'assurance traitresse qui l'emplissait, une fraction de seconde avant de quand même se faire renverser par un camion.

Mais aussi la déception quand elle réussissait à traverser et qu'elle se retrouvait saine et sauve de l'autre côté.

Un cercle vicieux entre la crainte et le désespoir.

C'était se faire mal, mais vouloir pleurer.

C'était admirer la cicatrisation des plaies et idolâtrer les marques.

Parce qu'elle avait comme seul souvenir de lui, sa peau fragmentée.

Et plus rien d'autre.

Enfin, il avança d'un pas. Coupant la totalité en quatre. Puis trois.

Puis deux.

Jusqu'à ce que Nala puisse sentir son souffle excédé caresser son front... Mais surtout ces yeux, qu'elle avait rencontré la première fois il y a bien longtemps, remplis de flammes dansantes.

Et ce n'était pas juste un reflet.

Il entre-ouvrit les lèvres et sa voix résonna enfin :

- Nala.

Sourde.

Incandescente.

Tonnante.

Nala le voyait. De ses propres yeux.

Nala l'entendait. De ses propres oreilles.

Alors Nala chuchota, de sa propre bouche :

- Jay.


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Le dernier chapitre prend fin ici. On se retrouve demain, même heure, pour l'épilogue. Je sais, ça aurait du etre aujourd'hui, mais j'ai eu beaucoup de mal...

Enfin, c'est la. Après quatre mois.

Je vous dit a demain pour la fin officielle... N'hésitez pas a lacjer un vote et votre avis en commentaire !

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