Chapitre 4 - Défaite

C'était un carnage. Les hommes dévalaient la pente pour se jeter sur l'ennemi sans hésitation. Les épées des uns tintaient contre les masses d'armes des autres. Les boucliers s'entrechoquaient dans un bruit cinglant. Chaque coup était précédé d'un cri sauvage, mais était également suivi d'un hurlement de douleur. Les hennissements des chevaux blessés se mélangeaient aux derniers râles des hommes tombés à terre. Le tumulte créé brouillait les ordres donnés par les commandants. À chaque guerrier au sol, un autre arrivait pour prendre sa place. Et les actes se répétaient.

Des flèches traversaient le ciel bleu et, comme une pluie mortelle, s'abattaient sur les hommes, sans distinction. Peu à peu, le champ devenait une mêlée de sang, de transpiration, de membres tranchés, de têtes décapitées. Une odeur nauséabonde s'élevait des corps écrasés, mais elle n'empêchait pas les combats de se prolonger. Au contraire, elle semblait encourager les hommes, animés par un plaisir de mutiler l'adversaire pour certains et par un désir de vengeance pour d'autres, témoins de la mort de leurs camarades. Ils étaient recouverts de la même substance bordeaux visqueuse, comme s'ils étaient peints d'une seule et même couleur. Les éclaboussures sur les corps inertes étaient les dernières touches du tableau.

Dressé fièrement sur son destrier blanc, Grey regardait, les yeux plissés, ses guerriers faire face à ces barbares. L'agilité de ses soldats leur permettait de résister face à la force presque inhumaine des Jìivlés, mais il savait qu'elle n'était pas suffisante pour les faire reculer. Les hommes restés en retrait derrière lui s'impatientaient et le pressaient de donner l'ordre de rejoindre les premières lignes, mais le général restait muet. Les mains crispées sur les rennes, son cœur battait à rompre sa cage thoracique. Des milliers de fourmis semblaient remonter le long de ses jambes le rappelant qu'il était resté immobile bien trop longtemps. Une force obscure l'exhortait de dégainer son épée. Mais il n'était pas encore temps. Il lui fallait être patient.

De l'autre côté, Ajìl parcourait le champ, tranchant la tête des ennemis osant s'aventurer près de lui. Sa voix rauque l'accompagnait dans chacun de ses mouvements, encourageant ses hommes à donner leur corps pour la victoire. Il paraissait imprudent de joindre le cœur de la bataille, mais ce n'était pas son genre d'attendre patiemment, à regarder ses soldats seuls au front. Après tout, puisqu'il était à la tête de l'armée, ne devait-il pas montrer l'exemple ?

Une corne se fit entendre.

La mélodie produite par l'instrument se répercutait dans tout le champ, arrêtant momentanément les combats. Elle annonçait l'arrivée des Melhaff. Les voilà enfin. Un grand sourire se dessina sur le visage de Grey. De sa position, il ne distinguait que la silhouette d'Ajìl, et ne la quittait pas du regard. Il ne pouvait alors pas voir ce dernier esquisser un sourire en coin.

— C'est à nous ! hurla le général en brandissant son épée.

Dans un dernier cri d'encouragement, il donna un coup de talon contre le flanc de son destrier qui s'élança pour rejoindre les autres guerriers. Il était aussitôt suivi du reste de l'armée. Les combats avaient repris de plus belle. À nouveau, des têtes roulèrent, des corps tombèrent, du sang gicla. Grey se maintenait fermement sur la selle. Son regard était figé sur une seule personne. Ajìl, le prince de Jìivlés. Il le lui fallait, au mieux, vivant, sinon, sa tête empalée sur son épée.

Il voyait la victoire devant lui. Il la sentait déjà. Mais sa vision, portée sur l'ennemi, changea rapidement pour le ciel. La chute était lourde et l'avait envoyé rouler sur quelques mètres. Elle avait été causée par trois flèches fichées contre le canon d'arrière-bras. Une vive douleur traversa son épaule droite due au brusque contact contre le sol. Malgré l'absence de poids sur le dos, le cheval poursuivait sa route au galop. Abasourdi, le général se redressa tant bien que mal. Ces flèches venaient de la gauche, c'était des flèches melhaff. L'incompréhension se lisait sur son visage lorsqu'il tourna la tête vers la direction des renforts. Ses hommes ne faisaient pas seulement face aux Jìivlés. Ils étaient également assaillis par les Melhaff.

« Le roi Idran nous a trahis par le passé ». Les paroles de Raya résonnaient dans sa tête alors qu'il repoussait les plus téméraires des Jìivlés osant s'approcher. Des grognements sauvages s'échappaient de sa gueule à chaque coup. Tel un animal, il se jetait sur chacun des hommes basanés.

« Vous ne comprenez pas » avait-il répondu. Serrant les dents de rage, ignorant les blessures que lui infligeaient ses adversaires, Grey continuait d'avancer. Ils avaient été trahis. Leur honneur avait été traîné dans la boue par un misérable homme sans morale. Il ne supportait pas ce sentiment. Tout son être saignait, ce n'était plus seulement son corps. Cette victoire tant espérée semblait le prendre de haut, frétillant dans toute sa splendeur face à sa vulnérabilité.

Son épée fut, à cet instant, parée par un bouclier semblant apparaître de nulle part. Le choc des deux métaux le fit reculer, le bras droit tremblant légèrement. La chute lui avait fait plus de dégâts qu'il ne le pensait. Son regard haineux se posa sur cet homme qui s'était mis en travers de son chemin. Il était bien audacieux de le défier. Quelle ne fut sa surprise lorsqu'il vit une femme dressée devant lui. Elle portait une collerette en bronze qui recouvrait le haut de son torse, pardessus une cotte de maille, reliée à des brassards en cuir. Ses jambes étaient dissimulées sous des cuirasses lamellaires lui arrivant jusqu'aux genoux et des bottes en toile de lin recouvertes d'une couche de cuir en écailles. Dans sa main droite, elle tenait le bouclier qui l'avait arrêté, et dans la gauche, un glaive plutôt long au pommeau incrusté de joyaux.

Il savait que chez les Jìivlés, les femmes, si elles en avaient les moyens, pouvaient également rejoindre l'armée. Mais elles étaient rares. De toute sa vie, il n'en avait vu qu'une dizaine, et aucune d'elle n'avait survécu. Levant ses yeux vers sa tête, il fut surpris de constater qu'elle avait le teint plutôt pâle. Or les Jìivlés avaient le teint bronzé. Elle était alors de Melhaff. Avant qu'il ne pût l'attaquer, elle prit la parole.

— Rendez-vous, général.

Un rire jaune se fraya un chemin du fond de sa gorge sèche.

— Me rendre ? Jamais, cracha-t-il avec haine. Vous n'êtes que des traîtres !

— "Traîtres" ? s'enquit-elle en arquant un sourcil. Nous avons pourtant toujours été ennemis, général, l'auriez-vous oublié ?

— N'essaie pas de prétendre le contraire, Melhaff ! Vociféra Grey avant de se jeter sur la jeune femme.

Prenant appui sur sa jambe droite, elle para de nouveau le coup avec son bouclier. Elle concentra son poids dans les pieds et repoussa avec force l'ennemi au sol. La tâche avait été facilitée par l'épuisement du général. Ce dernier avait basculé vers l'arrière, mais se pressa de se redresser. Il ne pouvait se permettre de baisser sa garde. À cet instant, il remarqua le cercle qui s'était formé autour de lui. Les soldats jìivlés et melhaff se tenaient côte à côte, leurs regards braqués sur sa personne. Il comprit alors qu'il était le seul ouldì vivant.

— Général. Ne me faites pas répéter.

Il ne prit pas en compte l'avertissement de la jeune femme et s'élança à nouveau. Cette fois, son épée ne rencontra pas le métal du bouclier, mais celui du glaive. Lâchant un grognement, il prit l'arme à deux mains et usa du peu d'énergie qui lui restait pour glisser la lame de la guerrière vers le sol. Cependant, trop lent en raison de ses blessures, il n'eut pas le temps de se redresser qu'elle était déjà de retour en position avec le glaive pointé vers le haut. Alors qu'il brandissait son épée pour lui porter un énième coup, il tomba vers l'avant, dans un cri de douleur, sous le regard surpris de la femme. Derrière lui se tenait un soldat melhaff, un espadon dans les mains. Un sourire de triomphe étirait ses lèvres.

— Que viens-tu de faire ! rugit-elle.

Elle fit deux grands pas et attrapa le soldat par le col de sa cotte de maille.

— Qui t'as permis de le toucher ?!

— Je... je pensais vous aider, balbutia le jeune soldat.

— Imbécile ! grinça-t-elle avant de le jeter sur le côté.

Elle se tourna vers l'audience, avant d'aboyer :

— Le prince Ajìl s'empare actuellement de Front-5, que faites-vous encore là ?!

Sous la voix tonitruante de la jeune femme, les soldats se dispersèrent pour prendre le chemin de la ville d'Ouldì.

— Dame Jovia, que fait-on de lui ? demanda un de ses hommes en pointant le général du doigt.

— Gardez-le en vie, lui répondit-elle simplement.

Hochant la tête, le guerrier fit signe d'un mouvement de la main. De longues perches en bois polis avec des filets à l'extrémité apparurent. C'étaient des outils utilisés pendant la chasse pour maintenir le gibier lorsqu'il était encore en vie. Mais à ce moment-là, ils n'étaient pas d'une grande utilité. Grey était inconscient.

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