Chapitre 2 - Traquenard
L'écho de pieds nus contre le parquet en marbre blanc résonnait dans tout le couloir. Le soleil était couché, et pourtant les rideaux qui ornaient les baies vitrées, longeant le mur de droite, étaient soigneusement attachés de part et d'autre. Si quelques bougeoirs étaient disposés tout au long du mur gauche, ils faisaient pâle figure face à l'éclairage de la lune. Cette dernière faisait apparaître l'ombre d'un homme d'une grande carrure, avec des cheveux volumineux ramenés en une queue de cheval basse. Ce n'était autre qu'Ajìl, l'héritier du Royaume de Jìivlés.
Aisément reconnaissable par les nombreux piercings qui recouvraient son visage, Ajìl Jové était largement connu dans le royaume pour sa collection de femmes. Il les aimait opulentes, avec de la chair à saisir entre les doigts, que cela dépassât des fins tissus qui leur servaient de parure. Elles devaient avoir des formes bien marquées pour pouvoir entrer dans son harem, sans pour autant tomber dans l'engraissement démesuré. Cette attirance s'expliquait par sa propre corpulence. Étant loin d'être maigre, Ajìl préférait comme partenaire une femme qui l'égalait.
Si tout le peuple lui collait cette réputation au front, ce n'était pas le cas au sein du Conseil des ministres. Entre les murs du palais, aux côtés de son père, il était reconnu pour ses stratégies, aussi bien militaires qu'économiques. Sans ses pertinentes remarques au cours des rassemblements d'urgence, la frontière aurait été repoussée, il y a longtemps, à l'avantage des Ouldì.
Il était tard et demain une grande bataille l'attendait. Le prince aurait dû être couché il y a bien longtemps. Mais le voilà, vêtu d'une tunique blanche à manches étroites au niveau des épaules mais plissées autour des poignets, et d'un simple pantalon retroussé jusqu'aux genoux. Il n'avait pas pris la peine de porter des bottes et n'avait même pas considéré l'idée de nouer les lacets de son col, laissant ainsi le haut de son torse visible à la vue de tous. La chaleur de l'été envahissait à petits pas le royaume, mais trop rapidement au goût d'Ajìl.
Le sommeil pouvait attendre, il avait une excellente nouvelle à annoncer et elle ne pouvait être repoussée au lendemain. Au fond du couloir, deux grandes portes en bois massif se dressaient. Il les ouvrit, sans effort, dans un grand fracas, surprenant la jeune femme à l'intérieur.
— Jovia ! s'écria-t-il, le sourire dans la voix.
Assise au bord de la fenêtre, une jeune femme contemplait le ciel étoilé. Une longue chemise de nuit bleue épousait parfaitement ses formes. Sous la lueur de la lune, elle apparaissait délicate. Ses cheveux châtains, habituellement noués en un chignon serré au-dessus de la nuque, étaient détachés et tombaient en cascade jusqu'aux hanches.
Jovia était une orpheline qu'Ajìl avait recueillie alors qu'il fuguait du château, âgé de seulement dix ans. Lorsqu'il l'avait découverte, il l'avait pensée beaucoup plus jeune que lui. Son apparence chétive la rajeunissait considérablement. Ce n'était qu'une fois soignée par les prêtres de la Cour que son vrai âge avait été dévoilé : elle était son aînée de trois mois. Sa présence au château avait soulevé de vives réactions au sein du Conseil. Ils estimaient que la prise en charge de la petite fille allait pousser les vagabonds à quémander la charité du roi. Mais contre toute attente, Jové IV avait décidé de l'élever aux côtés de son fils.
Ajìl l'avait traitée comme un partenaire de jeux, comme cet ami qu'il avait toujours espéré avoir. C'était alors sans surprise qu'elle avait insisté pour suivre les cours de combat du jeune prince. Au fil des années, elle s'était faite une réputation de guerrière et avait même obtenu la charge de deux sections de l'armée. Aux yeux de ses hommes, elle n'était pas qu'une femme. Elle avait une stature qui égalait celle de n'importe quel guerrier. Et grâce aux enseignements reçus, elle pouvait rivaliser avec le prince lors des duels au corps à corps. Si les ministres s'étaient opposés à la décision du roi au départ, il était évident que la présence de la jeune femme n'était plus contestée au sein du royaume. Depuis ce jour, Jovia avait juré loyauté auprès de Jové IV.
Elle se redressa légèrement, mais ne bougea pas de sa place. Comme si les journées passées à ses côtés n'étaient pas suffisantes, le prince aimait lui rendre visite la nuit, de temps à autre. Au départ, c'était pour continuer leurs jeux d'enfant. Puis petit à petit, c'était devenu leur moment, où ils pouvaient se parler tranquillement, sans que personne ne pût les juger.
— Ajìl, le salua-t-elle en retour.
Le prince s'affala sur la méridienne capitonnée, installée au centre de la salle, avant d'étendre ses jambes sur la table basse.
— Tu ne devrais pas poser tes pieds sur la table. Et tu ne portes même pas de bottes, constata-t-elle en esquissant un léger sourire.
— Oui oui j'sais, dit-il sans pour autant ôter ses pieds du mouchoir blanc sur lequel ils étaient posés. On va gagner cet'bataille. On va les mettre à terre et ce s'ra la première victoire d'une longue liste !
— Tu es bien sûr de toi.
Un petit rire s'échappa de la gorge d'Ajìl. Il paraissait arrogant dans sa manière d'être, de parler, de répondre à ses interlocuteurs. Mais Jovia savait que ce n'était pas des paroles en l'air. Ce n'était pas de la simple insolence.
— Tu t'souviens d'la visite d'Idran, y'a quelques semaines ? Même qu'le vieux s'est entretenu avec en privé.
— Le roi de Melhaff ? Oui, je m'en souviens.
— En fait, il était venu nous proposer une alliance secrète.
— Une alliance secrète ? Pourquoi ?
— Parc'que c'est un sadique. Il va s'allier aux Ouldì et leur faire croire qu'il leur apportera un soutien militaire. Donc ces Ouldì croient qu'ils s'ront rejoints par les Melhaff, demain, alors qu'ils s'ront de not'côté.
La jeune femme descendit du bord de la fenêtre et rejoignit Ajìl sur la méridienne avant de replier ses jambes vers la gauche. Les sourcils légèrement froncés, elle regardait les fruits posés sur la table basse, perplexe.
— Je ne comprends pas. Le roi de Melhaff est le père du roi d'Ouldì, pourquoi est-ce qu'il s'en prendrait à son royaume d'origine ? demanda-t-elle.
Elle n'attendait pas vraiment de réponse. Ajìl assistait rarement aux cours d'Histoire, notamment lorsque cela concernait les royaumes voisins. Il n'y voyait pas d'intérêt puisque ces royaumes allaient finir par être absorbés par les Jìivlés. Leur histoire serait alors celle de son royaume. Et à sa surprise, Ajìl était plutôt bien informé :
— Heh, c'est hilarant, Idran les hait tous et veut les abattre, un par un. Tout ça parce qu'l'vieux Ouldì a choisi son p'tit fils com' successeur. Il est jaloux d'son propre fils, tu t'rends compte ! Au point où il a même essayé d'l'tuer. Après, j'le comprends hein, j'aurais franchement la haine si mon vieux m'choisissait pas, mais j'pense pas que j'irai jusqu'à tuer ma propre progéniture.
— Comment es-tu au courant de tout ça ? s'étonna-t-elle.
— C'est le vieux qui m'l'a dit. J'avoue que j'l'ai un peu forcé.
— Oh... Je vois, fit-elle en hochant la tête.
— À sa place, j'm'en serais pris au vieux, reprit-il avant de prendre une grappe de raisins.
— Et pourquoi ? Ça n'aurait rien résolu. Il n'aurait pas été roi et Lex VII l'aurait détesté.
— Nah. Lex était encore jeune quand Idran avait tenté d'l'empoisonner, c'pour ça qu'il l'a pardonné aussi facilement.
Après une brève réflexion, un raisin suspendu devant ses lèvres entrouvertes, il ajouta:
— En vrai, si Idran s'en était pris à son vieux, il s'rait alors d'venu l'unique figure paternelle du p'tit. Et là, même s'il n'avait pas l'trône, Lex VII aurait été entièrement sous son emprise !
Les lèvres de Jovia formaient un petit sourire. L'entendre parler ainsi lui rappelait leur adolescence, où il venait se plaindre du dédain des ministres face à ses propositions. Et chaque fois qu'il lui en parlait, il arrivait à la convaincre du bien-fondé de ses idées. Le silence qui s'était installé était brisé par les craquements des pépins sous les dents d'Ajìl. Il jeta un coup d'oeil vers Jovia. D'ordinaire, elle l'aurait déjà félicité pour avoir trouvé une solution aussi parfaite, puis aurait continué la conversation sur un autre sujet. Elle se serait plainte par exemple de certains soldats qui n'auraient pas exécuté correctement ses ordres ou encore de ses cheveux qu'elle n'avait pas le droit de couper.
— Tu penses encore à c'qu'a dit le vieux, soupira Ajìl en écartant les bras sur le chevet de la méridienne. On en a d'jà parlé, c'pas un sacrifice. J'ai accepté, personne m'a forcé, même pas l'vieux.
— Mais tu ne m'aimes pas ! s'écria-t-elle en posant les pieds à terre. Enfin, moi non plus, je te considère comme mon frère. Mais je veux que tu épouses quelqu'un que ton cœur aura choisi.
Elle savait pourquoi il avait accepté la proposition de Jové IV. Depuis son passage à l'âge adulte, les prétendants se faisaient de plus en plus nombreux. Elle n'avait aucun titre duquel ces hommes pourraient tirer profit, mais elle était traitée comme un membre de la royauté et avait une grande influence au sein du château. Or une fois mariée, elle ne pourrait plus se permettre de continuer ses occupations au sein de l'armée. Sa tâche première serait d'enfanter un héritier. En revanche, si elle épousait Ajìl, rien ne changerait si ce n'était une plus grande implication dans les affaires du royaume.
— J'sais pas si t'es au courant, mais vu le caractère du vieux j'doute qu'il m'laissera épouser qui j'veux.
— Et moi je suis certaine qu'il acceptera si tu lui proposes quelqu'un. Que dis-tu de Dame Zyan ? Ce n'est pas n'importe qui, mais ta favorite.
— Nah, y'a que son corps qui m'intéresse. Et j'te ferai remarquer qu'elle n'connaît pas la vie politique. Elle a passé sa vie dans les appartements privés.
Il soupira longuement avant de se tourner complètement vers Jovia.
— J't'assure que même si c'n'est pas par amour, cette union nous s'ra bénéfique. J'aurai toujours mes femmes, et toi, autant d'hommes que tu veux. Et t'auras même pas besoin d'me pondre un gosse.
— Tu vois, tu fais des sacrifices ! s'exaspéra-t-elle en se redressant de la méridienne, les mains en l'air. Et imagine le scandale qu'il y aura ! Je vois déjà les titres racoleurs ! « La reine serait stérile ? » « La reine se moque de ses obligations royales » « La reine, une femme à hommes ! »
— Eh, calme-toi, tenta-t-il en lui prenant les poignets.
La jeune femme se dégagea d'un geste souple, emportant légèrement Ajìl dans le mouvement. Il avait oublié qu'elle n'était plus la fragile petite fille de ses souvenirs. Se cognant le tibia contre la table basse dans le même temps, il lâcha un juron avant de s'asseoir à nouveau sur le canapé, la jambe pliée vers le corps.
— Jovia, souffla-t-il doucement. J'laisserai personne s'en prendre à toi. J'te soutiendrai toujours. Et j'sais que t'es parfaite pour l'rôle. Je n'veux personne d'autre que toi à mes côtés.
Alors qu'elle lui tournait le dos, il pouvait deviner qu'elle hésitait. Les petits tremblements dans sa jambe droite la trahissaient toujours. Elle finit par lui faire face, les mains froissant sa tunique.
— Alors, promets-moi d'annuler le mariage ou, s'il a eu lieu, de le rompre, dès que tu as trouvé celle qui te fait tourner la tête !
— Ça n'va pas être possible, mais s'tu veux, grogna le prince en haussant les épaules.
— Sois sérieux un peu Ajìl ! s'impatienta la jeune femme.
— Mais j'le suis ! Jovia, tu t'rends compte que c'que tu viens de dire s'appelle la répudiation ?
— Je veux juste ton bien, murmura-t-elle, la tête baissée.
Ajìl s'approcha de la jeune femme en glissant sur la méridienne. Il était venu pour passer un bon moment, discuter de potentielles stratégies pour le lendemain, mais le voilà à essayer de convaincre son amie que l'épouser serait la meilleure chose à faire. Ce qu'elle était têtue. Il se leva du canapé et attrapa son visage, manquant de l'éborgner avec le pouce.
— Écoute, j't'le promets, d'accord ? Et j'trouverai une solution pour cet'répudiation et à n'importe quel problème.
Elle le fixait. Ses yeux verts semblaient chercher dans les siens, noirs ébènes, la sincérité de ses paroles. Elle savait pourtant qu'il ne lui mentirait jamais, mais elle savait également qu'il ferait tout pour la protéger. Il irait jusqu'à mettre son propre bonheur en danger.
— Et puis, tu crois vraiment que j'vais m'trouver quelqu'un pendant cette guerre ?
Il réussit à lui arracher un petit rire. C'était doux et cela la changeait tellement de cette voix grave et autoritaire qu'elle prenait devant les soldats. Il savait qu'elle se forçait souvent à paraître plus sévère, plus impitoyable qu'elle ne l'était réellement parce qu'elle avait grandi à ses côtés. Elle estimait qu'elle devait se montrer à la hauteur de sa réputation. Mais au fond, il savait qu'elle n'était pas faite pour ce monde de barbares où la guerre faisait rage, où les hommes s'entre-tuaient pour un bout de territoire. Il ne comptait plus le nombre de nuits qu'elle avait passées dans cette petite pièce sinistre, derrière sa chambre, sans fenêtre et aux murs peints en noir. C'était un petit espace où elle devait s'asseoir à même le sol, recroquevillée sur elle-même, comme pour remonter le temps et retourner dans le ventre de sa mère.
— Merci, Ajìl...
— Trois fois rien, lâcha-t-il en souriant.
Ah, s'il savait.
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